Le tintamarre intérieur

La fenêtre d’Aigues-Mortes

Serrés l’un contre l’autre, nous visitions une cathédrale gothique avant un oppidum romain. “Aucune importance, m’avait-elle dit: on fera un flash-back. Exactement comme par définition une histoire d’amour ne peut démarrer à la naissance des amoureux. Plus tard ils se rencontrent et ils se racontent.”

Raconter la longueur et les éclipses de cette improbable et délétère histoire d’amour, c’est aussi croiser dans le passé un cortège inattendu de doutes sur la netteté des souvenirs et la précision des sensations. J’avais donc commencé chronologiquement: “D’emblée, je l’ai trouvée belle”. À la relecture, c’était trop faible. Elle méritait mieux, ou plutôt, autre chose. Il y en eut d’autres, celles que j’ai juste vues et d’emblée trouvées belles; elles me faisaient immanquablement rêver à la vie que j’aurais pu avoir avec elles. Je n’ai jamais cherché à les séduire. Il me suffisait que ce rêve existât. Ce qu’on a vécu est à la fois trésor et gâchis. Parfois je songe au destin linéaire de mes ancêtres et j’imagine un instant qu’ils devaient être sereins – puis je suis sûr du contraire. Tout est compliqué. L’éphémère est la seule continuité qui vaille.

C’est pourtant vrai que d’emblée, je l’ai trouvée belle. L’enfance finissante, elle était longue, presque autant que moi, son cou l’étirant. J’ai aimé ses cheveux courts mais ce qui me plut profondément, c’étaient ses yeux. Bleus, presque violets. Sombres et pourtant lumineux. Le lundi suivant, j’ai gravé CECILIA sur mon équerre. En majuscules: fallait-il ou non un accent à Cécilia? J’aimais déjà susurrer son prénom et son nom, Maillart, ces sifflantes et tous ces i qui mouillaient son prénom, le transformant en paysage marin, avec ce r final du nom qui était comme l’horizon séparant l’infini de la mer de celui du ciel. (Adolescent, je rêvais de barrer de grands voiliers dans de folles aventures transatlantiques.) Naturellement, après avoir terminé de graver le dernier A majuscule, je n’eus plus rien d’autre à faire qu’à attendre de la revoir et d’ici là, à jouer, à étudier, à me disputer avec mes sœurs, alors que mon cœur était au bord de l’explosion et que le quart au moins de mes instants se passait à cacher mon équerre.

Les Maillart venaient de se réinstaller dans le Gard, à Caissargues plus précisément.  Invité avec mes parents à leur pendaison de crémaillère à la fin de l’été, je revis Cécilia Maillart. Je la revis encore à mon anniversaire. Après tout, cette jeune personne était aussi ma cousine, une cousine comme j’en avais un nombre élevé et variable selon le degré considéré. Mais elle, je l’avais invitée. Elle arriva la première. (Ce détail, qui n’est pas anodin, ne me frappe qu’aujourd’hui.)

– Tu aimes lire? lui ai-je demandé en tendant un livre, Les Cloches de Bruges, un roman historique qui se passait au Moyen Âge, à Bruges et à Venise; j’ai oublié le nom de l’auteur, j’ai oublié l’intrigue, mais je garde près d’un demi-siècle plus tard le sentiment très agréable que le livre était beau. Le héros, un petit garçon blond, allait vivre à Venise où l’appelaient les affaires de son père, un riche marchand drapier brugeois. Le gamin – Joris? – enchantait ses camarades par la pureté de sa haute voix. Il y avait ensuite un lot de rebondissements: je crois me rappeler qu’il était enlevé par de vilains Maures. Pourquoi la seule scène nette qui orne ma mémoire est-elle celle de la découverte des qualités vocales du petit Brugeois?

Je lui ai expliqué solennellement que j’aimais beaucoup ce livre et qu’il ne faudrait pas oublier de me le rendre. Elle promit. Quand je tendis l’ouvrage à Cécilia Maillart, dans ma chambre, en ce mois de septembre 1961 où je fêtais mes quatorze ans, j’aurais dû lui frôler la main, mais c’est elle, Cécilia Maillart, qui me donna un baiser tout près de la commissure des lèvres en me disant merci. Nous sommes descendus car la fête commençait.

D’une certaine façon, elle dura un an, quatre saisons, une éternité friable, j’allais l’apprendre durant l’été 1962. J’ai presque quinze ans. Les choses sont simples? Les choses se compliquent. À la plage du Grau, tout un groupe de cousins, de cousines, de copains, de copines. Cécilia Maillart m’apprend en aparté que son père est nommé à Bruxelles, dans une école européenne. Ils partent en septembre. Je ne dis rien. Elle me regarde, un peu interloquée. (Tiens, Thomas Vignol! Y aurait-il de l’intérêt?)

– Papa a dit qu’on gardera Caissargues pour les vacances. Je reviendrai l’année prochaine.

Un an! Un an sans elle que je ne touche pas, qui ne sait rien, à qui je m’efforce de tout cacher, pour qu’un jour, notre amour explose d’un seul coup dans son évidence irréversible, selon la formule grandiloquente que je m’étais fabriquée. Un an qui en dura deux car pour une raison que j’ignore, en 1963, la famille de Cécilia Maillart n’a pas passé ses vacances à Caissargues. La maison n’était pas vide: elle avait été louée à des amis de Bruxelles. Ils me donnèrent des nouvelles. Et dire que nous avions seize ans! J’écrivis une carte d’anniversaire à destination de Cécilia Maillart – de la part de Thomas Vignol. C’était le mien juste avant le sien, mais qu’importe…

À ce moment-là, il faut bien avouer que si je me consumais toujours d’amour pour Cécilia Maillart, une petite voix – la raison? l’impatience? – me soufflait que cette histoire d’amour n’aurait jamais lieu. Préserver un avenir improbable dispensait pourtant ma timidité d’affronter le présent.

Une carte postale expédiée de Bruges, à Pâques 1964, m’apprit que Cécilia Maillart avait visité cette ville, qu’elle avait pensé à moi et qu’elle viendrait à Caissargues en juillet, et le flou de sa silhouette, soudain, a cédé la place à plein d’images très nettes de ce que j’avais envie de faire avec elle. Tout s’est décuplé quand elle est arrivée. Nous avions presque dix-sept ans. J’aurais bien aimé me servir de mon corps et je ne l’avais encore jamais fait. Notre passion pour le vélo avait formé un couple inséparable, cet été-là. À la longue, Cé et Tho, nous sommes devenus confidents.

– Tu as quelqu’un, toi? demanda-t-elle brusquement, en me rejoignant au carrefour où je l’attendais. Elle, à Bruxelles, “avait quelqu’un”.

– Tu l’aimes? demandai-je, la voix un peu trop sourde. Elle me regarda comme sur la plage, deux ans auparavant.

– Oui. Non. Enfin je ne sais pas. J’ai des envies, c’est peut-être tout. Oui, moi, j’ai des envies, pas toi? Si mes parents les savaient… S’ils savaient que je n’y ai pas résisté…

Il valait mieux être franc.

– Bien sûr que moi aussi j’ai des envies! concédai-je en fixant le pédalier.

Je me suis tu. Nos regards ont quitté le sol et se sont croisés. L’envie avouée existait comme un facteur autonome, extérieur à nous, puissant, autoritaire, impératif. Nous nous sommes étreints en nous serrant l’un contre l’autre sans même nous embrasser. Quand nous avions lâchés nos vélos, ils s’étaient mélangés. Mon pédalier était salement coincé dans sa chaîne. La chute était métaphorique, mais comment aurais-je pu le savoir à ce moment-là?

Le lendemain, nous sommes allés vers le pont du Gard. À l’époque, on pouvait encore emprunter la route même en voiture qui y passe. En pédalant, je feignais l’indifférence. En même temps, j’étais effrayé et impatient de la suite. Comme je devais être facile à déchiffrer! On parla beaucoup, étourdis par les perspectives des corps mêlés et par l’aveu des cœurs qui devait rester silencieux. Déjà ce tintamarre à cacher… Pourquoi? Plus tard, j’ai pensé qu’un défi était lancé, que c’était un postulat de base, une règle qui s’installait, qu’elle avait édictée et que j’avais à respecter – ou à transgresser, ce qui ne fut pas simple. Il fallait vivre, aussi; on ne peut pas vivre en se posant constamment ces questions auxquelles il est impossible de répondre. (Puis arrive le moment où, entêtantes, ces questions se muent en fantômes qui viennent nous réveiller au creux des nuits ou qui nous assaillent sauvagement à des moments aussi triviaux qu’en faisant le plein, par exemple. En écrivant, je nourris la chimère de reprendre en main le cours des événements et d’étouffer ces fantômes.)

– J’ai l’argent, pour l’hôtel, à Aigues-Mortes. J’ai réservé au nom de Maman. J’ai dit que c’était pour sa nièce, une cousine, quoi. Papa a déjà loué des chambres dans cet hôtel. Je serai une cousine, voilà tout. Tho, comment veux-tu qu’on sache?

– Mais, Cé, pour payer? Et pour les papiers? Il faut des papiers, pour l’hôtel! Et moi? Je n’oserai jamais passer devant la réception!

– Alors tu entreras par la fenêtre. Tout se mérite, Thomas Vignol! Ne crains rien: c’est au rez-de-chaussée. Pour le reste, tu me laisses faire. Tu es un peu couillon, parfois. Je remplis la fiche, je paie et toi tu attends le moment propice. Et puis nous ferons l’amour. Comme prévu.

Elle disait “faire l’amour” avec tant de simplicité… Moi qui ne croyais plus en Dieu et qui n’allais plus au temple, cette liberté étalée et proposée, c’était une sensation délicieuse, l’approbation de ma désertion religieuse et l’inexistence du péché. J’aimerais pouvoir écrire que mon destin fut changé ce jour-là, mais c’est faux, rien ne fut scellé. Elle avait pensé à tout et pourtant guida peu. L’amour m’apparut plus simple que prévu. Je rêvais déjà de suites que je savais impossibles, apaisé et curieux de recommencer.

Soudain elle sauta du lit et fit remarquer qu’il était temps que j’y aille. En effet. Bah, j’étais tout près de Gallargues. Elle se mit à la fenêtre pour m’indiquer un moment propice à la fuite. Je pédalai avec une vigueur fatalement très virile.

– Tiens, dit ma mère en m’accueillant, pour une fois, tu n’es pas avec ta cousine?

L’effort du cycliste pouvait opportunément expliquer mon érubescence. Le tintamarre qui emplissait mon cœur et mon cerveau resterait intérieur.

Intermittences franco-belges

Deux fois déjà, j’aurais pu proclamer la vérité: Thomas Vignol aimait Cécilia Maillart d’un amour dévorant. Je me suis tu. La vanité de toute révolte me semblait évidente. C’était la tragédie de mon existence, le prix à payer pour la vivre. Tout ce qui était grave était caché et nous étions si légers! Je me plaisais tant en sa compagnie… Nous discutions beaucoup, nous riions souvent et souvent aussi, les choses allaient sans dire. Cependant, si je mets cette bonne humeur sur papier, elle semble factice. Comment rendre les coups de pédale, les tournesols de la départementale, l’arrêt en sueur et le partage de la gourde de menthe à l’eau, les éclaboussures quand nous nagions à la plage de l’Espiguette? L’accent bruxellois qu’elle prenait pour m’amuser? Les calembours idiots qui nous faisaient tant rire?

Nous sommes en 1967. Sur une avenue, à Nîmes, j’exige qu’elle boucle sa ceinture de sécurité; elle avait soif, elle est descendue pour acheter de l’eau et semble plus pressée de boire que de m’écouter. J’ai démarré cependant. Au feu suivant, je me suis arrêté pour vérifier si elle s’était attachée et quand le feu est passé au vert, distrait par le spectacle de ses genoux, je n’ai pas démarré. Cécilia Maillart a pris une grosse voix, genre policier bonhomme, et a dit avec un accent bruxellois: “Plus vert que ça je n’ai pas, hein, Monsieur! ”

Elle venait d’arriver de Bruxelles et j’étais allé la chercher à la gare. Je lui appris qu’en août, j’étais voué à garder la maison de la cousine Adélie, à Aigues-Vives. J’écris cousine car c’est ainsi que tout le monde l’appelait. En réalité, c’était mon arrière-grand-tante et elle s’approchait des quatre-vingt-dix ans. Elle avait voulu monter à Paris pour visiter une belle-sœur malade, n’abandonnant ses deux gros chiens braves et stupides que contre la promesse répétée de ma présence chez elle durant ces trois semaines. Elle m’aimait beaucoup, comme elle aimait mon père, et je le lui rendais aisément. J’étais installé dans ce qu’elle appelait pompeusement la chambre d’amis, dont le lit faisait un mètre vingt de large. Les draps blancs sentaient bon la lavande. Je savais qu’ils étaient issus du trousseau de ses parents, lesquels s’étaient mariés en 1852, “l’année de Napoléon III”.

Pour la première fois, j’étais seul dans une maison dont j’avais la charge et je sentais que jadis n’était pas une abstraction mais le présent révolu d’un autre. J’en comprenais mieux mon historien de père. Cela ne m’empêchait pas de passer presque tous les jours à Gallargues, le village d’à côté, ni de craindre une visite impromptue de mes parents. Cette liberté était potentiellement très surveillée.

– Ils s’appellent comment, tes molosses? cria Cécilia Maillart dès le lendemain, en arrivant sur son vélo, alors que les deux chiens s’égosillaient pour alerter le village. (Côté discrétion, c’était raté.)

– Pompée et Crassus. C’est mon père qui les a donnés à Adélie. Je te fais visiter?

Je l’ai prise par la main. Pour accéder à la chambre, il fallait grimper un escalier assez raide puis passer deux portes, l’invention du couloir n’ayant pas encore atteint les campagnes. Il y avait d’abord la chambre d’Adélie, puis ce qu’elle appelait un peu pompeusement sa bibliothèque où l’un des murs était caché par de vastes rayonnages en bois faits sur mesure et remplis de vieux journaux et de livres disparates; il y avait surtout là deux grosses armoires provençales en olivier dans lesquelles Adélie rangeait son trousseau – et, au centre de la pièce, un unique fauteuil, le dos tourné d’un quart à la fenêtre, pour le confort de la lecture. Enfin, on accédait à la chambre d’amis qui ne servait que rarement à d’autres que moi.

