La vie après la mort (III)
Mourir en Belgique
Nicolas Muret prit un air penaud et un peu buté, comme lorsqu’il était enfant. Je suis allé chercher l’enveloppe qui lui était adressée. Quand je suis revenu, ils étaient silencieux. L’ambiance était tendue. Nicolas a pris l’enveloppe, m’a dit merci machinalement et a ajouté qu’il voulait la lire étant seul. Il a quitté la pièce.
– Excuse-le, plaida Anne-Lou. Je ne m’attendais pas à ce que sa peine fasse renaître de vieilles rancunes. Mais il y a plein de choses que tu ignores de Maman. Elle n’avait pas toujours raison. Elle pouvait être sauvage, concentrée sur un but, oubliant tout le reste. Même Papa. Même Nicolas.
– Tu as une façon un peu bizarre de le consoler, observa Alexandre.
Il fit dériver la conversation sur l’intendance. La famille arriva. Il fallait organiser le convoi pour le surlendemain. Les visites se succédèrent. Nicolas avait resurgi et restait à moins de trois mètres de sa sœur comme si c’était sa seule alliée dans un monde hostile. Tard dans la soirée, Nicolas Muret lança soudain:
– Je me demande pourquoi elle n’est pas morte en Belgique.
– Eh bien, répondit sa sœur, parce qu’elle voulait mourir ici.
– Ce n’est pas ça, s’impatienta-t-il. En Belgique, la loi autorise l’euthanasie dans le cas de Maman. On ne m’ôtera pas de la tête qu’on n’a pas le droit de faire ça comme ça.
– Je pense que tu as raison, dis-je. Je savais, pour votre loi. Nous en avions même parlé. Sans évoquer son cas particulier.
– Elle en parle, dans sa lettre, reprit Anne-Lou. Elle dit qu’elle ne sait pas si cette loi est la solution. Il faut passer comme un examen et c’est une décision si intime. Elle dit qu’un soir où elle sera épuisée, totalement, elle forcera la dose. Elle. Maman.
– Tu n’as été qu’un instrument, en somme, souligna Nicolas
– J’ai fait comme elle a voulu, dis-je. Mais elle voulait peut-être que j’insiste? Que j’argumente? Que je la contredise? Que je fasse semblant de n’avoir pas compris?
Mais cela ne s’était pas passé de la sorte et le vendredi 23 août 2002, une colonne de véhicules suivant un corbillard quitta la Terre-Adélie en direction d’Andelot-en-Montagne. Beaucoup d’habitants du village, quelques collègues, médicaux ou politiques, quelques connaissances s’étaient rassemblés au moment du départ, vers les neuf heures du matin. J’avais l’impression qu’ils venaient saluer un départ en vacances. J’avais hâte d’être parti, d’être arrivé, de voir le cercueil descendre dans la concession descellée, de jeter une fleur dans la tombe et d’être seul. Il y aurait encore le repas et la nuit à l’hôtel, puis le retour, qui vers la Belgique, qui vers le Gard.
Je me sentais absent, en pilotage automatique, littéralement, comme un automate. Où était l’erreur? Si je n’avais vraiment été qu’un instrument? Si la définition d’Anne-Lou – sa mère tendue vers un but sans autre préoccupation – était exacte? Mon geste me torturait. Non, je n’y avais pas été forcé. Un jour, je le dirais; un jour, je le revendiquerais.