Chapitre neuf : Comme un premier printemps

D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 3 mars 1849,

Ma chère sœur,

Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.

Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.

Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.

Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.

Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux aller où bon me semble et dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.

Comme tu vois, je vais bien.

J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !

J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.

Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.

Fraternellement, ton frère Hippolyte.

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger à Dejazet. Celui-ci prit la missive et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. »

Puis il se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet sourit à Dubois, qui le lui rendit : ils s’étaient compris. Le tutoiement n’y changerait rien et n’était affaire que d’apparence. Les deux hommes savaient déjà que leur complicité effacerait en privé leur différence de rang. Depuis leur première rencontre, les deux hommes faisaient entre eux assaut de délicatesse et d’attention. Il n’y avait rien d’affecté ou de caché dans leur posture. Même si un processus de séduction était à l’œuvre, rien à gagner ou à attendre : tout était gratuit, tout était aussi à perdre – de la pure amitié, en somme. De fait, la confiance chaleureuse qui liait les deux hommes se renforçait à chaque contact. Hippolyte pensait que Dejazet avait dû lui aussi se sentir bien isolé et cette pensée le rapprocha encore de lui, qui, bien qu’étant détenu au milieu d’une foule fraternelle, avait ressenti toute la détresse d’une solitude imposée. Rien n’était encore loin, malgré le dépaysement ; il sentait encore la douleur de l’impuissance, de l’humiliation, du manque d’intimité. (Zélie occupait la plupart de ses pensées libres. Il lui venait tout à coup des colères. Alors il serrait les poings, arrondissait les épaules, prenait sa respiration ; il refrénait une envie de crier et s’occupait des autres.)

« C’est à La Marine, c’est cela ?
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. Il reste des Arabes mais il y aussi des Français, tout le monde s’y retrouve, c’est très cosmopolite. Il y a beaucoup d’établissements. Il s’y construit beaucoup de nouveaux immeubles… C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte. Il a disparu il y a quelques mois…
– Disparu ?
– C’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime. On ne sait comment il a fait mais il s’est évadé deux jours plus tard, si fait qu’on n’a pas su le fin mot de l’histoire. Monsieur de Saint-Maur était hors de lui, paraît-il. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, allons-y de ce pas ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».

Les deux hommes sortirent de l’hôtel vers les huit heures du matin. Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à les mettre en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les unes aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet qui leur donnait du monsieur expliqua à Dubois que c’étaient des hommes qui avaient travaillé à Versailles qu’on avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages.

Les deux hommes sortirent et traversèrent la place d’un pas rapide pour rejoindre l’embouchure de la rue de la Marine, qui amorçait la descente vers le port. Beaucoup de monde arpentait les rues et Dubois reconnut le même sentiment d’étrangeté qui l’avait saisi à son arrivée. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.

Dubois, lui, regardait tout le monde. Sans se l’avouer, il espérait croiser le regard de Zélie. Avec Dejazet, il obtiendrait quelques instants de répit et d’intimité… mais ce fut en vain qu’il marcha dans les ruelles tortueuses du quartier.

On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche fut bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.

Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua fort courtoisement celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites ; la plupart vivaient encore.

Dubois ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient lentement. Ceux d’Alger étaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Ils étaient également plus fermes et anguleux, certains couverts de picots. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et acceptait dans la mort de prendre la posture figée de l’offrande au client.

Dubois tâta la chair des poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. S’ensuit une longue discussion entre Dejazet et le patron pêcheur, à laquelle il ne comprit rien. Enfin, on convint qu’on ferait livrer la marchandise au Grand Hôtel, deux heures plus tard, et l’on se mit en quête de légumes.

L’échoppe des maraîchers était située non loin de là et les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.

C’est peu dire que Dubois manquait de matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un trépied portatif auquel pendait une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Il alla quémander quelques instructions et un peu de matériel supplémentaire auprès de monsieur Flanchet, mais celui-ci se montra comme d’habitude hostile et le chassa lorsqu’il s’approcha de la cuisine.