La maison d’Adélie m’était tellement familière que sa beauté surannée m’était invisible. J’habillai mon regard d’une dose de nouveauté. J’aimais l’harmonie entre ce curieux lit Directoire en bois clair et la commode en olivier, plus sombre, posée juste à côté. Le lit touchait presque le mur de la porte: il fallait tourner à droite et serrer pour arriver à la tête du lit. Je vis Cécilia Maillart le faire. Elle s’assit; de ses orteils souples et longs comme son cou, elle balança ses sandales, replia les jambes sous elle et poursuivit son inspection.

– Elle est belle, ta maison. Et puis j’aime bien les deux fenêtres, elles ne sont pas tout à fait à la même hauteur, tu as remarqué?

Celle du mur sud-ouest avait un volet un peu plus petit que celle du mur sud-est. On voyait au loin la bosse de Gallargues.

Elle garda le silence deux minutes. Avant vingt ans, c’est long, deux minutes. Je la voyais grave.

– Tu sais, Thomas, souvent, je pense à toi, enfin, pas qu’à toi: je veux dire, à toi ici… Car tu es vraiment d’ici, toi. Moi, on m’avait dit la même chose, mais ce n’est pas vrai: je suis de La Haye, je suis de Bruxelles, c’est là que je vis, que ma vie se construit… Ici, c’est ailleurs, voilà! Oh, il y a eu cette année à Caissargues; mon père parle tout le temps de ses racines – en réalité, ce sont celles de sa mère; mais c’est ici, moi, que je me sens bien. Un apaisement qui vient du fond des âges, les pas dans les pas, on continue, rien ne change et pourtant tout bouge… Je t’envie, je te jalouse, Thomas Vignol! Tu vas me dire, avec ton accent que tu ne remarques même pas, parce que dans ta famille on corrige: “Attention, on ne dit pas melong, on dit melon”, tu vas me dire que j’en ai de la chance, de bouger, alors que tu t’embêtes dans ta cambrousse!

Elle se leva délicatement, se dirigea vers la fenêtre et regarda la campagne comme ce condamné à mort de la Terreur qui emmagasinait vers l’échafaud les dernières sensations de la vie dans le roman que j’étais en train de lire. Accoudée et regardant au loin, Cécilia Maillart m’expliqua:

– Je ne sais pas trop où est ma place. Parfois je me dis: mais rentre, épouse Thomas, et tout sera simple.

Elle se retourna aussitôt après cette curieuse demande en mariage.

– Tu m’épouserais? Ne dis rien, va! Je sais déjà tout ce que tu peux me dire, on n’a même pas vingt ans, on vit loin l’un de l’autre et d’ailleurs au fond tu es mon cousin.

– Ton arrière-arrière-grand-mère Michel était la cousine de mon arrière-arrière-grand-père. Celui qui habitait à Aubais avant de s’installer à Grand-Gallargues.

– L’audacieux! Juste en face! Et qui t’a dit ça?

– Adélie, en disant qu’à ces générations on s’embrouille un peu. Oui, ça remonte loin, presque à la préhistoire!

– Tu y penses, toi, à ce qu’il dirait, notre ancêtre commun, le pithécanthrope qui a engendré la grand-mère Michel et le Vignol déjà le plus savant du village. Va-t-il crier à l’inceste? Ou n’a-t-il pas encore inventé l’exogamie?

Elle se jeta sur moi en riant. Les corps calmés, il y avait une petite tache de sang dans le lit.

– Tu vois, moi, je suis toujours vierge la deuxième fois que je fais l’amour.

Puis elle me réclama des bandes hygiéniques (“Sinon, ton lit va être inondé”) et la faveur de rester avec moi jusqu’au lendemain matin. Je me sentais homme. À l’heure du dîner, elle téléphona chez elle pour dire que j’allais l’héberger cette nuit, l’orage providentiel qui noyait Camargue et Costières rendant un retour à bicyclette problématique. Le Vidourle pouvait bien sortir de son lit: moi, du mien, je n’en bougerai plus, ococoulé et roucoulant dans les bras de Cécilia Maillart. (La plénitude de ce moment devint plus tard une douleur déchirante. J’ai peut-être passé ma vie à le retrouver. L’écrire ne me soulage en rien.)

L’été se termina par une deuxième nuit commune, moins drôle mais marquante.

– On dirait que ça se complique, non ? Nous, si bien ensemble, manquait plus que ça… Une histoire  qui va se terminer comme ça, sans un mot, sans un cri, parce que je vais partir et que tu vas rester…

Elle se mit à pleurer doucement. Devant l’aveu de cet amour refusé, j’avais envie de la consoler et de pleurer moi aussi. J ’enrageais de ne pas nier tous les obstacles. Je me sentais ridicule dans tous les cas: ridicule d’avoir envie de pleurer, ridicule d’aimer, de ne pas aimer, ridicule d’être raisonnable, ridicule en m’imaginant déraisonnable… J’ai failli dire: “Attendons cinq ans, donnons-nous rendez-vous, peut-être que dans cinq ans…”

Dans cinq ans, quoi? S’arracher à un nouvel amour, s’arracher à sa vie d’alors, pour se rencontrer, lourds de ces brisures, afin de nouer un destin trop hésitant? Pourquoi soudain serait-il devenu clair? La vie ne nous gâtait pas; voisins, nous aurions pu nous marier. Cela avait la force et peut-être aussi l’angoisse de l’inéluctable. On aurait parlé d’une belle histoire, d’un premier amour qui avait grandi comme le figuier de la Terre-Adélie. Mais pour quelle vie?

Cécilia Maillart, donc, n’épousa pas Thomas Vignol en 1967. Ils eurent vingt ans l’un sans l’autre, devinrent majeurs l’un sans l’autre en 1968, année secouée, on le sait.

Ici à Bruxelles les événements se sont presque circonscrits à l’Université mais ils ont bouleversé celle-ci. Les examens ont été retardés, je me suis beaucoup mêlée de la contestation, au grand dam de mes parents; j’ai peur de rater mon année. Je reste à Bruxelles, c’est un crève-cœur, – si tu savais comme je pense à la Terre-Adélie, parfois, comme j’ai envie d’y être, mais c’est le paradis d’un autre monde, j’allais écrire à mille kilomètres d’ici, et c’est exactement ça: à mille kilomètres!

Ils se ratèrent en 1969.

Papa dit qu’il va vendre Caissargues. Il clame que cela ne sert à rien de garder une maison dans le Gard si l’on n’y va jamais. En location, ce n’est pas d’un bon rapport, à moins de louer à l’année, mais on se garde toujours vainement la possibilité d’y aller en été. Il nourrit le vague projet d’y retourner à la retraite. Bref, il hésite.

Ils ne se rencontrèrent plus avant 1971. Mon père, qui du lycée était passé à la fac mais était resté dans son époque de prédilection, la romaine, s’endormit au volant en rentrant d’Aix-en-Provence. Il s’épuisait à terminer la correction des épreuves de son dernier ouvrage. L’idée maîtresse en était que le Moyen Âge, selon lui, court du IIIe au XIIe siècle. Il serait né d’un changement d’attitude face à la mort très perceptible notamment dans les inscriptions funéraires romaines dont il était l’un des spécialistes reconnus. Cette attitude, disait-il, perdura jusqu’au passage du roman au gothique, quand, une nouvelle fois, l’âme changea. Pour lui, l’homme de la Renaissance n’existait pas; il plaçait l’étape suivante au milieu du XVIIIème siècle, avec comme prémices de cet ultime changement la manière dont l’Europe exila les cimetières hors des villages. Mais cela, il ne l’avait pas étudié assez pour l’affirmer avec rigueur; ce serait sa tâche des années qui venaient. Il avait intitulé son livre Quand la mort change et ce pied de nez du destin me faisait mal.


J’ai téléphoné à Cécilia Maillart parce que j’avais envie de lui annoncer la mort de mon père, mais surtout lui parler de ma douleur et de cette ironie dévastatrice. J’avais comme l’impression irrationnelle mais profonde que la mort s’était vengée de mon père qui la démasquait.

– J’arrive, a-t-elle dit. Le temps de jeter deux trois affaires dans une valise.

Pourquoi est-ce dans ses bras que j’ai enfin pu pleurer à gros sanglots la mort de mon père? Adélie n’arrêtait pas de dire, assise à la table de la cuisine:

– Enfin, petit, lâche-la, ta cousine, tu l’étouffes, là, elle est fatiguée, tu l’empêches de respirer!

Et de s’agiter avec tendresse autour de moi, d’exiger que je boive un verre d’eau, que je me calme, de rappeler mille anecdotes concernant mon pauvre papa…

– Pourquoi dites-vous pauvre? questionna Cécilia Maillart. Il n’était pas pauvre, il a eu exactement la vie qu’il a voulue, c’est l’essentiel, pour moi, peu importe la longueur, si elle est bien remplie!

– Mais ici on dit pauvre… tu sais, sans réfléchir… On dit le pauvre parce que ça fait mal, tu vois, parce que ça fait mal…

Pauvre Adélie! Elle n’allait pas survivre deux mois à ce petit-neveu dont elle était si fière. Un matin, un voisin, alerté par le vacarme des chiens qui erraient dans le jardin, la découvrit morte dans son sommeil. Paisiblement, ai-je toujours espéré. Elle qui n’avait jamais voulu déranger, sa mort lui ressemblait. Mais mon chagrin fut renouvelé et je ressentis comme une lourde dette ce que j’appris aussitôt: Adélie me léguait sa maison. Par ce don, elle m’attachait à la Terre-Adélie comme le serf à sa glèbe.

Je me suis progressivement installé seul à Aigues-Vives. Au début, vers 72, 73, j’y logeais de temps en temps, afin que la maison soit habitée; je m’étais débarrassé de Pompée et de Crassus auprès du voisin, non sans mauvaise conscience, mais c’était incompatible avec la suite et la fin de mes études. Je me suis spécialisé en chirurgie cardiaque, une discipline en plein essor et dont les greffes du cœur, toutes récentes, faisaient la publicité. À Bruxelles, Cécilia Maillart faisait de même. Nous ne nous étions jamais concertés.

Bruxelles, ce 10 octobre 1973.

            Cher Tho,

Bien reçu ta lettre. Ainsi nous voilà confrères et avec les mêmes perspectives! Quand tu m’avais écrit que les spécialités chirurgicales t’intéressaient surtout pour leur caractère sportif, je ne savais pas s’il fallait te prendre au sérieux. Moi, je trouve ce milieu trop masculin, j’ai hésité à cause de ça: dit-on une chirurgienne cardiaque? Mais j’ai franchi le pas.

Je suis contente que tu te plaises à Aigues-Vives, en Terre-Adélie. Les travaux ont-ils avancé? As-tu enfin ta salle de bains? Drôle d’idée de la placer dans la petite annexe où Adélie mettait ses poules. Mais si tu ne voulais pas toucher à la maison… En pensant à elle, je repense à une vieille discussion, cela fait des années, tellement longtemps… Tu te souviens quand je t’ai dit que j’étais jalouse parce que tes racines et toi étiez au même endroit? Pour ta maison tu as agi de même: telle qu’elle était tu la conserves, mais en bon médecin hygiéniste et en parfait bourgeois débutant, tu l’améliores. C’est ainsi que poussent les arbres, les maisons et les Thomas Vignol. Les Cécilia Maillart ressemblent plus à des mauvaises herbes qui se posent là où le hasard l’a voulu. À Bruxelles, cela doit faire dix ans, voilà, j’y suis, médecin déjà, je vais probablement m’y marier, avoir des enfants. Comme tout le monde. Ce seront des petits Bruxellois et ils ne prononceront jamais les e facultatifs, selon le terme que tu m’as appris; ils diront oui dans huit. C’est peu d’écrire et ce n’est pas par politesse que j’y envie de te voir. En fait, JE MEURS d’envie de te voir.

Je t’embrasse et le fantôme d’Adélie aussi.

            Ta vieille cousine (hum hum).

J’ai retrouvé ma réponse dans ses papiers.

En Terre-Adélie,
au sortir de la nouvelle douche,
ce 19 octobre 1973

            Chère vieille cousine hum hum (dire que nous avons 26 ans, toi aujourd’hui!)

Figure-toi que l’impossible se propose, je vais à Bruxelles! Moi qui au nord n’ai jamais dépassé Paris, et qui ne connais bien, à part le Gard et l’Hérault, que l’Italie où mon père nous emmenait si souvent, le patron m’envoie quatre jours à Bruxelles dans TON service. Il s’agit d’apprendre une subtilité du pontage pour laquelle vous seriez en avance depuis le stage de l’un d’entre vous aux États-Unis. Avoir été un bon élève a ses avantages! Quatre jours sur place, donc je partirai un lundi et je reviendrai le dimanche, profitant éhontément du samedi pour avoir l’occasion de t’avoir à moi tout seul. Car moi aussi, JE MEURS d’envie de te voir. J’emmènerai une vaste provision de e et des photos de la Terre-Adélie pour la nostalgie. Maintenant, quand? Les événements du monde risquent de compliquer ce déplacement. Je t’appelle dès que j’en sais plus. J’ai déjà acheté des guides et je potasse Bruxelles.

            Ton vieux cousin de la cambrousse, tout au plaisir de te voir posée dans ton décor.

Nous aurions pu, à Bruxelles, acter que nos balbutiements étaient terminés et solder ce qui s’était passé sur le compte d’une histoire adolescente à ranger sagement au rayon des souvenirs. Mais que se passe-t-il? On aperçoit Cécilia Maillart et Thomas Vignol se précipiter sur le lit de sa chambre d’hôtel et se mélanger avec ardeur comme si leur vie en dépendait. À 21 heures, nous sommes sortis pour dîner, soit là-bas pour souper, comme disent aussi les vieux chez moi. Et c’est à cet instant qu’une gêne fut perceptible; nous recherchions tous les deux une contenance et les mots qu’il faudrait dire; ce qui s’était passé manquait d’innocence. Déjà les adultes débutants avaient appris le ménagement. En outre j’étais fatigué par la route – la 4L avait cédé la place à une 16TX d’occasion, mais la vitesse étant limitée pour cause d’économie d’essence; cette fatigue nimbait tout d’irréalité.

– Où m’emmènes-tu? (Je regardais autour de moi comme un touriste pressé.) J’aime bien ta ville. Je te promets qu’on ne restera plus des années sans se voir.

– Ne promets rien, jamais. Les seules promesses qui seront tenues sont celles qu’on n’a pas faites. Nous sommes arrivés, c’est là, regarde, ça te tente?

Nous nous sommes installés. L’examen de la carte fut exagérément long et minutieux.

