Chapitre douze : bleu, blanc, rouge (2/5)

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Deuxième épisode : la gifle

Vers quinze heures, l’après-midi même qui suivit cette discussion, tandis qu’il finissait de régler la température de son fourneau, Dubois vit des hommes arriver sur la place. Ils disposèrent au sol une collection de madriers de bois, qu’ils assemblèrent en une sorte d’estrade. Un jeune tâcheron qui ne parlait que l’espagnol passa à ce moment par la salle de restaurant. « Patibulo » lâcha-t-il en manipulant son seau d’eau avec application.

– « Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Dubois à Joseph.
– J’ai pas compris répondit le petit garçon. C’était de l’espagnol, je crois, le type, il vient de Cordoue. C’est monsieur Dejazet qui me l’a dit. Il doit apporter de l’eau aux maçons. Je peux aller demander, si tu veux.
– C’est ça, va demander. Et puis moi, pendant ce temps-là, je vais terminer mon pâté. Tout est fait. Il me reste à cuire. J’espère que Saint-Maur nous foutra la paix mais j’ai bon espoir. Je maîtrise l’usage du fourneau, maintenant.
– T’as mis quoi dedans ? Le cochon de Monsieur Pujols ?
– Non, cela je vais le faire pour les ouvriers. Dejazet a demandé à Saint-Maur et Lantrac de l’aide pour se fournir en viandes. Il a eu tout ce qu’il voulait, alors on ne va pas lui faire goûter le cochon des Mahonnais, tu penses ! Alors j’ai préparé une farce à base de veau, de pigeon et de poulet, avec des pistaches ; j’y mettrai du bouillon de madère pour la gelée… C’est une préparation que je faisais souvent quand j’étais en service à Paris. C’est un secret ! Allez maintenant, yallah ! file !
– Tout de suite, sidi ! dit Joseph dans un éclat de rire.


Joseph partit en cavalant sur ses deux petites jambes. Dubois revint à son ouvrage. Il vérifia que la température du four était à la bonne température et enfourna sa pièce. C’était une terrine qui devait avoisiner les trois kilos. « Un chef d’œuvre » avait dit Dubois en la montrant à Payeulle. Il ne restait plus qu’à veiller au grain durant les deux heures de cuisson.

Ceci fait, Dubois alla traîner à la fenêtre, comme il est toujours pratique quand on a du temps à tuer. Des ouvriers finissaient d’amener du bois et de le disposer au sol, selon les indications du charpentier en chef. Il y avait pas mal de spectateurs alentours, dont Saint-Maur qui faisait les cent pas. Un coup d’œil au pâté plus tard, Dubois voyait déjà s’élever un plancher placé à deux mètres de hauteur, auquel on accédait par un escalier de belle largeur ; à mi-cuisson, Payeulle, qui venait d’émerger de sa sieste et de le rejoindre, lui déclara qu’il s’agissait d’un échafaud, si bien que lorsque Joseph revint avec la même information, il put lui répondre dans un soupir résigné qu’il le savait déjà.

Une discussion s’ensuivit. Payeulle en savait pas mal sur le programme. La vue de Saint-Maur à proximité de l’échafaud lui fournit l’occasion de le détailler. « Évidemment, le barbier n’est jamais loin de son rasoir, lâcha-t-il, c’est un grand jour pour lui, demain… »


Les deux hommes détournèrent leurs regards des sinistres préparatifs. « On ne peut rien y faire » avait conclu Payeulle. Seul le petit Joseph manifestait son enthousiasme, ce qui provoqua une moue chez Dubois.

Depuis leur rencontre, Joseph ne lâchait pas Dubois d’une semelle. Il y avait un accord entre eux : le gamin servait de garçon de courses, de traducteur, de gazettier, de petite main. En contrepartie, Dubois lui donnait un quart de sa paye (quand le directeur s’était ému de la générosité de Dubois, celui-ci avait répondu qu’il n’avait pas besoin d’argent. « Et puis je l’aime bien, moi, ce gamin. II est loyal, débrouillard, il connaît tout le monde »), le nourrissait, l’abreuvait, le vêtait de frusques plus présentables… et répondait à ses innombrables questions.

