Chapitre huit : Un frais souffle d’air

D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Toulon.

Toulon, le 23 février 1849

Ma chère sœur,

Je griffonne ces quelques lignes à la hâte. Si cette missive te parvient, donne je te prie quelques sous à qui te l’apporte car je n’ai pu le faire pour m’assurer qu’elle te trouvera, m’étant délesté des dernières pièces que notre père m’avait laissées. Le pauvre, s’il savait à quoi ou plutôt à qui elles ont servi, il en crèverait de rage ! Peut-être ensuite, revenu comme toujours de sa colère, il s’inquiéterait de me savoir sans le sou. Tu le connais, ce serait alors la manifestation de sa prodigalité paternelle : il me ferait parvenir une aumône… mais celle-ci ne m’arriverait pas.

À quoi servirait-elle, d’ailleurs? Nous partons demain. La nouvelle a aujourd’hui fait le tour de notre misérable assemblée : nous partons pour l’Algérie. Il est impossible d’en savoir plus sur notre destination précise et la durée de notre séjour en Afrique.

Ce matin, le gardien en chef nous a prévenu de préparer notre paquetage. Nous avons chacun droit à un baluchon. Je te laisse deviner comment cette nouvelle fut accueillie, et comment j’ai pu observer, non seulement dans les transports mais encore dans la multiplicité des préparatifs qu’elle a suscités, à quel point notre société est hétéroclite. Certains n’ont pas esquissé d’autres gestes que ceux de se lever sans un mot, de fourrer leurs frusques dans un morceau d’étoffe et d’aller se rasseoir ensuite, attendant avec la résignation des bêtes leur destin imposé ; d’autres ont protesté de leur innocence, imploré une audience avec je ne sais quelle autorité, négocié un bagage supplémentaire ; d’autres encore, brisés du coup, sont restés inertes, comme indifférents à la nouvelle ; enfin, la plupart (dont j’étais) se sont levés spontanément pour entonner La Marseillaise. Ce chant sacré est la dernière chose qui nous porte. À moins de nous couper la langue, personne ne peut nous empêcher de le chanter !

Donc nous partons demain. Le navire est paraît-il déjà à quai. Je ne sais comment te l’expliquer mais c’est pour moi une libération. Je ne supporte plus l’enfermement et il parait que là-bas, les transportés sont libres d’aller et venir où bon leur semble, pour autant qu’ils rejoignent les baraquements à la nuit tombante ; nous verrons bien, rien ne serait pire que de croupir un jour de plus dans les cachots dans lesquels nous sommes reclus depuis des mois.

Je ne finis pas cette missive sans te donner des nouvelles de ma personne (je te connais : tu ne me le pardonnerais pas). Je t’assure que je vais aussi bien que possible. Malgré la dureté de ma détention, ma santé est excellente et mon moral affermi. Ma période d’abattement est maintenant loin et je brûle à nouveau d’un feu ardent. J’aide mes camarades comme je le peux. Oh, ma chère sœur, je ne puis te cacher que l’angoisse m’étreint également, cependant celle-ci n’est plus une torture. Que du contraire, je suis porté par ce tourment car je sais qu’elle est le prix de ma satisfaction future ! D’ici quelques mois, lorsque le tumulte sera retombé, les passions s’apaiseront et je pourrais envisager mon retour ; notre père me l’a affirmé lors de sa dernière visite.

J’ai eu l’impression qu’il n’était pas mécontent de mon éloignement forcé. Comment pourrait-il comprendre le sens de mon engagement ? Je suis bien sûr qu’il n’a vu dans celui-ci que la manifestation de mon étourderie, qu’il me reproche si souvent. Dans sa position, je suis plus une gêne pour lui qu’un motif de satisfaction. Ce qu’il appelle ma « foucade révolutionnaire » nuit à son commerce. Lorsque je lui ai rappelé son parcours, il s’est mis en colère. Il fallait le voir, empourpré, hoquetant, faire les cent pas dans notre petit parloir ! En ce qui me concerne, je voyais poindre derrière le bourgeois respectable le soldat qu’il fut autrefois, exalté dans la bataille, à l’époque glorieuse où notre drapeau était celui de la liberté et des idées nouvelles. J’eus à ce moment l’envie de l’inviter à chanter quelques uns des hymnes qu’il nous a appris, mais je savais que cela serait en vain et je ne l’ai pas fait. Lorsque je me suis mis à évoquer nos morts, il a pris congé dépité. Il ne faut plus lui parler de barricades !