– Il s’est passé des choses, lança-t-elle comme toujours, abruptement. Thomas, nous deux, aujourd’hui, c’était la dernière fois. Je vais me marier. Comme je te l’ai écrit, ajouta-t-elle précipitamment. Mais cela ne m’empêche pas, vraiment, d’être très heureuse que tu sois là, en face de moi. Il faut qu’on arrête, Tho. Où cela nous mènerait-il? Tu vas quitter Gallargues? Non. Je vais quitter Bruxelles? Non. Je sais très bien ce qui m’attire en toi.

Je suis resté immobile et silencieux, comme lorsque Maman me grondait, enfant. Le garçon est arrivé avec le pichet de riesling. Il ressemblait à un personnage d’Hergé.

– Je vois bien le gouffre, reprit-elle. Je pourrais tomber terriblement amoureuse de toi. Je serais fichue de te regarder dormir en pleurant silencieusement, pour ne pas te réveiller par mes hoquets, en remerciant le Ciel auquel je ne crois pas que dans Son infinie gratitude, Il m’ait fourni un amour pareil… Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre…

– Et l’heureux élu s’appelle? Qui ne te fera pas d’ombre?

– L’heureux élu s’appelle Jean-Paul Muret. Il est ingénieur. Il travaille pour la Stib. Les bus, les trams, le métro. Oh, Thomas, il faut que nous devenions amis! J’ai besoin de savoir que tu existes, que tu es là, au loin, à mille kilomètres d’ici, mais que si j’ai besoin de toi, vraiment besoin, pour quelque chose de grave, de très grave (j’avais l’impression qu’elle disait TRÈS en majuscules, exactement comme elle avait écrit JE MEURS ou que j’avais gravé CECILIA), j’ai besoin de savoir que tu seras là… J’en ai assez de cette recherche qui n’aboutit à rien. La Terre-Adélie, ce sera toujours le paradis. Un paradis, par définition, c’est perdu ou inaccessible.

– Tu essaies de te persuader que c’est mieux comme ça.

– Tu n’oses pas plus que moi. Tu manques de ferveur. Qu’est-ce qui t’a empêché de venir plus tôt, sinon? Non, Thomas, tu attends toujours le grand amour. Et tu as raison. Dis-toi qu’il est devant toi.

En disant cette phrase, elle avait ondulé le bras dans l’air, d’un geste élégant, comme on désigne un horizon ou la nécessité d’y aller. Mais c’était elle, Cécilia Maillart, et nulle autre, qui était assise devant moi et qui m’occupait l’horizon. De ses beaux yeux nuit violette, elle m’a jeté un regard implorant pour me convaincre autrement qu’avec des mots que mon grand amour était encore à venir. Plus elle me regardait, moins j’avais envie de la démentir et plus je ressentais la certitude glacée qu’entre être esclaves ou nous perdre, tous les choix étaient mauvais.

C’était peut-être faux. Si ce soir-là, je lui avais dit, efface tout, Cécilia Maillart et Thomas Vignol, c’est ça qui compte, le reste on s’en fout, et surtout de ton Jean-Pierre Murat, là, ou comment s’appelle-t-il encore? Muret, on s’en fout, c’est pendu la tête à l’envers les pieds au bout d’une corde que j’aimerais le voir! Mais le lendemain, ce Jean-Paul était assis dans son salon à elle en train de me questionner sur mon métier. Au lieu de l’amour de Cécilia Maillart, j’ai eu droit à une soirée où il fallait sourire tout le temps. Beau joueur, Thomas Vignol, bravo. Ce sont les beaux joueurs qui perdent les matches les plus importants, m’a un jour dit Alexandre. Mon fils parlait de football.

La maison du mensonge et le nid du coucou

La scène suivante se passe à Caissargues. Elle parle après l’apaisement des sens.

– Ne crois pas que c’est l’air du pays qui m’aurait fait tourner la tête. Je voulais juste combler une case vide. Si tu savais combien de fois j’ai rêvé que je faisais l’amour avec toi dans cette pièce! La première fois, c’était le soir de tes quatorze ans, quand tu m’as prêté un livre, Les Cloches de Bruges. J’ai commencé à le lire là, dans mon lit de pucelle. Je ne faisais absolument pas attention à ce que je lisais. Je n’arrêtais pas de me dire: ce que j’ai, c’est évident, c’est envie de faire l’amour avec lui!

– Cela dit, la conversation a bien dérivé. Tu viens vraiment vendre Caissargues?

– Oui. Finalement c’était la maison du mensonge. On avait raconté à une petite fille aux yeux bleu marine qu’on l’emmènerait un jour vivre dans un pays si beau que quand cette fille y est arrivée, elle a vu que c’était vrai et elle a cru à tout le reste. Que le monde était juste. Que l’amour était simple. En vendant Caissargues, je me débarrasse d’une malédiction. Papa, avec sa sclérose en plaques, il ne bouge presque plus. Il en a encore pour quatre, cinq ans au maximum. C’est pour ça aussi que je veux faire un enfant maintenant. Jean-Paul veut aussi. Mais bon, j’en reviens à Papa. Jusqu’ici, il a toujours secrètement espéré revenir un jour à Caissargues. Il faut faire les choses tout de suite, Thomas, sinon elles ne se font pas. Il ne reviendra jamais. Il n’en aura plus la force et il le sait. Alors il parle de l’argent de la vente de Caissargues pour acheter une villa à la mer, et quand il dit à la mer, comme un Belge, c’est à la mer du Nord qu’il veut dire. Comme ça au moins on en profitera, dit-il, surtout ses futurs petits-enfants. Depuis que mon frère est parti au Mexique, il n’a plus que moi à portée. Maman devient folle. J’ai beau lui dire que c’est une maladie lente, elle anticipe son deuil pour le conjurer. Hébétée par son malheur inévitable, elle est incapable de penser à autre chose. Putain, moi je veux mourir vieille! Alors, peut-être que le projet de la villa à la mer les distraira un peu. Donc, j’ai leurs procurations et on vend ce lieu d’illusion, cette ex-future maison de famille où dans un demi-siècle, avec les arbres du jardin devenus aussi grands que ceux de la Terre-Adélie, j’étais supposée accueillir tous mes petits-enfants, innombrables comme il se doit, et leur raconter les histoires des ancêtres avec ton accent et pas avec celui que j’ai attrapé!

Elle soupira puis sourit.

– J’en ai déjà tant eu, des avenirs possibles… Parfois je pense à ce que je serais devenue si nous étions restés à La Haye. Je serais devenue une Hollandaise. Tu connais la Hollande? Non, évidemment, c’est beau, la Hollande, pourtant! J’aurais épousé un Hollandais, j’aurais appris le français à mes enfants – une grande langue, ça peut toujours servir, mais ils auraient été de là, la mer pour eux ce serait Scheveningen, ni l’Espiguette ni Coxyde. Je me vois très bien en Hollandaise! Ou j’aurais pu être ici, en Mme Vignol, à faire pousser des plus savants du village et nous aurions été bien malheureux, je te l’ai déjà dit cent fois. J’aime mon métier, la salle d’op, cette odeur un peu écœurante… J’aime moins les médecins, leur lutte de pouvoir et leurs mains aux fesses. Et qu’est-ce qui me prouve que tu n’es pas comme eux ! (Rires.)

Exit Caissargues. Le passé n’avait plus d’avenir? Si. Mais l’épisode suivant fut parisien, le jour de mon vingt-neuvième anniversaire. Elle m’avait téléphoné, insistant pour me voir. Je compris aussitôt qu’elle voulait se montrer enceinte. Nicolas, son fils aîné, naîtrait fin décembre 1976. Dès qu’elle me vit sur le quai de la gare du Nord, elle désigna son ventre par des petits mouvements secs de l’index droit. Nous avons aussitôt parlé abondamment de tout autre chose:

– Je sous-loue l’appartement d’un collègue parti un an aux États-Unis. C’est rue Rambuteau, près des Halles. J’adore. Sinon c’est la routine, un hôpital est un hôpital, Paris ou Montpellier. Je termine une histoire torride, idiote et pénible dont je n’ai pas trop envie de parler. J’ai envie de parler de la mer au bout du fleuve. Souvent, je me dis qu’il suffirait de se laisser glisser par le courant de la Seine et on verrait la mer. Pourquoi est-ce que j’aime tant la mer?

– J’ai trouvé une maison pour mes parents à la mer.

– Et toi, pourquoi aimes-tu la mer?

– Je le sais très bien! Je la vois ou je ne la quitte jamais sans éprouver de l’émotion. J’ai toujours du mal à m’arracher au spectacle de la mer, paisible ou déchaînée. Cela doit être ma mémoire cellulaire, une réminiscence du bouillon originel. J’aime la mer comme ceux qui y croient aiment Dieu parce qu’Il les a créés! Une histoire torride, Tho? C’est mieux que moi. Le père de mon enfant déteste ça, le torride. Il m’a dit: “Oserais-tu me jurer que depuis que nous sommes mariés, tu n’as jamais connu aucun autre homme?”. Je n’ai pas menti: je te connaissais avant, donc je n’ai pas connu un autre homme.

– Mouais. Je ne commente pas. Et à moi, tu aurais été fidèle?

Elle me tendit une petite boîte emballée dans un papier bleu nuit et or qui me fit penser au manteau étoilé de Charlemagne.

– Tu ne l’ouvriras que demain matin. Promis?

Je promis. Quand elle arriva rue Rambuteau, elle observa l’appartement comme dix ans plus tôt la maison d’Adélie.

Après ce rapide examen de l’appartement minuscule qui était provisoirement le mien, elle livra ses conclusions:

– Le coucou pond ses œufs dans le nid des autres! On dirait que tu as toujours habité ici.

– Non. La Terre-Adélie, c’est autre chose. C’est vraiment chez moi.

– En Belgique, les gens disent chez pour leurs bras. La maman dit à l’enfant: “Viens chez moi” quand elle veut le consoler et qu’elle lui ouvre les bras.

– C’est joli. Alors si je te dis viens chez moi, cela peut vouloir dire viens à la maison ou viens dans mes bras?

– Cela dépend du contexte. Maintenant que nous sommes chez toi, si tu me disais, viens chez moi, cela voudrait dire viens dans mes bras.

Le cadeau était un petit anneau d’or très fin et légèrement élargi en sa partie supérieure. Elle portait le même. C’était une alliance secrète. J’allais avoir trente ans et Cécilia Maillart, dont je porterais l’anneau au petit doigt de la main gauche, faisait grandir dans son ventre un enfant qui n’était pas le mien et à qui je ne dirais jamais: “Viens chez Papa”.

La présence palpable du bébé dans le ventre de Cécilia Maillart changeait la donne. Je me disais que le temps de l’oubli s’approchait. Avec un peu de désespoir et beaucoup de résignation, parce que Cécilia Maillart enfantait, je me suis proclamé disponible. Vierge. Neuf. J’ai commencé à regarder les femmes autrement: j’en cherchais une qui fût la mienne. Mes yeux étaient priés de devenir perçants et ayant détecté l’être adéquat, de commander au cerveau la mobilisation générale qui devait aboutir à la conquête et à l’annexion de la Femme de Ma Vie, du Grand Amour Encore Devant Moi.

Mon épousée s’appelait Chiara Fontanella. Je l’avais rencontrée en 1977 à la façon d’un feuilleton télévisé. La greffe du cœur avait déclenché, ces années-là, une véritable frénésie médiatique. Personne n’ignore que le manque de cœurs à greffer est considérable et que les patients en attente sont nombreux. On détermine en principe leur tour en fonction de critères dont le moindre n’est pas, outre leurs chances de mener une vie qui vaille d’être vécue, la compatibilité des tissus entre le cœur disponible et le malade en attente. Quand un cœur est disponible, il est enregistré dans une banque de données européenne. Il est fréquent d’aller chercher son cœur à deux heures d’avion de chez soi, si je puis utiliser de ce raccourci. Le cœur voyage en compagnie d’une équipe médicale entre le moment où il est prélevé sur le mort, dont seul le cerveau, en réalité, a cessé de fonctionner, et le moment où il arrive à destination. Tout cela demande une organisation impeccable et une coordination impressionnante.

C’est alors que j’accompagnais dans les airs un cœur italien que notre équipe allait greffer que celui de Chiara Fontanella atterrit dans ma vie. Elle réalisait un reportage pour la RAI, et quand je lui dis que je voulais bien répondre à ses questions, et en italien, son enthousiasme déborda jusqu’à l’émotion personnelle. Elle tenait son reportage, je tenais mon hameçon.

Petite, brunette, yeux noisette, en perpétuelle agitation, elle passait sans cesse sa main menue dans la frange de ses cheveux qui refusaient d’être immobiles, elle-même frémissant sans cesse. Elle était charmante, je fus charmé. Elle était intelligente, je fus enchanté. Elle parlait le français avec un accent italien délicieux, je fus attendri. Elle avait cette élégance inimitable et spontanée des Italiennes, je fus épaté. La perspective de cet amour m’amusait. Chiara Fontanella, Claire Fontaine, m’en allant promener… Elle ne connaissait pas bien la comptine. Chiara Fontanella avait un an et demi de plus que moi et était déjà mère d’un garçon de dix ans né d’un père dont elle s’était rapidement séparée. Je l’écoutais parler, en italien ou en français, avec un sourire un peu condescendant, je le crains, pensant que je pourrais lui amener un peu de calme. Elle sortait des photos d’Umberto, son fils, se plaignant de ne pas le voir assez. Ses parents à elle l’élevaient, tu comprends, Tomaso, on habite sur le même palier à Rome, c’est pratique, tu connais Rome? J’habite à côté de l’église San Lorenzo en dehors des murs, tu connais?

La vraie question que je me posais était autre. Comment se fait-il qu’elle, Chiara Fontanella, qui habite aussi à mille kilomètres de chez toi, ce qui va poser des problèmes d’organisation de vie dont tu te fiches éperdument, tu l’épouses, minimisant tous les obstacles, alors que Cécilia Maillart, tu ne l’as pas épousée?

Je me répondais que c’était Cécilia Maillart elle-même qui disait: “Les choses se font tout de suite ou ne se font pas”. On place drôlement sa liberté, parfois, j’ai choisi de me laisser emporter par le cours torrentueux des événements. C’est moi qui ai demandé Chiara Fontanella en mariage, au bout d’à peine quelques semaines de billets d’avion, de rendez-vous à Milan, à Gênes, à Lyon, à Paris, à Rome, au gré de nos obligations et de nos libertés professionnelles. Chiara Fontanella n’a posé qu’une condition, un enfant très vite. Le reste, elle l’a accepté. Pas d’église, je n’en voulais pas et elle était divorcée – d’ailleurs elle s’en fichait. Quant à son métier, elle trouverait sûrement quelque chose à faire. Elle trouva, en effet, circulant sans arrêt en France; je me suis toujours demandé comment elle persuada la RAI que mon village était le centre de la République française. Umberto? Il viendrait pendant les vacances; d’ailleurs, elle irait souvent à Rome (ce fut vrai: elle passait pratiquement deux à trois jours par semaine là-bas, faisant dépenser une fortune en billets d’avion à son employeur).