Cependant, le maître n’étant jamais loin du protecteur, Dubois ne se contentait pas d’aider Joseph comme il le pouvait : il exerçait une autorité constante sur le gamin. mais Joseph, né dans la dèche et la débrouille, ne l’entendait pas de cette oreille.

« Non, je ne veux pas. Ce n’est pas un spectacle. J’y ai assisté une fois…
– Tu vois, tu dis que ce n’est pas un spectacle mais tu l’as déjà vu, toi !
– Joseph, il n’en est pas question. J’ai besoin de toi demain après-midi, nous allons pêcher !
– Je sais pas nager, je mont’ra pas sur le navire. De toutes façons, moi, je vas rentrer à Bab-Azoun !
– Joseph, je t’ordonne !
– T’es personne, tu peux pas ordonner ! C’est monsieur Pujols qui décide ! Et lui, il va dire oui. J’ai le droit. J’ai dix ans. Il y en a des qui sont plus petits et qui verreront.
– Joseph ! Tu m’agaces ! Quand je te dis quelque chose, tu le fais. Et demain, nous irons pêcher !
– T’es personne, je fais qu’est-ce que je veux ! »

Dubois arma la main et, au terme d’une brusque rotation du poignet, souffleta Joseph. Le gamin porta la main sur la joue douloureuse, éclata en sanglots et partit en courant.

Chapitre douze : bleu, blanc, rouge (1/5)

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Premier épisode : de quelle justice ?

Quatorze heures allait bientôt sonner à l’horloge de la Djenina…

Dubois soupira. La veille, dans l’appartement qu’ils occupaient désormais, Payeulle, affalé dans le canapé rose qui les avaient tant fait rire, lui avait détaillé la suite : dans quelques instants, selon la détestable habitude qu’il avait prise depuis l’ouverture du café, Monsieur Bretesche de Saint-Maur, Procureur-général, apparaitrait sur le seuil du palais de la Djénina. Il jetterait un œil à gauche un œil à droite et traverserait la place à pas pressés, suivi par les deux soldats qui lui faisaient escorte en permanence, en direction du Grand Hôtel. Il entrerait par le vestibule et, de sa voix de stentor, s’exclamerait : « ah, nous voici de retour en France ! ». Puis, Dejazet arriverait (Payeulle l’entendait déjà passer la pommade) et l’accompagnerait dans son installation…

De fait. Dubois, qui pouvait en plus des observations de Payeulle compter sur la curiosité de Joseph, avait très vite également constaté que monsieur de Saint-Maur était réglé comme du papier à musique. Logeant à quelques pas, le procureur-général arrivait à la Djénina vers neuf heures et y traitait ses dossiers ; à onze, l’officier d’ordonnance mis à sa disposition lui faisait porter une collation, qu’il partageait parfois avec l’un ou l’autre invité ; une bouteille de champagne plus tard, il décidait de prendre ses quartiers de l’après-midi au café du Grand Hôtel. S’il avait trop abusé de la bouteille, il pouvait s’assoupir presque instantanément sur la banquette de velours brodé, les yeux mi-clos, tenant à la main un libelle sans intérêt visible. Cependant – et c’était ce que tout le monde craignait – il pouvait aussi lui prendre la fantaisie de contrôler pour la vingtième fois fois les travaux en cours. Le verbe ralenti, il parcourait alors tous les espaces en travaux, en s’extasiant du génie des architectes ou de la qualité des matériaux choisis. Ceci lui permettait, en contrepoint, de critiquer la lenteur de l’entreprise ou la paresse des travailleurs.


Ce jour-là, les choses se passèrent un peu différemment. Saint-Maur ne sortit pas seul de la Djénina, mais accompagné par Benjamin Zafrani. Les deux hommes étaient en grande discussion. Zafrani semblait poursuivre le Procureur-général, qui marchait à grandes enjambées vers l’hôtel. Dubois entendit entrer les deux hommes, toujours en train de converser.