J’ai su par une indiscrétion qu’il était allé trouver le directeur de la prison après notre entrevue. Le lendemain, l’on m’a fait mander aux cuisines. Là se trouvaient une collection de mets fins, de poissons frais et de ces légumes méridionaux, obèses et succulents, qui n’appellent pas l’épice. Je n’ai eu le cœur de les préparer qu’à la seule fin d’atténuer la faim de mes camarades mais je n’ai pu me résoudre à en avaler une seule bouchée. Je suis comme lassé de la gastronomie. La débauche d’aliments, au milieu de la misère dans laquelle le peuple est plongé, me fait honte. Je me contente volontiers de notre ordinaire. Une platée de haricots et d’oignons baignant dans un potage épais, une tranche de pain grossier, un cruchon d’eau coupée au vinaigre : cela me suffit.

Je finis ici mon courrier. Dans quelques instants, j’entendrai le cliquetis du trousseau du gardien. Nous partirons ! Lorsque tu recevras cette lettre, tu pourras te figurer que je suis sur la rive opposée, aux portes du désert, semblable à celui qu’il nous faudra traverser pour le triomphe de notre cause !

Je reviens bientôt. D’ici à mon retour, veille comme tu le fais si bien à la tenue de la maison et à la santé de notre père. Je t’embrasse de tout mon cœur.

Fraternellement,

Hippolyte.

P.S. : Sitôt arrivé en Maurétanie, je te fais parvenir mon adresse.

Lorsqu’il posa le pied sur le quai du port d’Alger, Hippolyte Dubois sentit un courant d’air frais lui parcourir la nuque. Le cortège s’arrêta. Le jeune homme ajusta sa casquette du plat de la main et se redressa. Il était au quatrième échelon du rang, si fait qu’il ne voyait pas grand-chose de ce qu’il se passait devant lui.

La veille, on était arrivé au crépuscule et on n’avait vu de la ville qu’une tâche blanchâtre qui s’estompait dans l’obscurité. Il y avait eu un incident. Un homme, qui se tenait dès qu’il le pouvait à l’écart du groupe, avait profité du relâchement de la discipline pour sauter du bord. Personne ne s’était soucié de ce bruit d’ancre à l’eau, jusqu’à ce qu’un des gendarmes revienne en gueulant pour que les autres le suivent. Quatre fusils et bicornes avaient cavalé jusqu’à la poupe en jouant de la crosse dans la foule rétive. Pendant ce temps, le gars dans l’eau, un maçon de la Creuse, s’éloignait du bateau en nageant le plus possible sous l’eau, sourd aux sommations. « On dirait un phoque » avait dit un marin, il l’expliqua aux autres : parce seule la tête apparaissait de temps à autre ; Dubois, lui, avait plutôt pensé à une taupe (il n’avait jamais vu de phoque).

Vas-y bonhomme ! On les avait vus, les coudes sur le bastingage, tirer comme à la foire et se donner du commentaire badin. Trois charges chacun, quinze éclairs bleutés dans la nuit qui tombe. Sur la mer étale flaque d’argent sous la lune, cette tête d’homme, comme une incongruité, fait son travail de petit point noir, surgissant de ci de là, toujours plus loin.