Aujourd’hui encore, j’ai de bonnes relations avec Umberto Bertini comme avec sa mère. Et bien sûr avec Alexandre. Mais ces pièces éparses ne semblent pas faire partie du même puzzle. Mon ex-femme, son fils, mon beau-fils, non, mon ex-beau-fils, mais c’est le frère de mon fils, son fils, notre fils. Tous, ils me semblent disposer d’une place autonome, bien précise; pourtant les jours où nous étions quatre dans la Maison Claire ont été rares. On y parlait l’italien, ces jours-là, sauf Alexandre et moi quand nous étions seuls. Ce décalage linguistique soulignait le côté construit de la situation.

Pourquoi Chiara Fontanella m’épousait-elle? Cécilia Maillart avait sa théorie:

– Elle a bien raison. À sa place j’en ferais autant.

Nous étions à Genève. Dans le même hôtel, comme une bonne partie des deux ou trois cents congressistes. Le soir, nous avons séché le repas. J’étais malheureux. Je me sentais coupable de parler de mon mariage à Cécilia Maillart.

– Je t’ai déjà fait le coup, pourtant, objecta-t-elle. Tu as peur de quoi? Que je me vexe? Qu’elle le sache? D’après ce que tu me dis, elle doit tout de même avoir vécu, non? Thomas, quand vas-tu grandir? Il fallait m’épouser en 1967. J’ai un fils qui n’est pas le tien. Tu as une femme qui ne sera pas moi.

Chiara Fontanella manifesta immédiatement une curiosité jalouse pour cette espèce de cousine que je décrivais comme ma meilleure amie. Elle prononçait Cécilia à l’italienne; c’est l’un des rares prénoms que je trouve laids en italien, avec ces deux tch qui me font penser à un éternuement.

– Tomaso, tu me diras enfin si oui ou non, tu as couché avec elle? Oui ou non?

– Si je te dis jamais, tu me crois?

– Non.

– Si je te dis qu’il n’y a pas si longtemps, tu me crois?

– Non.

Ce qu’elle voulait entendre, ce n’était pas la vérité. Elle aurait préféré une histoire qui avait existé et qui était finie. Ce n’était ni l’un ni l’autre.

J’ai acheté la moitié de l’énorme jardin du voisin qui avait jadis recueilli les chiens d’Adélie. On y a construit une maison moderne, jolie naturellement. J’ai tout délégué, elle avait bon goût, j’avais un peu d’argent, la Terre-Adélie m’ayant été donnée. La Casa Chiara. La Maison Claire. (Comme elle s’obstinait à italianiser mon prénom, je francisais parfois le sien.) Ma vieille maison était ravalée au rang de maison d’amis.

Plus tard, j’ai regagné la Terre-Adélie mais la Maison Claire est toujours à moi. C’est elle qui à présent me sert de maison d’amis ou de maison de secours. Pour être juste, je dois admettre que j’en use comme bureau ou bibliothèque et qu’il m’arrive d’y cuisiner et d’y recevoir. Quand Chiara Fontanella vient, elle loge là comme si elle n’en était jamais partie, débusque les nouveaux livres, remarque le moindre bibelot supplémentaire. Mais depuis que nous nous sommes séparés, elle ne m’appelle plus Tomaso. Comme si c’était un petit nom d’amour, un diminutif intime, une marque de reconnaissance désormais à proscrire. À notre fils, elle dit toujours Alessandro, lequel répond invariablement en italien qu’il s’appelle Alexandre. J’anticipe. Là nous ne sommes pas encore séparés, nous nous marions. Fête à Gallargues. Très vite, Alexandre est conçu. Il naît le 2 novembre 1978. Exactement le même jour qu’Anne-Lou Muret, à Bruxelles. J’ai trente et un ans. La vie me semble différente. La Maison Claire sort de ma terre; Alexandre, de sa mère. Moi aussi, j’ai à présent fait des pas depuis le carrefour où les chemins de Cécilia Maillart et de Thomas Vignol se sont croisés. À présent, miracle de la géométrie non-euclidienne, les voici parallèles; l’enfant le même jour, le même métier. En géométrie non-euclidienne, les parallèles se recoupent.

Nous usions du téléphone, ces années-là. Le téléphone m’est instrument d’alerte plus qu’outil de communication. Je préfère écrire. Mais quand les lettres arrivent, des questions se posent là-bas. Au téléphone, nous nous communiquons l’essentiel, tout au moins est-ce ainsi que nous le définissons.

Puis un jour le téléphone sonne et Cécilia Maillart me dit: “Papa est mort”. Et je file à Bruxelles. Elle était venue pour mon deuil. Je suis allé pour le sien.

– Bien entendu, tu loges ici, m’ordonne Jean-Paul Muret, alors que je venais d’arriver chez eux aussitôt Bruxelles atteint. Tu as réservé une chambre quelque part? (Ce n’était pas le cas.) La maison est presque finie, il reste juste une pièce à tapisser. Ta chambre est prête, je vais te faire visiter.

On attendit ensuite l’arrivée de Cécilia devant un apéritif prétexte. Il m’expliqua qu’elle était chez sa mère pour organiser les funérailles, ce que sa belle-mère était incapable de faire. On gagna de précieuses minutes avec quelques photos des enfants.

– C’est drôle qu’ils soient nés le même jour, conclut-il.

Je me pris à imaginer nos étreintes comme ayant été simultanées. Je n’arrivais pas à visualiser cet homme en train de faire l’amour à Cécilia Maillart. Il me traitait en vieux copain, avec une familiarité encombrante qui partait certainement d’un bon sentiment. Je prétextai la fatigue du voyage pour m’éclipser dans la chambre où ils m’avaient installé.

Quand j’arrive dans un lieu, même la plus banale des chambres d’hôtel, je me mets aussitôt à l’explorer. J’ouvre les tiroirs et les armoires, je tâte le lit, puis je me mets à ranger mes affaires. Cécilia Maillart avait raison d’affirmer que j’étais un coucou. Sous la forme d’un livre, d’un dossier, d’une photo, je dépose immédiatement un œuf et l’endroit devient nid. Les hôteliers participent à la conjuration: “La clef de votre chambre, Monsieur!”. Là où je suis, c’est chez moi. La chambre où je me trouvais à ce moment-là aurait pu être une chambre d’hôtel. Visiblement, en temps ordinaire, elle était inhabitée. Elle était équipée de meubles neufs en laqué blanc cassé et en bois apparent. J’ai caressé la commode, pensif. La laque était douce à toucher et donnait une impression de fraîcheur. Au plancher, une moquette bleu clair, épaisse comme un gazon anglais, me dis-je avant de douter que le gazon anglais puisse être bleu clair. Les lampes de chevet étaient d’un bleu un peu plus soutenu. Une applique au plafond. Je manipule l’interrupteur. Au mur, face au lit, une seule gravure, immense, dans les tons rouge et brun. Je m’approche et c’est intitulé “Caresses”. Trois corps qui se touchent. C’est beau. Il n’y a ni livre ni bibelot sauf un bouddha brun. Le tout donne une impression de commencement mais il faut bien que les maisons naissent, elles aussi. Je regarde par la fenêtre, qui donne au loin sur des arbres. En se penchant vers la droite, on voit le bout d’un cimetière pentu. De la salle de bains, la vue est imprenable. Je m’absorbe dans la contemplation du cimetière, un fouillis d’arbustes, de pièces tombales déglinguées, de petits chemins d’entre les tombes où circulent fleurs et ronces comme uniques promeneurs.

À la Casa Chiara aussi, la vue que je préfère est celle de la salle de bain. Elle donne sur la Terre-Adélie et sur Gallargues, au loin, à l’arrière-plan, comme on peut voir son enfance quand on se retourne, aurait persiflé la Cé adolescente que j’avais aimée et laissé filer.

Je me questionnais sur l’endroit où serait enterré le père de Cécilia Maillart, le surlendemain. Serait-ce là? De sa chambre, dont j’ignore où elle se trouve, de l’autre côté du couloir, sans doute, verra-t-elle la tombe de son père chaque matin? Non, m’expliqua-t-elle en arrivant, le cimetière étant désaffecté. L’enterrement aurait lieu au nouveau cimetière d’Uccle. Soudain les larmes jaillirent, déclenchées par le mot enterrement.

– Thomas, à quoi ça sert d’être médecin quand on ne peut rien faire! Rien que mentir, rien que dire ça ira mieux…

Nous étions debout, tous les deux. Dans la chambre, il n’y avait qu’une chaise. Je lui ai dit de s’y asseoir et je me posai sur le lit, juste en face. Nos genoux se touchaient presque.

– Parle, va, dis-je. Il n’y a que cela qui te soulagera.

– J’ai l’impression d’avoir perdu mon enfance en même temps que Papa… J’ai envie de me promener à Madurodam, c’était tellement magique! (Regard sourire à travers les yeux mouillés.) C’est une ville hollandaise en miniature, une maquette géante. J’y étais Gulliver, le monde était lilliputien.

Elle s’est allongée sur le lit, m’a poussé pour que je lui sois parallèle. Elle a pleuré à gros bouillons pendant plusieurs minutes, blottie, la tête cachée contre mon torse. Ma chemise était trempée. Je lui caressais les cheveux.

– Ça va mieux, maintenant, dit-elle en se redressant soudain.

Elle se leva, se regarda dans le miroir de la commode.

– Oh mais quelle tête j’ai! Et toi, dans quel état je t’ai mis! Regarde!

En femme efficace, elle retapa le lit, m’ordonna de me changer et me fixa rendez-vous en bas pour le dîner dans une demi-heure. Au fond, je ne connaissais pas Cécilia Maillart.

Le syndrome de Cendrillon

Bruxelles, le 10 mai 1981

Mon vieux Tho du temps où j’étais Cé,

En ce soir où tu dois être content, heureux même sans doute, je pense à toi très fort et je voulais te remercier tout aussi fort pour ta présence lors des funérailles de mon pauvre Papa, comme disait Adélie. J’aurais pu te téléphoner, mais d’abord cela m’étonnerait beaucoup que tu sois chez toi. Je parie que ton sens de l’héritage paternel t’a fait monter à Paris aussitôt après avoir voté ce matin et qu’en ce moment même, tu fais la fête à la Bastille. Comme j’ai envie d’être près de toi! J’ai de l’affection pour Jean-Paul mais il n’y a pas qu’au vert et au rouge qu’il est daltonien. Espérer de sa part de la consolation, c’est croire qu’il peut dépasser le lieu commun dans l’expression des sentiments. Plus le temps passe et plus je regrette ma vie.

C’est affreux et injuste d’écrire ça. J’ai TOUT: deux beaux enfants qui poussent bien, un mari qui se couperait en huit pour sa famille, une maison qu’on m’envie généralement, un métier qui m’intéresse et même des perspectives de carrière dans ce métier.

J’ai trente-trois ans et si j’étais Thomas Vignol, je ricanerais en disant que c’est l’âge où les résurrections sont les plus spectaculaires. Mais je ne me sens pas renaître à une autre vie, je suis toujours cette déracinée perpétuelle qui souffre à la cicatrice des arrachements, la blessure des renoncements et à la déchirure des absences.

Thomas, pourquoi ai-je pensé si longtemps que tu n’étais pas pour moi? Pourquoi n’ai-je pas hurlé à Bruxelles qu’à Montpellier il y avait une faculté de médecine et que je voulais y aller? Pourquoi ai-je pris tout cela comme un jeu? Pourquoi ne t’ai-je pas attendu alors que depuis la plage du Grau et même depuis les Cloches de Bruges je savais que tu m’avais espéré? Pourquoi me trouvais-je très femme et toi trop enfant? Pourquoi déjà avais-je placé des barrières entre toi et moi? Pourquoi? Pourquoi ne les as-tu pas franchies? Pourquoi?

Tu vas penser que je suis déprimée, que la mort de Papa et le spectacle de Maman qui sombre à soixante ans dans cette forme lente de suicide qu’est la neurasthénie me blessent. Oui, j’ai été secouée; non, je ne suis pas déprimée, du moins pas par cela. Je t’aime, Thomas, j’ai lutté de toutes mes forces contre ce sentiment, mais je ne peux pas le vaincre, c’est une donnée de ma vie.

Ne réponds pas à ce message. NE RÉPONDS PAS. Il arrivera sûrement un jour, plus tard, que nous nous rencontrions. Je vais tout faire, pendant le temps qu’il faudra, pour que ça n’arrive pas. Tu vas être triste, j’en suis sûre. J’espère avec la plus grande sincérité que l’amour de Chiara te comblera. Je t’ai vidé le fond de mon cœur, Thomas Vignol. Pour t’éviter tout ennui conjugal, je t’envoie ce message à l’hôpital, avec PERSONNEL écrit dessus.

Un dernier mot, si tu veux savoir. Pourquoi n’ai-je jamais résisté les rares fois où nous avons pu nous aimer? Parce que je t’aime et que ces quelques instants d’amour m’ont à chaque fois transplantée dans une autre vie, la tienne, la nôtre. Un paradis qui ne l’est peut-être, sans doute, que parce qu’il n’est pas.

Tho, prends bien soin de toi.

            Cé M., pas V.

P.S. Tu as remarqué, les initiales ? Cela vient de me frapper. M comme mort, V comme vie. Je viens de tout relire. Cette lettre n’est pas drôle, ai-je le droit de te l’envoyer? Je voulais au départ te dire les choses calmement et j’attendais un prétexte pour t’écrire. L’Histoire me le fournit mais c’est cette lettre que j’ai écrite, tant pis, c’est elle que je t’envoie.

La réponse à cette lettre, je l’ai également retrouvée.

Montpellier, le 13 mai.