 » … ne serait-ce pas un déshonneur pour la Justice et un grand péril pour la concorde entre les communautés, je vous le demande ?
– Vous me le demandez sans cesse et cette question vous honore, mon cher ami. Cela relève aussi de mes préoccupations. Toutefois je crains de ne pas partager vos craintes. Le procès s’est tenu. Nous y avons vu un accusé justement traité, interrogé, convaincu de sa culpabilité et qui n’a pas cillé au moment de l’annonce de sa condamnation. Mais enfin, que faudrait-il de plus pour vous rasséréner ? Cet homme a tué, M. Zafrani, il doit mourir.
– Bien sûr, bien sûr, le procès fut juste et équitable. Et chacun doit mourir… Mais ne se pourrait-il que certains devoirs d’enquête aient été bâclés ? Vous conviendrez avec moi que cela changerait tout. D’ailleurs, Monsieur le Procureur, je tiens à votre disposition un témoignage éclairant…
– Allons bon, je vous arrête tout de suite. Vous connaissez la marche de la Justice – vous la pratiquez également pour vos coreligionnaires, n’est-ce-pas ? – vous savez donc comme moi qu’il y a des étapes qui, sitôt franchies, ne se peuvent plus être mises en question. Il y a eu un temps pour l’enquête, ce temps est clos, il y a eu un temps pour le procès, ce temps est clos également. Et nous devons faire avec l’éloignement : le seul recours pour votre homme, ce serait la grâce, mais vous savez comme moi que cela est impossible, Paris est trop loin ! Il y a cette mer entre la patrie et nous !
– Mais ce monsieur Delétang, c’est un poli…
– Monsieur Delétang se pique d’être un policier moderne, je suis au courant ! Vous n’imaginez pas à quel point cette marotte freine la résolution de chaque affaire. Il faut toujours s’arrêter, considérer, peser le pour et le contre… Avec de pareilles méthodes, on finit par confondre un Callas avec un Mandrin, je vous l’affirme ! Et ceci pour reconnaître quelque temps plus tard qu’on n’est pas plus avancé, pour ne pas dire qu’on a perdu son temps et que le détail ne se dissocie plus de l’ensemble ! Votre Delétang n’a jamais arrêté que des voleurs de poules… Vous pensez bien que si les savantes supputations de M. Delétang avaient présenté le moindre intérêt, la Cour aurait procédé incontinent à leurs examens. Or, il n’en fut rien ! Et pour cause ! Non, moi aussi, je suis un partisan du progrès scientifique, mais pas n’importe lequel ! Ah, mon cher; monsieur Delétang ! Ah la bonne heure, vous entendriez ce qu’en dit M. Roche, de votre monsieur Delétang. Un admirable policier lui, et qui a le malheur d’être son supérieur direct ! Ah, vraiment, brisons-là !
– Puis au moins vous demander…
– Quoi encore, mon cher, quoi encore ?
– Les trois hommes…
– Comment cela, les trois hommes ?
– Les trois hommes… enfin, les trois hommes…
– Ah oui, les trois hommes… Vous voulez parler des fauteurs de trouble que j’ai dû ramener à l’ordre, suite à cette fâcheuse émeute…
– Pensez-vous que l’on puisse qualifier ce rassemblement d’émeute ? Il ne s’est rien passé…
– Ah décidément, mon cher, il reste de l’oriental en vous ! Ce besoin de jouer avec les mots ! C’est pourtant très simple. Lorsqu’une foule se masse, conspuant la Justice et menaçant les forces chargées de faire régner l’ordre, c’est déjà le visage de la sédition. Un homme ferme se doit de réagir fermement à ce défi, sous peine de voir l’autorité suprême jetée au ruisseau. Si nous n’avions pas fait donner les gendarmes, si nous avions pas placé ces dangereux contestataires sous écrou, c’est sans nul doute quinze à vingt corps que nous aurions ramassés, sans compter les dégâts à la chose publique. Vraiment, monsieur Zafrani, souhaitiez-vous voir notre Alger à feu et à sang ? Allons, bon sang, du cran, de la fermeté, de la poigne ! Il faut appliquer les lois sans faillir, que cet exemple serve ! Et nous ferons bientôt de notre préfecture la plus grande ville d’Afrique, vivifiée par le sang neuf de nos colons, fécondée par le génie de nos négociants et industriels, protégée par notre glorieuse armée . Et ce jour-là, mon cher, je vous en fiche mon billet, nous verrons tous les indigènes venir nous remercier de n’avoir pas faibli dans les temps initiaux ! Enfin, de toutes façons, ce n’est plus mon propos : des affaires pressantes m’attendent, et certaines à régler avec vous, mon très cher ami, ne m’a-t-on pas dit que… »

Sur ces mots, Saint-Maur ouvrit la porte du grand café et invita Zafrani à l’y suivre. Dubois, qui s’était tenu caché derrière la porte entrebâillée durant toute la discussion, se retourna et constata que Payeulle s’était rapproché de lui. Lui aussi ne devait pas avoir perdu une parole de ce que s’étaient dit les deux notables.