Aux quatre autres « Je l’ai eu, je te dis, je l’ai eu ! Il a pas plongé comme les autres fois. » Puis la glorieuse crapule s’inquiète pour son tableau de chasse, se retourne et s’adresse au galon :  « Je l’ai eu, sergent, je suis sûr que je l’ai eu ! Ai-je l’autorisation de mettre une barque à l’eau pour aller le rechercher ?
– À cette distance, c’est inutile. Bast, les crabes feront le nécessaire si nous ne trouvons pas son corps sur la plage, demain matin… Il faut surtout éviter que cela se reproduise… Allez, foutez-moi toute cette canaille en cale. Et mettez-y leur les fers, ce sera de la besogne en moins pour demain. Puis, la main sur l’épaule du gendarme : joli tir, Partricot, joli tir ! Je pense aussi que vous l’avez eu.
– Merci sergent ! (sourire de faux modeste).
– Allez Partricot, foutez-moi ça en cale. Moi, je vais faire mon rapport. Demain nous accostons, je ne suis pas fâché d’être débarrassé de ces canailles. »  

La nuit avait été pénible. Les argousins avaient refoulé les transportés à fond de cale sans le moindre ménagement. Ensuite on était venu les chercher les uns après les autres pour les mettre aux fers.

Un premier prisonnier était parti en héros. Il était revenu quelques minutes plus tard, alourdi et cliquetant. « Les masques tombent, il avait hurlé, enfin ! », comme s’il était content du durcissement de son sort. Le même s’était ensuite tourné vers Dubois. « On nous traite comme des galériens, comme sous l’ancien temps, voilà le vrai visage de ce régime.» Il avait entonné l’hymne mais personne n’avait relayé la Marseillaise : un coup de crosse dans le ventre l’avait fait cesser et avait fait réfléchir les autres. Lorsqu’il avait voulu se relever, il s’était vu intimer l’ordre de rester à genoux. Il était resté comme reste un chien en laisse aux pieds de son gardien.

Les menottes étaient composées d’une chaîne de fer d’un mètre environ, dont les maillons aplatis formaient un profil en croix, qui empêcheraient la libre course des bracelets. Dubois admira presque le savoir-faire du forçat qui les lui installa, un type maigre et chauve, brûlé par le soleil, qui était affecté au service du navire et dont on ne savait rien. Après l’avoir toisé l’espace d’un instant, ainsi que fait le tailleur expérimenté, il était allé dépendre la chaîne et les entraves qui convenaient à la taille de Dubois (aussi grand que grêle). Puis il avait fait un geste du doigt et le camarade Dubois s’était vu propulsé devant lui. Le forçat ne l’avait pas regardé, pourtant, il avait refermé avec beaucoup de délicatesse les deux parties mobiles qui enserraient la cheville, avant d’insérer le dispositif de blocage, de faire passer la chaîne dans la croix et de relier entre elles les deux bouts de la chaîne par un cadenas.

C’était tout : le type avait fait un geste et Dubois s’était senti poussé vers l’avant – il avait failli s’étaler de tout son long (vous vous verriez, vous, avec dix kilogrammes aux bout des cannes ?). Il était allé prendre sa place – s’asseoir au milieu des autres – avec une démarche de canard ivre. Le bateau tanguait à peine : c’est donc très sûrement à l’odeur nauséabonde qui régnait en fond de cale qu’il dut d’être malade. Il vomit à côté de lui deux jets jaunâtres, qu’il préféra essuyer du revers de la manche lorsqu’il fallut s’étendre.

Le lendemain, on les fit mettre en rang, deux par deux. Le bastingage était ouvert sur une planche qui reliait le bateau au quai. Trop étroite, elle ne permettait le passage que d’un seul prisonnier à la fois. Arrivé sur le quai, le couple fut reformé.

Mais au contraire de la veille, Dubois ne fit pas attention à la manière dont on le liait à son compagnon d’infortune. Il était comme absent, absorbé dans ses pensées. Comme s’il était privé de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, du goût. Comme si sa seule activité sensuelle consistait à fixer dans son cerveau l’image terrifiante du gendarme Partricot, chasseur qui posait en triomphe, à ses pieds le cadavre de l’homme qu’il avait tué la veille.