            C.,

J’ai trouvé ta lettre en rentrant de Paris, effectivement, et je veux respecter ton souhait présent, quoi qu’il t’en coûte, quoi qu’il m’en coûte. J’aurais mille choses à écrire mais je ne peux pas te répondre, puisque tu le veux. Je désire simplement te répéter avec la force du serment, j’en ai prêté un récemment et je prends les serments au sérieux: si tu as besoin de moi, fais signe. Je viendrai. Pour la même raison pratique (et pour tout te dire, je n’en suis pas fier), je t’expédie moi aussi ces quelques mots à l’hôpital. Je ne vois d’ailleurs aucune raison – c’est la seule chose que je discuterai – pour ne pas participer à ton effort en ayant la priorité pour les rencontres internationales. Si l’une d’entre elles t’intéresse, ou si ton patron t’y expédie, écris-moi un petit mot neutre et je m’arrangerai pour me défiler. Comme je suis devenu le numéro 2, cela me sera facile.

Comment terminer sans avoir l’air d’être un cœur sec?

            Thomas

Après avoir posté la lettre, je suis rentré en passant par Gallargues pour récupérer Alexandre chez ma mère. Ma femme, occupée par l’élection présidentielle, n’arriverait que le samedi.

– Ce soir, fils, on dort en Terre-Adélie, ai-je dit à Alexandre, pour qui cette perspective était toujours une fête.

Je me suis juré d’obéir à l’injonction de Cécilia Maillart. Pourquoi alors a-t-il fallu que je relance cette machine infernale? La lettre suivante était rangée juste en dessous ma réponse cœur sec. L’amour est une ventouse.

En Terre-Adélie, ce 25 novembre 1981

            C.,

Je romps ce silence qui m’étouffe en brisant le serment que je t’ai fait. Pour une chose toute simple. J’aimerais t’avoir à moi l’espace de deux ou trois jours à Paris puis t’obéir en m’évanouissant de ta vie. Mais j’ai mal, mal, mal de la dernière fois, je faisais semblant mais j’avais l’impression, moi, de tromper Chiara. Je voudrais effacer ces souvenirs. Je n’aime d’ailleurs pas Genève et l’hôtel Cornavin ne fait pas sérieux car je ne suis pas un personnage de Tintin comme le garçon de la brasserie dans ces belles galeries quand je suis venu à Bruxelles pour la première fois. Tu m’objecteras que la situation sera la même. Eh non. Te souviens-tu de l’appartement de la rue Rambuteau? Il est inoccupé jusqu’en février de l’année prochaine et j’en ai les clefs. C’est l’endroit idéal pour remettre les pas dans les pas. Il y a moins d’un quart d’heure, je ne savais pas que j’allais t’écrire cette lettre, l’idée m’en est venue en recevant les clefs, à l’instant précis où le métal tiède du trousseau sorti de la poche d’Éric a été posé dans ma paume ouverte. Envoie-moi au diable si tu crois que c’est idiot, c’est sûrement idiot d’ailleurs, mais je m’en voudrais de ne pas t’avoir proposé de nous forger le meilleur des souvenirs, pour que nous nous rappelions le merveilleux menu de ce dernier repas.

J’arrête de plaider et j’attends ton verdict.

            Tho.

Cécilia Maillart n’a répondu qu’une semaine plus tard par télégramme: Viendrai Paris jeudi à dimanche semaine du 15 par TEE de 20h30. N’appelle pas.

Il est difficile de démêler l’écheveau des sentiments contradictoires qui m’agitaient sur le quai de la gare du Nord. Je me rappelle que je n’étais pas tout à fait sûr de la voir débarquer de ce train pataud. Je tenais à la main un bouquet de fleurs. Je me demandais comment allaient se passer ces trois jours bizarres. Jamais je n’avais été seul avec elle aussi longtemps. La folie de mon projet m’apparaissait soudain. Soudain je la vis, en manteau bleu et noir, scrutant le quai. C’était moi que Cécilia Maillart cherchait des yeux, et moi qui courait vers elle en agitant les fleurs qui m’encombraient.

La recherche de la perfection est une malédiction terrible. Il aurait fallu se douter que la volonté de faire de ces trois jours une sorte de paradis référentiel allait se heurter à la double paralysie qui nous guettait, une de chaque côté de la parenthèse. Celle d’avant de l’ouvrir: faisions-nous bien? Cela peut apparaître paradoxal, mais je ne suis pas doué pour l’adultère. Le vaudeville m’ennuie quand il ne me dégoûte pas. J’étais parti avec un élastique dans le dos. Et si tout sautait, si tous nos serments ne résistaient pas à la réalité de ces soixante-douze heures? Serions-nous rassasiés ou la reprise d’une dose de cette étrange drogue allait-elle nous faire retomber? L’imminence du dénouement pouvait-elle nous gâcher jusqu’à ces brefs moments que nous avions décrétés obligatoirement heureux? Nous étions Cendrillon avant les douze coups de minuit.

Mon élan pourtant n’est ni feint ni calculé. J’entends même une vieille dame murmurer, complice: “C’est beau, l’amour!” alors que je serre, sans dire un mot, une Cécilia Maillart qui finit par poser la tête sur mes épaules. Pas de taxi disponible; on fait le court trajet en métro vers le nid du coucou.

– As-tu faim? dis-je aussitôt la porte franchie.

– Non, je veux juste dormir. (Sourire.) Je suis à bout.

– Je vais te regarder dormir en pleurant silencieusement de peur de te réveiller tout en remerciant Dieu, dans Sa bonté, de t’avoir faite.

Elle se met à pleurer.

Elle pleure silencieusement mais elle se force à la gentillesse, dispose les fleurs qui ont survécu, dit que c’était gentil le champagne, on le boira demain, ça ne fait rien? Elle dit qu’elle a pris du valium dans le train, qu’elle n’en prend jamais et qu’elle dort debout.

– Viens, alors. Je te déshabille et je te mets au lit. Laisse-moi ranger tes affaires.

Elle se dit d’accord en s’allongeant sur le canapé et s’endort aussitôt. J’ôte ses chaussures, je cherche une couverture et je la dispose sur une Cécilia Maillart comateuse, que j’installe le moins inconfortablement possible. Comateuse! Je la secoue. Combien de valium a-t-elle avalé?

– Mais deux! Demain, je t’expliquerai. (Elle se rendort.)

Je la crois. Thomas Vignol, du calme. Si elle avait forcé sur la dose, elle aurait déjà perdu conscience dans le métro. Elle a marché trois minutes normalement et a ensuite bougé dans l’appartement avec une vigilance satisfaisante. Mais l’amant Thomas n’est pas entièrement rassuré par le discours apaisant du bon docteur Vignol.

Je range ses affaires tout en surveillant la belle dormeuse, pâle et cernée comme une dame aux camélias en fin de parcours. L’espace de quelques instants, je me souligne que c’est la première fois que nos affaires sont rangées côte à côte quelque part. En dix-sept ans! Dix-sept ans pour enfin obtenir ces quelques heures… Autant qu’entre notre naissance et l’hôtel d’Aigues-Mortes! Je lui glisse plutôt maladroitement une robe de nuit puis je la soulève comme une jeune épousée du temps jadis et je la porte jusque dans la chambre. Elle n’est pas si légère, cette femme. Elle a de la carrure, le ventre plat mais les cuisses musclées, même si ses attaches, poignets et mollets, sont très fins. Elle doit frôler le mètre soixante-quinze. Seul le visage a vieilli mais si peu, quelques ridules aux commissures, quelques griffes au coin des yeux…

Ainsi se passent les premières heures de la nuit. Je me lève, je me déshabille, je me glisse dans un pyjama tout neuf que j’ai acheté cet après-midi. L’idée d’emporter avec moi un pyjama conjugal m’a semblé indécente, infiniment plus que l’escapade prévue et organisée. Je reprends ma veille silencieuse, toutefois sans pleurer, et je finis par m’endormir, abattu à mon tour par une extrême fatigue. Quand je me réveille, c’est parce que Cécilia Maillart tire grand les lourdes tentures:

– Debout, paresseux! Dix heures trente, docteur Vignol! Votre malade s’est réveillée et vous l’avez laissé sortir toute seule en rue dans la grande ville inconnue pour acheter vos croissants. Faites-nous du café fort, mon bon monsieur!

Elle m’a posé un baiser qui sentait le dentifrice sur le coin de la bouche et m’a murmuré qu’elle ne prononcerait plus la moindre parole avant d’avoir – enfin – le café qu’elle réclamait depuis au moins deux heures. J’obéis. Elle but son café à petites gorgées et déposant sa tasse, l’air pensif, dit abruptement:

– Je ne suis pas fidèle, Thomas. J’ai eu une liaison et mon mari est au courant. Je crois que cela l’a secoué considérablement. Il m’a fait une scène épouvantable hier midi. Il est persuadé que je suis à Paris pour retrouver mon amant. S’il apprenait en plus pour toi… Voilà pour les somnifères. Juste envie de dormir avant de réfléchir. C’est le graveur qui a fait Les Caresses, la gravure dans la chambre que tu connais chez moi. Bon sang, pourquoi est-ce à toi que je peux parler et pourquoi Jean-Paul ne comprend-il jamais rien? Tu vas me dire: mais parce que c’est lui ton mari, et pas moi. Ça n’a rien à voir, Thomas. C’est une question de nature de caractère. Je te dis qu’il est épais comme un potage hollandais. C’est ta faute, Thomas, si je ne suis pas fidèle.

– Pardon?

– Plutôt c’est à cause de toi. Tu n’es pas là, je cherche. Je t’avais trouvé, tu n’es pas là, je cherche, tu saisis? Je suis en manque, en manque d’amour, voilà la vérité! Bien sûr, tu ne le fais pas exprès!  Et en prime je culpabilise un maximum vis-à-vis de ta femme. Tu ne crois pas qu’elle serait furieuse de savoir que tu la trompes?

– Écoute, je ne la trompe pas.

– Et qu’est-ce qu’on fout ensemble, alors?

– On applique la théorie Maillart. Je n’ai pas connu une autre femme depuis que j’ai épousé Chiara.

– Mais Maillart n’y croit plus!

Elle me demanda de parler d’autre chose. Qu’avais-je à proposer? Une promenade? Une visite?

On se dirigea vers les Tuileries. Un photographe se précipita vers nous, nous vendant un polaroid noir et blanc où nous marchions côte à côte. Cécilia Maillart avait placé son bras sous le mien. Le photographe avait dû déclenché à l’instant précis où elle m’avait souri en disant: “On n’est pas sérieux, quand on s’aime depuis dix-sept ans”. La photo est toujours dans un cadre sur ma table de nuit en Terre-Adélie. Ce regard était un regard d’amour, tendre et perçant, une promesse d’éternité dont on savait qu’elle ne serait pas tenue. À marcher sans but, presque sans parler, nous nous sommes retrouvés aux Champs-Élysées. Nous sommes revenus sur nos pas par les quais jusqu’à Notre-Dame.

– Quand as-tu cessé de croire en Dieu? m’a demandé Cécilia Maillart.

Tout en lui décrivant les beautés de la statuaire gothique, surtout le portail nord de Notre-Dame que presque personne ne regarde jamais, je lui expliquai que c’est en refaisant le raisonnement de Laplace (je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse-là) que je me suis passé de Dieu et que je n’avais fait comme bien d’autres protestants que porter à son aboutissement l’esprit de libre examen qui animait la Réforme.

– À l’enterrement d’Adélie, il n’y avait presque personne, la proche famille, la vieille belle-sœur venue de Paris, deux ou trois connaissances, des voisins. J’ai beaucoup aimé ce que le pasteur a dit: “Ce que les Écritures nous enseignent, c’est qu’à présent, elle est assise à côté du Seigneur. Où et sous quelle forme, c’est à chacun d’entre nous de le décider pour soi. Rien n’est précisé.” Il a été bien plus intime, bien plus profond que pour le service de Papa, où il a énuméré tous ses mérites universitaires, qui remplissent certes une vie, mais qui n’avaient rien à faire au temple.

– Je n’écoutais pas ce qu’il disait, Thomas. Je te regardais. Je me demandais à quoi toi, tu pensais.

– Je m’en souviens très bien. Je pensais que le pasteur n’avait pas bien lu les ouvrages de mon père. Il y avait des passages sur l’infini et sur la mort qui valaient mieux que ce que le pasteur disait. Pour Adélie, il n’avait rien à dire de spécial, c’était juste une vieille demoiselle toute simple qui était morte. Alors il a dit des choses simples et vraies.

Sourire Cé. Elle exigea de sortir, d’abord pour acheter des chaussures de marche confortables, puis me suivit dans les âges superposés de Paris que je me mis en tête de lui présenter. Comme j’observais qu’avec la visite de Notre-Dame, on démarrait alors que les Capétiens installaient leur pouvoir, que Paris fut mille ans plus tôt une ville romaine et qu’il faudrait peut-être commencer par la montagne Sainte-Geneviève, elle me dit:

– Ça n’a aucune importance, on fera un flash-back. Exactement comme par définition une histoire d’amour ne peut démarrer à la naissance des amoureux. Plus tard ils se rencontrent et ils se racontent.

Nous ne nous sommes même pas racontés. Que dire que nous ne sachions? Nous nous fabriquions comme prévu une provision de souvenirs, nous vivions pleinement les heures en omettant facilement le surlendemain et le lendemain. Encore un instant, Monsieur le bourreau… Mais les heures s’en fichaient, qui nous échappaient inexorablement. Lors du dernier déjeuner, devant un plateau de fruits de mer aux Halles, Cécilia Maillart a attaqué selon un nouvel angle:

– Il faut longtemps pour manger ça. Nous aurons le temps de discuter. (Sourire.) Tu l’as fait exprès, évidemment. Mais il n’y a rien à négocier. J’ai pris des décisions et je m’y tiendrai. Il est temps que je me souvienne de mon enfance hollandaise. Je vais mettre en œuvre mon plan Delta. Tu sais, les digues? Il ne faut plus que les grandes marées me submergent.

Silence et regard bleu :

– J’ai décidé d’arrêter de me promener en Camargue dans ma tête, de te chercher partout et nulle part. Je sais où tu es. Je sais que tu existes. D’une certaine façon, j’ai eu le meilleur de toi. J’ai aussi décidé de rompre avec János. Le graveur. Il est d’origine hongroise. Je me recentre sur mes acquis.

Silence. Huître. Regard bleu violet.

– Je me crois de taille à te revoir sans te sauter dessus. Il faut absolument que je trouve cette force. Si je ne me soumets à aucune tentation, je ne serai pas capable d’y résister si elle se présente. Un peu comme les Précolombiens ont été décimés par le premier rhume. Il suffisait jusqu’ici que l’on se voie pour que tout craque. Mais il y a une parade.

Sourire. Huître. Gorgée de riesling.

– Mon plan a une faille. Chiara sait-elle que nous avons été amants ?

– Non. Tu es une cousine que sa connaissance approximative de mon arbre généalogique a  rapprochée de ma branche. Elle m’a déjà questionné cent fois. Je m’en sors par une pirouette.