Chapitre douze : bleu, blanc, rouge (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur Constance, à Arcis-sur-Aube

Alger, le 17 juillet 1849,

Ma chère sœur,

Je profite de quelques instants de répit pour te donner de mes nouvelles. Malgré la canicule qui pèse sur la vile comme une chape de plomb, tout s’est soudain accéléré et je n’ai que très peu de temps à te consacrer.

Les derniers jours ont été si emplis d’activités diverses que je ne sais par où commencer ni comment éviter de me perdre dans mes explications. Comme je te l’ai écrit dans une précédente lettre, je suis maintenant chargé, en plus de la fonction de communard que j’ai refusé d’abandonner, de l’organisation d’un banquet qui se donnera à l’occasion de l’inauguration officielle du Grand Hôtel. Les travaux devraient être finis vers la mi-septembre et nous attendons les convives la quinzaine suivante. Il paraît que le tout-Alger sera là, car l’inauguration du Grand Hôtel coïncide avec la réunion annuelle de la Société Coloniale. Ce sont pour la plupart des compatriotes dans la place depuis assez longtemps mais il règne ici une telle effervescence depuis la création du département que des nouveaux membres s’ajoutent tous les jours. J’ai eu l’occasion, à l’occasion du bal du 14 juillet, de croiser quelques-uns de ses plus éminents membres. Tout le monde fut charmant avec moi et ne cessa de me parler du fameux banquet.

Je dois bien admettre que tout cela me fait un peu peur, tant je sens que les attentes sont hautes, mais nous avons maintenant résolu le problème principal qui était de s’approvisionner en produits de bouche de qualité. En effet, monsieur Dejazet avait beau multiplier les tentatives et varier les méthodes d’expédition, tout ce qui nous arrivait de périssable était gâté à la descente du vapeur. Quant à compter sur le marché d’Alger, on n’osait y penser : on trouve ici des légumes exotiques, une grande variété de poissons mais en ce qui concerne les viandes et les gibiers, l’offre est vraiment maigre. Cela est dû aux pratiques religieuses des indigènes (juifs et musulmans abhorrent le porc) et aux difficultés d’acclimatation des bestiaux sous un climat différent de celui de notre France.

C’est pourquoi j’ai convaincu M. Dejazet de considérer les choses sous un autre angle. Nous avons trouvé le moyen de nous faire parvenir une dizaine de porcs et une paire de bœufs depuis la métropole en nous assurant que la marchandise ne serait pas gâtée ! Comment pardi ? Eh bien cela est d’une simplicité enfantine : il suffit de les faire amener ici vivants et de les tuer sur place ! Je ne sais comment l’expliquer mais personne n’y avait pensé jusqu’à présent. Et tu sais le plus beau de l’histoire ? C’est de la lecture de ta lettre que m’est venue l’illumination, lorsque tu as évoqué les futurs transports de père !

Bref, il n’était que d’y penser : la suite ne fut plus qu’un point d’organisation. M. de Saint-Maur, qui est à la fois le procureur-général et le président de la Société coloniale, s’est enthousiasmé à l’exposé de notre projet. Grâce à ses contacts dans l’armée, nous recevrons du continent tout ce dont nous aurons besoin ! Ce premier succès en a initié d’autres, tant et si bien que nous sommes maintenant en affaires avec un marchand juif, M. Zafrani, qui pourra nous fournir des fruits du pays et quelques bêtes à plumes chassées dans les environs ; enfin les produits européens (et les bouchers, si précieux ici) nous serons fournis par M. Pujols. Malgré tout le dépit qu’avait M. Dejazet à travailler avec celui qu’il considère comme un fieffé coquin, il a bien fallu se rendre à l’évidence : la communauté mahonnaise qu’il dirige produit les meilleurs primeurs de la place. Il y a tout un peuple de jardiniers qui campe juste derrière les remparts, en un lieu nommé Bab-Azoun, où se mêlent nouvelles constructions et carrés potagers. Alger est décidément une ville pleine de ressources (…)