D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangèrent des sourires complices avec leurs partisans. Mais ce qui frappa singulièrement Dubois était la présence de ceux qu’il appelait encore indifféremment les Arabes, dilués dans cette foule. Impassibles, ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard, mais cela ne pouvait être elle. Impossible !

De toutes façons, Dubois ne pouvait y croire, même si son amante lui avait promis qu’elle le suivrait jusqu’au bout du monde, comment aurait-elle pu arriver là, et pour se déguiser de la sorte ? Ce n’était pas le moment de penser au passé : son histoire avec Zélie était morte et enterrée, il fallait passer à quelque chose d’autre ; il était plus sage d’éviter de regarder cette foule et de s’intéresser au décor.

Mais comment ? Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Il n’en voyait quasiment rien, du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes.

Bientôt, on arriva au pied d’un escalier qui montait droit vers la ville. On progressa encore d’une centaine de mètres lorsque la petite colonne s’arrêta définitivement au milieu d’une place. S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs, on disposa la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil.

« Messieurs, dit-il aux prisonniers, je suis votre préfet… Dans sa générosité, la France vous offre une seconde chance ! Les raisons pour lesquelles vous fûtes condamnés ne me regardent pas et ne vous vaudront jamais ma désapprobation. À vrai dire, le passé m’importe peu… La France compte maintenant trois départements de plus. Tout est à y faire : il n’y a rien ou presque : pas d’administration, pas d’infrastructure, pas ou peu d’habitants, encore moins de Français. En quelque sorte, nous apportons les lumières de la civilisation dans une contrée barbare et dépeuplée. Or pour accomplir cette mission sacrée, il est besoin de certaines compétences. C’est cette cause qui m’amène à vous accueillir ici, en ce jour. Seul le futur m’intéresse ! La grande entreprise qui verra la transformation d’un port barbaresque en une grande cité portuaire, dans cette baie qui est le sourire de l’Afrique ! Ah, mes amis, voici ce que je vous propose : de participer à ce grand chantier. Donc, monsieur le commissaire ici présent va procéder à l’appel de vos noms. Lorsque vous entendez le vôtre, vous vous dirigerez vers la direction qu’on vous signale. Là, on vous indiquera la tâche qui sera vôtre : maçonnerie, charpente, je crois que nous avons même un futur chef-coq dans notre compagnie ! Il va sans dire que nous apprécierons chaque manifestation de bonne volonté et qu’à l’inverse… enfin, nous nous sommes bien compris. »

Pas un n’avait bougé. Dubois pas plus qu’un autre. Lorsqu’il avait entendu l’appel de son nom, il s’était raidi dans une posture arrogante et c’était tout. Le préfet fit appeler à nouveau, sans plus de succès. « Il suffit, dit-il, cette mascarade a assez duré. Il faut briser cette volonté de fer, séparez-les ! Que ceux qui ont leur nom cité soient amenés là où on les destinait, quant aux autres, fichez-les à la caserne en attente de les transférer. Les rations sont réduites au minimum, pour tous. Allez ! »

Sans ménagement, Dubois et certains de ses camarades furent tirés du rang. La Marseillaise se fit entendre, sans aucun effet sur les gendarmes que de les rendre plus brutaux. Le jeune homme fut amené devant le militaire à cheval. « Monsieur, lui dit celui-ci, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre… À défaut, vous conserverez vos chaînes.
– Il ne peut être question pour moi d’obtempérer répondit Dubois d’une voix peu assurée, les chaînes ne me gênent pas. J’y suis maintenant accoutumé…
– Je vois, fit Lantrac, nous avons affaire à une forte tête, j’aime cela. Eh bien vous autres, emparez-vous de lui. Dépêchons, monsieur le Procureur-général nous attend. »

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie, s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

«  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Voyez-vous, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– Ai-je le choix ?
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus. Et vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Vous serez tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendus entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– J’ai compris répondit Dubois. Je suis contraint et forcé mais j’accepte.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. »

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un gendarme était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif.» Il lui avait souri. C’était la première fois depuis des mois qu’on le traitait en homme.