– Alors fréquentez-nous en famille. Tu t’arranges pour venir à Bruxelles avec ta femme et ton fils, je montre le Gard à mon mari et à mes enfants. Après tout, on se voit de temps en temps aux congrès, on s’aime bien, on fait le déplacement des deuils. Normalisons nos rapports.

– Normalisons nos rapports! Enfin, Cé, c’est un jeu dangereux qui risque d’être plus félon que la pirouette à Chiara. Je vois très bien le gouffre, moi!

– Moi aussi, Tho, mais il me donne pas le vertige. L’ombre de ton ombre, j’ai besoin de la voir… Mais j’ai confiance en toi. Tu es loyal. Et tu as le sens des convenances.

Pince à crabe. Craquement. Regard bleu.

– Je ne te demande pas de répondre sans réfléchir. Tu vas tout soupeser. Moi, j’entame une vie exemplaire d’épouse modèle. Ça, c’est ma décision. J’attends la tienne.

Comment se rompent les digues

J’éprouvais le soulagement honteux d’un adultère finissant secret sans avoir rien brisé. Il fallait se consacrer à Chiara. Je n’allais pas lui dire: “J’ai une bonne nouvelle, ces quelques jours à Paris, ce n’était pas pour le travail, j’y étais avec ma maîtresse, tu sais, ma cousine, Cécilia Maillart – eh bien entre elle et moi c’est terminé, tu entends, ter-mi-né. Nous allons pouvoir nous fréquenter normalement à présent. Tu es contente?”. Mais en dépassant Valence, je n’avais pas encore senti monter la moindre envie de rentrer. Pourquoi aller vers le sud alors que Cécilia Maillart filait vers le nord ?

Ce qui me tracassait, c’était aussi ce coup de téléphone de Chiara à Paris vers minuit la veille. J’avais été d’une extrême brièveté, débordé par ce congrès imaginaire et dix rendez-vous harassants, me limitant à bien confirmer que je serai là dimanche soir dans la soirée et qu’Alexandre devait aller au lit sans m’attendre. Rappelé à l’ordre par le bruit insistant et indécent de la sonnerie, j’étais mal à l’aise et j’en voulais à Chiara d’être inquiète parce qu’Alexandre toussait un peu. Je savais que j’étais injuste, mais j’aurais voulu que tout soit bien cloisonné, Cécilia Maillart dans une pièce, Chiara Fontanella dans l’autre. Là Chiara était l’intruse.

Je me suis arrêté à une station d’essence pour téléphoner à la maison. Ma mère décrocha: Chiara avait dû partir à Marignane, une équipe de la télévision italienne atterrissait tôt le lendemain. Alexandre dormait déjà comme je l’avais demandé. Je repris le volant en pensant qu’en effet, il fallait normaliser nos rapports, Cécilia Maillart et moi. Comme fantôme, elle serait toujours gagnante. Mais le mot normalisation me faisait penser à l’empire soviétique. Tant pis.

Naturellement, il fallut s’organiser un peu. Au printemps 1982, je revis Cécilia Maillart à Paris; nous avons évité soigneusement le quartier des Halles et nous avons dîné rive gauche, choisissant un restaurant proche de l’Odéon.

– Eh bien voilà, cousine, nous y sommes…

– Eh oui cousin… Alors nous nous sommes rencontrés, et nous nous sommes dit que nous ne nous voyions jamais en dehors de ces fichus congrès! Et nous avons dit à nos conjoints, si on les invitait à passer quelques jours? Et puis la vague idée qui n’avait suscité qu’un acquiescement poli, oui pourquoi pas, nous la ferons germer subtilement… Que je t’explique. Quand je suis rentrée, Jean-Paul m’a fait une scène. János par ci, János par là… Mais le lendemain, il s’est excusé avec un grand bouquet de fleurs. Figure-toi que le lundi, au boulot, de qui entend-il parler? De János. Son chef est allé dans l’atelier de János le samedi – Jean-Pierre lui avait donné l’adresse. Donc il avait la preuve que je n’étais pas avec János, donc j’étais bien à Paris pour le boulot et voilà, il était désolé pour la scène, mais s’il était jaloux, c’est qu’il m’aimait. Il en a profité pour exiger que j’ôte la statue de la petite table de l’entrée… Le con!

Les choses se passèrent d’abord comme nous l’avions projeté. “Au congrès, j’ai vu ma cousine, Cécilia Maillart, enfin je devrais dire Muret, elle nous inviterait bien quelques jours chez elle, qu’en penses-tu? Tu aimerais visiter Bruxelles? Tu m’as dit que tu connaissais peu cette ville!”

On fixa une date en juin. Dans la chambre avec vue sur le cimetière, Les Caresses avaient été remplacées par deux gravures de facture très différente, l’une dans les tons orangés, l’autre dans les tons verts, et le petit bouddha avait été remplacé par deux bouddhas encore plus petits, l’un vert, l’autre orange, qui se regardaient, hébétés. Chiara trouva la chambre très jolie. Chacun joua son rôle à la perfection. Les garçons se chamaillèrent un peu, les deux femmes apprirent à se découvrir et j’essayais de mon mieux de répondre à l’amabilité pataude de mon hôte. Les docteurs Maillart et Vignol commentèrent quelques opérations, ce qui leur permit quelques apartés pressés où ils évoquèrent à peine la réalité de la situation. On réciproqua l’invitation, comme disait Jean-Paul. La Noël se fêterait chez nous, à Aigues-Vives. Chiara Fontanella insista pour laisser notre maison, la Maison Claire, à nos cousins. Il me semblait étrange que les deux femmes soient chacune dans la maison de l’autre – mais l’une ignorant tout de cela. On reçut Les Caresses. Jean-Paul Muret était sûrement content de s’en débarrasser.

Ce jeu cruel et asymétrique dura des années.

Rétrospectivement, utiliser le mot loyauté peut paraître abusif, étant donné la longue période clandestine qui allait à nouveau s’en suivre, avec cet aboutissement lamentable et brutal dont il faudra bien que je parle bientôt, mais il y avait en tout cas un effort véritable. Surtout ne pas se placer dans une situation équivoque! En tête-à-tête, ces années-là, si nous nous plaisions à souligner que le plaisir que nous en éprouvions rimait encore avec désir, nous énoncions la tentation pour la conjurer. Mais cette stratégie n’a-t-elle pas entretenu le feu sous la cendre, par ces paroles d’un amour qui ne se faisait plus?

C’est en Hollande que la digue s’est rompue. Nous nous sommes retrouvés à La Haye. Le destin  prenait la forme prosaïque d’une conférence de cardiologie. La Haye, pour Cécilia Maillart, c’était le voyage en enfance. Elle m’expliqua que La Haye était réputé être le plus grand village du monde mais que c’était l’un de ces clichés qui simplifient le tourisme. Elle me promena dans la ville de son enfance comme si c’était encore son jardin. Au fur et à mesure de l’élargissement de mes sourires, le ton dérivait vers l’intime et le souvenir: la petite pièce argentée de 10 cents que coûtait le trajet en bus vers le lycée, le journal de Mickey que sa grand-mère envoyait par la poste, le triporteur du livreur de plats indonésiens, tant de ces petites choses qui construisent les bons souvenirs.

– À se demander, finis-je par dire, pourquoi tu n’as pas fait ta vie dans ce paradis hollandais!

– Mais je te l’ai déjà dit! J’ai suivi mes parents et d’ailleurs, le vrai paradis, pour moi, c’était Caissargues. En fait, c’est autre chose qui m’est venu en tête. Pourquoi? Mais il y a plein de pourquoi. Pourquoi cette vie? Pourquoi Jean-Paul? Je ne suis pas à La Haye, je ne suis pas à Caissargues, je suis à Bruxelles, décalée, avec un homme qui pèse des tonnes. Il me pèse de plus en plus, Tho. J’ai recommencé à le tromper. Oui, je sais, je sais. Je ne tiens pas mes engagements. Mais je veux tout simplement respirer et je fais bien gaffe à ne pas me faire prendre. Ah, l’adultère est difficile à organiser! Sauf éventuellement avec un autre médecin. Mais tu vois, je n’ai pas du tout envie d’une récréation qui se prendrait dans le milieu professionnel!

J’ai pensé à cet instant que la digue avait tenu bon, que j’étais définitivement cousin. Ce sentiment-là, d’ailleurs, me pinçait un peu.

– János, j’avais été attirée, vraiment, je n’ai pas résisté, c’est tout. Maintenant c’est très différent. Tu vas mal me juger…

Elle attendait une dénégation. Il était simple de répondre non. Mais l’imperceptible petit délai ne lui avait pas échappé:

– Tu dis non poliment, mais ce n’est pas ce que tu allais dire.

– J’allais te tenir un discours sur notre amitié, la qualité de l’écoute, le refus de juger qu’elle implique. Mais je me rends compte qu’il était parasité par ta phrase précédente.

– Ma phrase précédente? Sur les médecins? Ah oui, évidemment, elle t’écarte. Mais non, idiot. Je vois que tu n’y as pas renoncé plus que moi. Putain, c’est toujours toi que j’ai aimé, comme si tu ne le savais pas!

Je n’eus pas le temps de répondre quoi que ce soit. Elle s’était placée devant moi. Ma liberté existait-elle encore? Mes défenses étaient affaiblies par sa double et rapide perspicacité, avec l’instant d’hésitation et ce pas plus que moi qui me touchait sous divers angles, comme l’eau d’une digue qui craque, surgissant à la fois du côté de l’amour (je me souviens d’avoir pensé: “Mais c’est vrai, c’est cette femme que j’aime!”), du côté du désir et sans doute aussi du côté du souvenir, mais également du côté plus trouble de la curiosité, de l’intérêt humain et de la jalousie.

Sortant de la Mauritshuis, nous traversions le Palais; l’hôtel était à cent cinquante mètres de là, sur une place où, presque en face, il y avait un cinéma que Cécilia Maillart fréquentait, petite. Techniquement, il nous faudrait encore quelques minutes pour redevenir amants. Je n’ai pas résisté à la montée des eaux. J’ai été un noyé heureux. J’ai pris Cécilia Maillart dans les bras et nous avons échangé un baiser de cinéma. J’étais dans un film américain des années cinquante. Technicolor un peu bleui. Le rideau (jadis, il y en avait un, dans les salles) allait brouiller ce happy end sur fond de musique lyrique. Mais dans la vie, le baiser des héros n’est pas la fin de l’histoire.

Notre histoire à nous repartait de plus belle. Un peu cahin-caha. Au fond, je me demandais déjà si le sens du péché ne m’avait jamais quitté. Malgré tout, dans l’acte que nous commettions, il y avait une profanation – même si le seul sacré qui vaille était une question intime plutôt que divine. Ces états d’âme résistent toutefois peu aux discours consolateurs pratiques comme: “Nous ne faisions de mal à personne”. Encore eût-il fallu qu’ils fussent vrais.

Or la machine infernale s’était mise en marche. Comme l’adultère est difficile à organiser, en effet! Pourtant j’aurais cru que celui-là, intermittent, dépendant d’un calendrier extérieur et plaçant les amants dans un décor lointain où quelques précautions élémentaires suffisaient, était à cet égard tout à fait privilégié. Naturellement, au fil du temps, les occasions réelles apparurent trop peu nombreuses. On en inventa, on commit des imprudences. Là encore j’anticipe et j’accélère, comme si la hâte d’en finir avec ce récit pouvait distordre le temps. Nous avions quarante ans et le besoin de trouver en l’autre le complément à une vie conjugale qui ne nous satisfaisait pas. Entre Chiara et moi, cela n’avait que peu à voir avec la mésentente qui existait depuis longtemps chez les Muret. Là, le combat était évident; ici, l’esquive était érigée en règle de vie mais la courtoisie et l’estime restaient.

C’est Chiara Fontanella qui me quitta et Cécilia Maillart n’y fut pour rien. L’événement se passa en 1991. Un dimanche de mai, à la suite d’une indiscrétion involontaire, j’appris qu’elle aussi, de son côté, avait un autre homme dans sa vie. Elle téléphonait depuis Rome et me priait de chercher un carnet de notes dans son bureau. Je fouillai en vain le tiroir indiqué. Elle insista.

– Cherche! Un petit carnet à spirale, bleu marin.

Je souris à la faute et je finis par le trouver, mais dans sa table de nuit. En soulevant le carnet, qui n’était ni petit ni bleu, marin ou marine, mais moyen et gris foncé, je fis tomber un autre carnet, plus petit, que je ne connaissais pas. Machinalement, je jetai un œil dessus. Tout de même, ce fut un choc. Oh, mesuré, certes. Je m’abstins de faire la moindre scène – j’ai le sens du ridicule – et au contraire, je soupesais l’avantage de la découverte. Entendons-nous: il ne s’agissait pas de stratégie de bas étage, d’une arme utile à dissimuler en cas d’attaque ennemie. Il s’agissait d’imaginer un nouvel équilibre. N’aurait été la dissimulation de ma propre liaison avec Cécilia Maillart, j’aurais été soufflé, tout de même, d’apprendre que cette femme qui était officiellement la mienne et qui savait encore à l’occasion se montrer aimante menait comme on dit une double vie. L’ironie de la situation était que son amant était lui aussi un confrère; je veux dire par là qu’il était journaliste, et à Rome. Je compris pourquoi mes propres voyages étonnaient si peu. Elle allait souvent à Rome, avec le prétexte tout trouvé de son fils aîné. Je ne voulais pas voir et elle non plus, sans doute, qui ne creusait pas mon soudain intérêt pour les congrès hollandais. Il y avait à peu près deux ans que cette liaison avait commencé. Deux autruches cohabitaient en Terre-Adélie.

Le mardi suivant, Chiara Fontanella revint au domicile conjugal. Je n’étais pas fier de l’arme que me donnait mon savoir mais en même temps une nostalgie de ce qui aurait pu être entre nous me poussait à me taire. Alexandre mis au lit, elle tenta d’entamer la conversation. Je sentais bien qu’elle avait quelque chose à me dire, mais moi, j’étais d’humeur tendre et elle se résigna à me ménager. Avec le recul, j’ai compris que ce dernier délai m’était accordé pour atténuer ce qu’on allait m’annoncer, une condamnation à mort, le départ. Le rhum était de qualité. Chiara Fontanella ne fut pas avare de larges rasades. Mais après trois jours, malheureux de cette comédie et de ce que je n’osais pas lui dire, nous sommes semblables dans nos vies, admettons-le, je commençai:

– Je vois bien que tu as quelque chose à me dire.