Dubois revint bredouille à ses affaires. Il n’en prit pas ombrage pour autant car il était d’excellente humeur. Il commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon avec délice, se félicitant d’avance du succès qu’il obtiendrait. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.

Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta et comme il s’y attendait, il trouva sa préparation fade, car il n’avait pas de sel à disposition. Une nouvelle tentative auprès de monsieur Flanchet n’obtint pas plus de succès et provoqua sa colère. Dubois se fit entendre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce à quoi il n’avait pas pensé et qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port ; ce fut la source d’une demi-heure de pure liberté (et cela sauva le repas).

Dubois dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et lorsqu’il trouva son mélange équilibré, il y ajouta les pommes de terre et les haricots rouges. Une heure plus tard, le repas était prêt.

Pendant ce temps, aidé d’un soldat, Dubois avait dressé la grande table sur deux tréteaux. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.

Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, Dubois regardait son petit monde manger. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités. C’était un bon moyen d’établir un premier classement devant la trentaine d’hommes assis tous pareils, un coude posé sur la table, dans l’autre main la cuillère, qui chiquaient avidement leur repas. Hippolyte pensa à Catherine. C’était une vieille cantinière que son père avait ramené dans ses bagages de campagne et qui était restée à son service (elle faisait à manger pour ses livreurs et partageait sa couche depuis Wagram) et dont le plus grand plaisir était de servir à manger aux hommes : elle aurait apprécié le spectacle.

Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Dubois. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Pour Dubois, cela valait tous les sacrements. Il sifflota tout le reste de la journée.

Dejazet n’avait pas menti à Dubois : celui-ci était véritablement libre d’aller où bon lui semblait. Il en fut définitivement convaincu le lendemain car personne ne lui demanda des comptes lorsqu’il partit seul vers la jetée, son pot de grès à la main.

Les premiers jours, comme il couchait encore à la caserne, Dubois avait accompagné les soldats à la première activité de leur journée, qui était le bain de mer obligatoire. Sous la garde des sous-officiers, tout le monde avait dû se dévêtir et barboter dans la mer. Un vieux soldat avait expliqué qu’il s’agissait d’une activité propre à se prémunir de quelques unes des maladies terrifiantes et inconnues qui s’abattaient sur les soldats de métropole et décimaient leurs rangs bien plus que les combats dans le bled. La plupart des soldats détestaient cette occupation car ils ne savaient pas nager mais ce n’était pas le cas d’Hippolyte, qui adorait l’élément liquide et plongea la tête la première – on dut le rappeler à l’ordre pour qu’il ne s’éloignât pas trop.

Dire qu’aujourd’hui, il pouvait même se permettre quelques brasses… Il regarda un soldat sur le quai et fut bien certain qu’il ne lui prêtait que peu d’attention : il devait prendre Dubois pour un colon ordinaire. Le jeune homme se baissa et, délicatement, sortit la bête du pot dans lequel on la lui avait amenée, la veille. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. Dubois eut un peu de mal à s’en dépêtrer, considéra qu’il ne parviendrait pas à l’admirer et la remit à l’eau. Elle disparut immédiatement. Puis il se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa seconde morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.

Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision mais Dubois n’était pas certain d’avoir vu quelque chose. Il scruta avec plus d’attention mais ne distingua rien. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approcha de lui et s’assit à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Dubois.
– Le bonjour, jeune homme, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »

Dubois se sentit immédiatement agacé par cette fâcheuse entrée en matière. De quoi se mêlait cette bonne femme, sale et puante ? Pourquoi le dérangeait-il ? Mais il resta poli et se contenta de quelques oui-oui non-non pour lui signifier qu’elle gênait. La femme ne le comprit pas et continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage. Dubois subit une ou deux minutes de cet exposé, qui lui sembla durer des heures et prit congé, au motif qu’il était maintenant séché et qu’il devait retourner à l’hôtel.

« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille gitane affamée, non ?
– Oui, oui » fit Dubois, qui ne savait comment faire pour s’en débarrasser.

En fin de journée, il constata avec soulagement qu’elle n’avait pas honoré sa promesse et qu’elle ne s’était pas présentée. Tant mieux, pensa-t-il, car cette vieille bonne femme ne lui disait rien qui vaille. Au lieu de ça, une bonne journée, vraiment une bonne journée… et les ouvriers qui l’avaient convié à s’asseoir avec eux. Ah oui, vraiment une bonne journée.

En l’espace de deux semaines, Dubois fut définitivement adopté par les ouvriers, qui lui manifestèrent leur respect et leur reconnaissance de la manière subtile et presque muette dont use le petit peuple : on lui ramenait son assiette avec un hochement de tête et un sourire ; quand qu’il passait avec ses marmites, on retirait de son passage tout ce qui l’entravait ; on l’appelait le cuistot. Dubois, jamais étonné et toujours bien-voulant, trouvait cela normal sans se douter de l’effet que sa sollicitude produisait sur sa clientèle, qui découvrait avec lui les plaisirs de bouche.

Dubois était aux petits soins. Il avait fait le compte de ses ouvriers : il y avait les marbriers – ceux-là venaient du Nord, accoutumés à la viande en sauce, aux repas salés et la bière ; il y avait les maçons et les charpentiers – ceux-là venaient du Centre, qui mouillaient leur soupe avec un trait de vin ; enfin les méridionaux, Provençaux et Niçois mêlés, qui consommaient volontiers des légumes crus et des poissons. Il veilla scrupuleusement à établir une sorte de menu tournant, susceptible de satisfaire tout le monde.

À la vérité, il faut d’ailleurs concéder que seule une partie des ouvriers s’intéressait à ce qu’elle avait dans son assiette – la plupart grognaient devant la platée et eussent indifféremment avalé du plâtre ou du caviar, ne voyant dans l’acte de manger que la résolution d’un besoin physiologique. Mais ce n’était pas cette majorité silencieuse qui faisait l’opinion. En effet, il existe dans le monde ouvrier des hiérarchies tacites qui trouvent leur origine dans la fierté du tour de main, le goût du travail bien fait, le respect de l’artisanat, l’expérience accumulée, l’effacement de l’individuel dans le collectif. Aucune de ces vertus ne pouvant être feinte ou imposée, ce sont ceux qui en sont naturellement dotés qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on suit, sans aucune contrainte ni obéissance. Ceux-là sont les seigneurs qui fascinent depuis toujours les révolutionnaires petit-bourgeois, ceux-ci qui s’imaginent qu’on peut produire ce genre de pépites à la chaîne, dans un système totalitaire, où tout serait pensé et mis en place au soi-disant service des vertus civiques (et où l’on finit toujours, un jour ou l’autre, par compter les morts et les prisonniers, sacrifiés sur l’autel du grand œuvre).

La provende de Dubois semblait sans limites, Dejazet, obsédé par ses délais, ne rechignait pas à la dépense et lui avait donné un confortable budget. Bientôt, cela se sut dans Alger et, dès l’aube, des marchands de toutes origines venaient proposer directement leur camelote à l’hôtel. Quand il les croisait, Flanchet les refoulait sans ménagement, les ayant en horreur.

Pour se faire comprendre, Dubois embaucha à son service, un jeune garçon d’une dizaine d’année que tout le monde connaissait car il traînait dans les rues d’Alger depuis sa naissance. Joseph était né des amours tarifés d’une émigrée mahonnaise, morte quand il avait eu ses huit ans, et d’un type, on avait même jamais su qui c’était – mais ça devait être un Suisse ou un Allemand, un gars du Nord en tout cas, car Joseph était roux comme un automne chez les érables. Joseph fut engagé comme garçon de courses et ne tarda pas à devenir une sorte de mascotte pour tous ceux qui travaillaient au Grand Hôtel (Flanchet excepté, bien entendu).


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