Dubois était sorti du bureau de Saint-Maur dépité. Il se sentait humilié par le chantage dont il avait été victime. Cependant, cette pensée désagréable s’était vite estompée car il pensait qu’au moins, le sort de ses compagnons s’en trouverait amélioré ; puis il pensa à lui et considéra sa nouvelle situation, également plus avantageuse : il était libre, ce qui suffisait à justifier sa résignation. Il frotta ses chevilles encore endolories par les chaînes qu’on lui avait mises. Une saloperie qui lui fit ressentir une dernière et fugace colère. Tant de choses s’étaient passées depuis bientôt un an et maintenant, une nouvelle vie s’offrait à lui. C’était son père, bien entendu, comme toujours. Et il y avait Zélie aussi, qui l’avait précédée sur cette terre d’Afrique ; il sentit son cœur se gonfler d’amour. Il fit un signe en direction de la fenêtre, à quoi le planton répondit d’un acquiescement de tête. Il s’approcha. On y avait vraiment un belle vue sur la place de la Djenina.

Un homme arriva. C’était un homme du même âge que lui, qui lui serra la main à l’anglaise. Il sentit dans cette poignée la franchise, l’énergie et la modernité ; cela lui plut.

« Je m’appelle Dejazet. Je suis bien aise de vous savoir libre. Permettez-moi de vous dire que je ne suis pour rien dans le marché qui vous a été proposé… » Dejazet fixa Dubois au fond des yeux, il reprit : « Il se trouve que j’avais besoin d’un cuisinier et que je m’en étais ouvert à Monsieur de Saint-Maur. Je vous expliquerai mais sachez déjà que je suis à la tête d’un établissement qui va bientôt ouvrir, ce qui est la principale préoccupation de monsieur le Procureur-général. C’est chez lui une idée fixe. Il a décidé qu’il mettrait tout en œuvre pour m’aider à la réalisation de l’entreprise. Il a l’air comme ça mais ce n’est pas un mauvais homme. Il ne rêve que de cuisine française, vous comprenez… » Quelques secondes passèrent durant lesquelles il se tut. Puis Dejazet pencha la tête vers l’avant, lui reprit la main et continua d’un trait. « Bon, bon, je suis Dejazet, le directeur du futur Grand Hôtel de France à Alger, enchanté. C’est là, regardez, c’est le bâtiment en chantier que vous voyez sur votre gauche. Cela fait près de deux ans que j’y travaille. Ce fut un tue-l’homme mais nous arrivons au terme de l’entreprise.
– Vous voulez que je sois votre cuisinier ?
– Ah non, monsieur Flanchet occupe le poste. C’est un cuisinier renommé. Il a élaboré une carte qui fait frémir monsieur de Saint-Maur d’aise. Cependant l’homme a un caractère… Voilà, pour ne rien vous cacher : il refuse de faire à manger pour les ouvriers du chantier. Il dit que ce n’est pas sa fonction. Avant, je disposais de quelqu’un mais maintenant, plus personne. Les ouvriers se plaignent… Vous savez, ici, la main d’œuvre est précieuse… Enfin, comprenez-moi, je n’ai pas voulu dire qu’en temps normal, je ne me soucierais pas du confort de mes hommes.
– Non, non, fit Dubois.
– Je veux que mes ouvriers aient tout ce qu’ils veulent, dans la limite de mes possibilités, bien entendu. » Puis Dejazet s’approcha de Dubois, qui s’était mis en face de la fenêtre. Les deux hommes étaient côte à côte. D’une voix plus basse, comme s’il échangeait un secret, Dejazet poursuivit. « J’avais posé les conditions à votre embauche… Je vous garantis que vous êtes libre d’aller et venir où bon vous semble, que vous ne serez pas escorté par un gendarme et que vous dormirez à l’hôtel. J’espère vraiment que vous n’aurez pas à regrettez votre décision, vous pouvez compter sur mon aide, citoyen. » Puis, encore plus bas « je suis ton allié, citoyen, ton allié ».

Dubois tourna la tête, lui lança un regard et sourit.


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