– Si tu me faisais une scène, parfois! Mais tu es trop poli, comme le proverbe français, peut-être, trop poli pour être honnête.

– C’est un reproche? Tu me trouves indifférent?

– Indifférent? Indifférent! Thomas, mais où est l’amour, entre nous? Tu es un type bien, je t’admire et je suppose que je ne suis pas la seule, tu vas devenir le maire de ce village, tu vas finir ton livre sur la souffrance, il sera très beau, mais où est l’amour? Je ne dis pas la tendresse, l’affection, mais moi j’ai besoin d’autre chose. Et ne me dis pas: “Quoi?”. Si c’était clair! Je te dirais, alors.

– Tu me dirais quoi?

– Tu vois! Je t’ai dit de ne pas dire quoi, et tu dis quoi? Quoi!

J’ai souri.

– Je sais, dit Chiara Fontanella. Je parle comme une grenouille!

Elle était adorable, avec son faux air désolé. Qu’il est difficile de désaimer! C’était la jeune journaliste qui m’avait plu, effervescente et nerveuse, drôle et attentive, ravivant une petite musique oubliée. Décidément je n’ai jamais su rompre. Et puis, le croira-t-on? Je n’avais pas envie de lui infliger la douleur rétrospective de ma propre liaison, ceci indépendamment du fait qu’il était lâche mais pratique de ne pas devoir se justifier. Je la sentais pleine de scrupules et j’en avais aussi, qui en même temps me dégoûtaient, bel hypocrite. Mais elle cherchait une porte de sortie. Tout en ayant probablement encore un peu envie de rester, donc de revenir. Pardon, Chiara, d’avoir manqué du courage de rompre. Pardon, Chiara, de ne pas avoir été sincère à ce moment-là. Je n’étais pas tout à fait le type bien que tu pensais. Au contraire, je t’ai laissé faire le sale boulot. Je me suis déchargé sur toi du poids de notre rupture.

J’effectuai un saut à Bruxelles pour raconter la scène de ma rupture conjugale à Cécilia Maillart.

– Thomas? Je suis encore à Rome. Il faut que tu saches, je n’en peux plus de te mentir. Il y a quelqu’un, ici. (Silence.) J’ai envie de rester avec lui. (Silence de ma part. Cruel. Elle s’affole.) Tu ne dis rien, Thomas?

– Non. Que veux-tu que je te dise? Alexandre?

– Il sait que je resterai sans doute partie plus longtemps que prévu. Nouveau silence. (Il y avait préméditation. Et mon fils ne m’a rien dit. Lui a-t-elle demandé le secret?) Je suis désolée, reprend-elle. Je t’ai aimé. Je tenais à toi. Mais je ne t’aime plus, tu ne m’aimes plus. (Elle passe à l’italien.) Et ne me dis pas que c’est du sentimentalisme à l’italienne, que j’habille une nouvelle rencontre de grands mots. J’ai répondu que je ne disais pas ça, que voulait-elle que je dise? La suite était cinglante: “En effet, tu ne dis rien. Et ça, c’est bien la preuve que tu ne m’aimes plus. Tu devrais être furieux.”

– Alexandre? questionna Cécilia Maillart.

– Il l’a bien pris, je crois. En réalité, il ne voyait plus sa mère si souvent ces derniers mois. Mais il l’adore. Il a encore tellement grandi! À douze ans! J’ai immédiatement réintégré la Terre-Adélie. La Maison Claire me sert comme bureau, comme maison d’amis et surtout comme maison pour Chiara quand elle vient. Alexandre reste avec moi. Elle vient quand elle veut. Elle veut souvent. Elle aime son fils et je ne la dégoûte pas.

– Tu couches encore avec elle?

– Non. Je ne lui ai rien dit non plus sur nous. J’ai été lâche. Je ne suis pas fier de tout cela. Mais voilà les choses telles qu’elles sont.

– Thomas, tu as l’air de t’en accommoder, mais telles qu’elles sont, comme tu dis, les choses vont être terriblement différentes. Elles ne sont plus symétriques du tout, pour commencer. Je reste Mme Muret.

– À propos, il rentre quand de son assemblée je ne sais plus comment du transport public, Jean-Paul?

– Demain soir. J’irai le chercher à l’aéroport.

– Je quitterai Bruxelles sans t’avoir dit au revoir, alors.

– Ah non! N’ouvrons pas la boîte de Pandore, cousin! Après-demain, tu n’as qu’à filer après le petit déjeuner que tu prendras chez moi et pas ici à l’hôtel. Il sera même touché que tu prolonges pour le rencontrer!

Une scène de vaudeville

La rupture avec Chiara libérait des vacances où je me sentais désœuvré. Sous n’importe quel prétexte, j’étais allé à Bruxelles. J’étais plus désemparé que je ne voulais bien me l’avouer. Un orage dévastateur avait provoqué de brèves mais violentes inondations et j’avais pris comme un signe du destin cette photo que le journal local avait publié, où l’on voyait, non loin de chez les Muret, deux passants échappant à la montée des eaux en se réfugiant sur le siège d’un abribus Decaux. L’ironie était dans le nom de l’arrêt: Héros. J’étais comme eux, provisoirement au sec, vaguement ridicule, franchement interrogatif – attendant la décrue en n’ayant rien d’héroïque. J’ai pensé que si j’étais resté croyant, j’aurais assimilé cette rupture au fond mille fois méritée en une sorte de pénitence.

Une séparation revêt un aspect de veuvage. Toute une série de projets sont interrompus. Je chantonnais une vieille chanson de Charles Aznavour qui finissait par m’exaspérer. Désormais, nous non plus, on ne nous verrait plus ensemble. Ainsi en allait-il de ces vacances qui s’annonçaient. Chiara proposa de prendre Alexandre en juillet et de me le confier en août. De pénibles négociations survinrent. Nous avions prévu trois semaines en août à trois, elle pouvait les déplacer en juillet, elle viendrait à Aigues-Vives et en profiterait pour régler les aspects administratifs du divorce, et n’était-ce pas la meilleure manière de tester l’arrangement prévu?

La limite de cet arrangement s’appelait Alexandre. L’obliger à loger chez son père ou chez sa mère, voisins temporaires? Le laisser libre de son choix? J’aurais aimé qu’au contraire, elle l’emmène à Rome, ou ailleurs, pour démarrer cette nouvelle vie. Et une des raisons qui m’avaient expédié à Bruxelles était celle de ne pas placer mon fils dans une situation cornélienne. Son père étant absent quand sa mère arriverait, il était normal qu’il loge avec sa mère et qu’il l’imagine pas, au péril du sien, la nécessité d’un équilibre entre la Terre-Adélie et la Maison Claire. Je logeai beaucoup à Gallargues en rentrant, prétextant un léger malaise ressenti par ma mère. Du coup, Alexandre voulut m’accompagner… J’installai Maman deux ou trois jours en Terre-Adélie. Elle me bombarda de réflexions. Il faut dire que comme elle n’était évidemment au courant de rien de ce qui concernait ce qu’elle aurait appelé ma double vie, la pauvre était désorientée et mettait toutes les causes de l’échec sur une belle-fille dont elle ne s’était jamais plainte.

Bref ce fut avec soulagement qu’août arrivant, je me dirigeai avec Alexandre vers Coxyde où cousins compatissants, M. et Mme Muret et leurs enfants nous attendaient, Alexandre et moi.

Il faut que je décrive cette villa. Elle se trouve dans un quartier où les noms de rue sont ceux de peintres et où vivait Paul Delvaux, dont l’atelier a été transformé en musée. Cette partie de la station balnéaire s’appelle Saint-Idesbald, du nom d’un abbé lointain de l’abbaye des Dunes dont subsistent quelques ruines peu spectaculaires. En me faisant visiter la maison, Cécilia Maillart précisa que la frontière était à quelques kilomètres. À la limite de Bray-Dunes, on pouvait voir un bornage de 1819 indiquant N d’un côté, F de l’autre. À l’époque, la Belgique n’existait pas. N, c’étaient les Pays-Bas, une suite éphémère du congrès de Vienne.

– Papa a acheté cette maison par défaut, tu te souviens? me demanda Cécilia Maillart. Note, la plage, les dunes, le paysage ailleurs tout plat, c’est vaguement la Camargue. Maman n’y vient jamais, et mon frère non plus, ou alors deux jours, en passant, quand il revient du Mexique. On l’avait achetée meublée, mais je détestais ce mobilier. Petit à petit, j’ai tout changé. Attends, tu n’as vu que l’entrée et le salon. Je n’ai pas changé la couleur de la façade, enfin, pas vraiment. Nous sommes tellement habitués à ce gris bleu! Quand on a repeint, on a gardé le ton, en plus clair. La maison est étroite et haute, j’ai pensé qu’il fallait faire minimaliste pour avoir un peu de place.

Dans le salon, trois canapés disposés en U formaient les gradins d’une télévision posée sur une table de verre assortie à celle qui était au centre des canapés. À l’autre bout de la pièce, une table très longue, en bois clair, abritait douze chaises bien utiles pour les amis. Tout un mur était consacré aux rayonnages de la bibliothèque. Au sol, un dallage gris bleu, lui aussi, semblait remplir le rôle de trait d’union entre l’aspect vieillot de l’extérieur et cette sobre modernité que Cécilia Maillart appréciait. Par la porte-fenêtre, on voyait le petit jardin, bien exposé, où quelques fleurs étaient tolérées près d’une haie. Une table en teck dans le garage laissait augurer des repas en plein air.

À l’étage, il y avait quatre chambres et une salle de bains, celle des Muret, avec un vieux lit très haut qui me rappela celui de la Terre-Adélie; le regard que nous échangeâmes confirma cette impression. J’écris “des Muret” et “Cécilia Maillart” comme si la moitié de la première entité n’était pas l’autre personne. Je n’éprouvais pas trop de peine à garder les distances de rigueur avec Mme Muret mais quand Cécilia Maillart apparaissait soudain, fût-ce fugitivement, le fantôme d’un couple mort-né venait me tirer par la manche. La schizophrénie est une maladie. L’amour, aussi.

– Ici, au premier, il y a aussi la chambre de Nicolas (elle ouvre une porte, plisse les yeux devant le désordre et le lit défait), celle d’Anne-Lou (deuxième porte, deuxième coup d’œil bref sur l’ordre, là jugé satisfaisant, même si une porte de l’armoire est entrouverte; elle avance soudain, pousse la porte du plat de la main) et alors un bureau chambre d’amis, mais ce n’est pas très confortable, il n’y a qu’un canapé-lit. J’ai préféré vous installer au-dessus.

L’escalier devenait plus abrupt et plus étroit. On aurait dit que l’architecte avait essayé de lutter contre le rétrécissement dû à la pente du toit en grignotant un peu sur toutes les dimensions. Ma chambre était tout au bout du couloir. Au fur et à mesure que la porte s’en ouvrait, la pièce changeait d’aspect. Au premier coup d’œil, on voyait le lit, gardé par deux sentinelles symétriques qui étaient de hautes tables de nuit; le plafond avait l’air assez haut. Mais comme épuisé par l’exploit d’avoir tenu cette hauteur sur un mètre cinquante environ, il s’effondrait au contact du toit, très pentu sur un seul côté. La chambre d’Alexandre, adjacente à la mienne, était presque tout entière dans la pente du toit, étroite au point qu’Alexandre m’avoua qu’il y déplaçait ses cent quatre-vingt-quatre centimètres penché comme s’il craignait de se cogner. Le tout était charmant, malgré l’austérité des murs tout blancs: des meubles anciens spécialement choisis pour se blottir dans les recoins disponibles compensaient leur peu de style par leur aspect sympathique. Deux ou trois gravures, fixée sur le mur droit de chaque pièce, donnaient un thème à chacune des chambres de ce dernier étage. La mienne évoquait Venise, impression accentuée par le couvre-lit en habit d’Arlequin; celle d’Alexandre, la Bretagne; celle d’à côté, encore une chambre d’enfants avec deux lits superposés, faisait la part belle aux campagnes fleuries; puis il y avait une chambre un peu plus grande avec deux lits jumeaux qui nous emmenait en Chine, sur le thème du yin et du yang.

Enfin, dans la salle de bains, minuscule, on avait en quelque sorte réussi à en sublimer le misérabilisme en utilisant un matériel faussement désuet et probablement très coûteux.

– Il y a un roman d’Agatha Christie qui s’appelle “La Maison biscornue”, dis-je. Avec sûrement plein de cadavres dans cette histoire, mais je ne me rappelle plus. Un lieu de tragédie. Le sang va couler.

– Tais-toi, me répondit-elle. Ou plutôt réponds à ma question. Si nous faisons l’amour, tout à l’heure, c’est une folie? De toute façon, Jean-Paul arrive demain soir. Ce ne sera plus possible. Le plus simple… tu vas louer une chambre dans un hôtel et ce soir, après avoir mangé, on prétexte une promenade. On peut bien larguer les enfants deux heures devant la télé, ou sommes-nous des parents indignes? Je te parie que si je propose une promenade pour admirer le coucher du soleil ou la vision d’une cassette vidéo, ils prendront la cassette.

– Et s’ils choisissent le coucher du soleil?

– Le destin aura tranché et tu auras perdu ta mise.

Comme souvent, le destin était du côté des amants imprudents.


Je pense que c’est cet été-là, alors qu’en apparence tout était calme, que Nicolas Muret a commencé à me détester. Il me manifestait une sourde hostilité drue comme la pluie qui parfois nous obligeait à des huis clos et prenait un malin plaisir, au prix d’une mauvaise humeur permanente, à rester en compagnie de tous comme pour clamer qu’il était chez lui et qu’il n’abandonnerait pas le terrain. Sa sœur, à l’inverse, manifestait beaucoup d’amitié pour Alexandre. Nés le même jour, ce détail les avait toujours amusés et bien entendu, en le soulignant sans cesse pour enrager Nicolas, ils aggravaient la longue figure du grand, dont le père n’attribuait la hargne qu’aux méfaits de l’adolescence. Anne-Lou et Alexandre partaient souvent à deux pour d’interminables promenades à vélo. Qui fatalement nous rappelaient quelque chose, à Cécilia Maillart et à moi. Version Muret, c’était copain-copine. Version Maillart, alors? Qu’allions-nous imaginer? Ils n’avaient pas treize ans.

Parfois Nicolas les accompagnait, mais moins sportif, son bref effort ne résistait pas devant les coups de pédale cruellement acharnés des deux autres. Alexandre, qui était déjà aussi grand que moi, n’avait pas la disgrâce saccadée des enfants qui poussent trop vite. Il pratiquait intensément le football et voulait en faire son métier, s’enhardissant dans ses plaidoiries au fur et à mesure que je l’écoutais. Anne-Lou, elle, ressemblait physiquement à sa mère, longue et musculeuse, très légèrement acromégalique. De son père, elle n’avait hérité que la couleur des yeux brun noisette, presque le même ton que ses cheveux, un peu plus clairs que ceux de sa mère.

Mon fils passait de bonnes vacances et pour moi, cet été-là, c’était l’essentiel. Les Muret tentaient de faire bonne figure mais peinaient à cacher leur exaspération mutuelle.

Un jour, Alexandre voulut voir l’Angleterre. On lui avait dit qu’entre Calais et Boulogne, par temps clair, on distinguait à l’horizon les côtes anglaises. La météo s’y prêtant, on improvisa une excursion automobile; on déjeunerait à Escalles; on visiterait les deux caps, le Blanc-Nez et le Gris-Nez, et de là, on verrait l’Angleterre. Mais ce programme ne convenait pas du tout aux Muret père et fils. Le fils inventa un match de tennis et le père souligna la nécessité de s’occuper du jardin. J’ai l’air de dire du mal de lui. Il pouvait avoir envie de rester seul avec son fils, avec lequel il s’entendait visiblement bien, pour profiter d’un instant de tête-à-tête confiant. La pelouse était un prétexte. Ostensiblement, M. Muret tirait la gueule à Mme Muret. Laquelle, du coup, n’éprouvait pas la moindre envie de rester, obéissant aux injonctions maritales dont elle savait l’insincérité: “Mais si, mais si, allez-y à quatre”. Poliment, j’avais suggéré que je pouvais y aller seul avec Alexandre, mais Anne-Lou intervint:

– Je peux aller avec Xan, s’il vous plaît? Moi aussi j’ai envie de voir l’Angleterre!

– Mais tu l’as déjà vue mille fois! observa son père.

– En ce cas, on va faire comme dit Jean-Paul, on va y aller à quatre, trancha Cécilia Maillart.

Et elle nous poussa dans sa voiture, nous partions, à ce soir alors, nous étions partis, et aussitôt le bout de la rue franchi, l’ambiance changea. On éclata de rire sans avoir dit le moindre mot. Il m’apparut combien complices étaient également mon fils et sa fille. Le souvenir de Phil et Vinca me traversa l’esprit. Cette journée, qui déborda fort sur la soirée, reste encore aujourd’hui l’un de mes meilleurs souvenirs.

Il faut prendre garde à la douceur des choses quand on sent battre son cœur même quand on en sait la cause. Au lendemain de ce jour parfait, Alexandre me prit à part:

– Papa, tu l’aimes beaucoup, ta cousine, n’est-ce pas.

Il n’y avait pas de point d’interrogation. C’était un constat. Je fis mine de répondre à une question:

– En effet. Depuis très longtemps, j’avais à peu près ton âge quand elle était venue habiter à Caissargues. Puis elle est repartie, mais comme nous avons le même métier, nous sommes en contact. C’est un excellent chirurgien, tu sais.

– Mais de ça je m’en fous, Papa.

Je craignais sa question sans vouloir l’esquiver. J’ai continué en italien.

– Que veux-tu savoir?

Le défenseur central dégagea en touche:

– Non, rien.

L’illusion commençait à s’évaporer. Je ne voulais pas le comprendre. Et tout continua…

– Tu vas me faire croire que cette vie sexuelle te satisfait? Nous nous voyons quatre ou cinq fois par an, grand maximum. Ta séparation, ça fait deux ans!

Cécilia Maillart, accoudée, me regardait à la lueur des lampes de chevet de l’hôtel et venait de me parler. Nous avions volé deux jours à Paris, moi au fond à personne, Alexandre étant à Rome quelques jours durant les vacances de Pâques 1993, elle, certainement à ses enfants qui étaient dans la villa biscornue une semaine avec leur père, et à celui-ci aussi, probablement. L’hôtel était à deux pas de l’inévitable rue Rambuteau.

– Moi, c’est autre chose que je ne comprends pas. Je me demande pourquoi tu ne divorces pas.

– Je ne divorce pas parce que je ne suis pas malheureuse, en fait. Jean-Paul, c’est vrai, il m’exaspère, je l’énerve. Mais j’ai passé l’âge où l’on divorce pour ça. Il y a de ma faute dans cette mésentente. En même temps, je sais bien que ce n’est pas avec lui que je finirai mes jours.

– Tu comptes prendre ta retraite à Caissargues ?

Sourire bleu:

– En Terre-Adélie. Vivement que je sois vieille! Tu nous imagines, nous deux, enfin libres, mais courbés et un peu sourds, à l’ombre du figuier? Et puis l’un de nous deux meurt et l’autre, foudroyé, ne peut lui survivre… Bon, en attendant mes cheveux blancs, pour l’été, j’ai un marché à te proposer, si du moins tu n’as rien prévu? Je peux te prêter Coxyde en juillet. À une condition. Tu me laisses venir avec Anne-Lou pour le week-end du 21 juillet. Nicolas est en stage de voile en Bretagne à ce moment-là et Jean-Paul est réquisitionné par la Stib. C’est la fête nationale, en Belgique.

Voilà comment tout s’est mis en place. À un moment donné, la vie dérape mode tragédie grecque, à moins qu’il ne s’agisse d’un mauvais vaudeville. Le Destin en marche va tout broyer et rien ne pourra l’arrêter.

Personne n’en sait encore rien.

Je me suis souvent rappelé par la suite l’expérience de chimie qu’un prof avait réalisée au lycée pour illustrer les proportions stœchiométriques: une goutte avait suffi et tout s’était – littéralement – précipité. En vérité, une autre image du même prof aurait peut-être mieux convenu. Prudent, il avait sauté en arrière après avoir asséné un coup de marteau sur un petit tas de poudre blanche, du perchlorate de potassium. Sans ce coup de marteau, ces molécules auraient poursuivi sous la forme de perchlorate. Quelle aurait été la suite si j’avais conçu d’autres projets estivaux? Mais il n’y avait rien de précis avant le début août, moment où Alexandre devait rejoindre Nantes où il entamerait sa formation de football tout en continuant ses études. Mais j’accepte Coxyde parce que même à Paris avec elle, je sais que j’y retrouverai la Cé cycliste du pont du Gard.

– Tu te souviens de cette promenade à vélo, l’an dernier? Celle où l’on avait longé les canaux? La fois où on s’est arrêté dans ce petit café de ce minuscule village…

– Zoutenaaie, rappela Cécilia Maillart.

– …où se tenaient jadis les réunions du conseil municipal…

– …communal. On dit aussi bourgmestre et échevins.

– Je sais, me l’as-tu répété! Eh bien, cette promenade est l’un des meilleurs souvenirs de ma vie, avec le cap Gris-Nez.

Cécilia Maillart me jeta un regard bleu foncé.

– Pourquoi  me dis-tu ça? On peut la refaire. Voilà ce que ça donne, finalement. Une petite liaison clandestine à répétition. Un congé pénitentiaire au terme duquel on rentre chacun de son côté, toi au pays des maires, moi chez les bourgmestres. C’est triste mais c’est comme ça. On ne peut pas passer toute sa vie en vacances.

Nous avons discuté des modalités pratiques, du coup de fil à donner, des clefs à remettre, des stratagèmes à mettre en place. Je suis parti d’Aigues le 16 juillet avec dans l’idée que c’était pour une dizaine de jours. Alexandre était content de m’accompagner. La perspective de revoir sa copine jumelle, comme il l’appelait, n’y était pas étrangère.

La clef de la Maison biscornue se trouvait à la boulangerie où Cécilia Maillart avait ses habitudes. Je suis entré dans la villa avec le sentiment d’arriver en avance à un rendez-vous secret au fond d’un jardin froid. La vie s’est organisée; promenades à vélo, bains de mer, balades à pied, toutes ces choses qu’on fait en villégiature.

Aussi agréables furent ces quelques jours, nous étions surtout père et fils dans l’attente de Cécilia Maillart et d’Anne-Lou Muret supposées arriver le mardi 20 juillet en début de soirée.

– Comment va-t-on les accueillir? ai-je demandé à Alexandre lors du petit déjeuner. On les invite au restaurant? Je prépare un repas?

– On ne connaît pas précisément l’heure de leur arrivée! Il vaudrait mieux que tu prépares quelque chose qui peut attendre, je ne sais pas, moi, une soupe de poisson?

– Sûrement pas une soupe de poisson. Contrairement aux apparences, elle ne peut attendre car la cuisson continue dans sa propre chaleur et si tu la réchauffes, les tronçons de poisson sont presque toujours trop cuits.

On opta pour des poissons froids ou fumés et des salades. La journée se passa à aller faire les courses à vélo à Nieuport, prétexte d’une promenade, puis à pied pour aller chercher du vin à Coxyde. À dix-neuf heures, nous étions encore dans les préparatifs quand les deux invitées s’annoncèrent d’un grand coup de klaxon.

J’éprouve une réelle difficulté à continuer ce récit. Je viens d’entendre, glacé, ce coup de klaxon traverser mes oreilles, percer mon cœur et terminer en acouphène. Je sais ce qui va se passer et je retiens ma plume, phrases courtes et anodines, comme s’il était en mon pouvoir d’encore y changer quoi que ce soit. L’histoire va se crisper mais elle sera encore longue. Des années plus tard, quand je fréquenterai la Bretagne où commencera la carrière d’Alexandre, je ne pourrai m’empêcher de repenser à ces charnières minuscules qui peuvent précipiter les catastrophes ou ne déboucher sur rien du tout. À Carantec, il y a un irvi, comme on dit en breton, un chemin inondable qui mène jusqu’à l’île Callot. La marée monte vite, il faut être très prudent car si l’on tente la traversée trop tard, alors même que la route est encore en apparence épargnée par les flots, on risque fort d’y noyer sa voiture, voire soi-même. La seconde précise où il est désormais trop tard me fascine. Quand, entre Cécilia Maillart et moi, cette seconde fatidique s’est-elle invitée?


La mère et la fille arrivent à la Maison biscornue vers dix-neuf heures alors que je cherche s’il n’y a pas un peu de curry dans une armoire de la cuisine. En surface, je suis souriant et tranquille. Tout va bien. Nous sommes contents de nous voir. Le 21 juillet ne fut même pas un jour particulier. Comment l’expliquer? Nous étions bien, les presque quinze ans ensemble et les presque moitiés de siècle à l’identique. Le destin, hélas, avait pris la forme d’une marche de tramway. Un pied qui dérape, une chute, rien de très grave, mais M. Muret se trouve en congé de maladie. Il débarque en début de nuit à Coxyde où personne ne l’attend, sans prévenir, évidemment, car il n’y a pas de téléphone dans la villa et le portable est dans les limbes.

La suite se passe à la vitesse d’un vaudeville. Oh, comme j’aimerais l’écrire ainsi! C’est que le côté ciel mon mari a de quoi faire rire. Jean-Paul Muret a pris ses clefs. Il entre silencieusement, n’y a-t-il pas un peu de suspicion dans cette discrétion? Il est entré silencieusement, il monte silencieusement, il ouvre silencieusement la porte de la chambre conjugale. Il constate que sa femme n’y est pas. Elle m’a rejoint – silencieusement, elle aussi – dans la chambre vénitienne  pour quelques minutes de tendresse.

Nous sommes presque nus quand un démon hurleur et furibard commence à nous tambouriner de coups. On entend des salauds, des salopes; les enfants se réveillent et s’inquiètent; moi, je ne dis rien, que dire? Cécilia Maillart essaie de calmer son mari, arrête, je vais t’expliquer, m’expliquer quoi? J’ai compris, mais les enfants, arrête de crier, ah tu as honte, hein, mais je vais montrer à ta fille qui tu es! Et il ouvre la porte, devant Anne-Lou et Alexandre médusés, regarde, regarde ma fille qui est ta mère! Elle couche avec lui! Et lui (moi), ce faux-cul, le cousin attentionné!

Et il se rue sur moi, le poing en avant. J’esquive. Il s’empare d’un bougeoir et vise mes doigts. Là je vois rouge. J’ai eu le temps de me rhabiller un minimum et d’un coup de pied de voyou dans le bas-ventre, je le plie de douleur et criant à mon tour: “Mais ça suffit, ça suffit!”. Je récupère le bougeoir, dont je me refuse le secours. La tête en avant, Jean-Paul Muret fonce vers moi comme un taureau furieux, dérape sur le tapis et s’étale. Il doit avoir mal, en réalité, avec sa côte cassée (cela, je ne l’apprendrai que plus tard). Tout le monde est ridicule. Anne-Lou tremble et s’est réfugiée dans les interminables bras d’Alexandre.

– Et si vous arrêtiez?

J’entends la voix glaciale de mon fils émettre cette suggestion. Je n’arrête pas de réfléchir à ce qu’il convient de faire; partir même quelques minutes me semble lâche et dangereux pour Cécilia Maillart. Continuer le pugilat est ignoble. J’aimerais m’excuser, en fait, car je conçois la colère de cet homme, mais je suis sûr que cela le déchaînerait encore plus.

– Vous n’allez tout ce même pas vous étriper, non? Et vous voyez bien qu’Anne-Lou a peur!

Tremblant de rage et d’humiliation, Jean-Paul Muret s’assied sur le lit. Puis il éclate en sanglots, sincères d’abord, rapidement excessifs.

– Ben maintenant tu sais, finit par caler Cécilia Maillart. On ne va pas rester comme ça des heures. Anne-Lou, file dans ta chambre. Alexandre, merci de l’avoir défendue. N’ayez pas peur. On se calme. On va s’expliquer.

– Va dans ta chambre aussi, dis-je à Alexandre. Je t’y rejoins dans quelques minutes.

Les enfants obéirent. J’avais envie de vomir.

– Dégueulasses, vous êtes dégueulasses, de vrais dégueulasses, reprit Jean-Paul Muret.

– On n’a pas idée d’entrer comme un voleur! s’exclama Cécilia Maillart. Je suis désolée que tu nous aies surpris au lit, mais ça t’apprendra à guetter…

– Tu vois bien que c’est avec raison!

– Avec raison ou pas, ce ne sont pas des manières. Et d’abord, qu’est-ce que tu fais là?

– Je suis tombé d’un tram et je me suis cassé une côte. Après la radio à l’hôpital, comme j’ai besoin surtout d’un peu de repos, je me suis dit que j’allais venir…

– Et sonner? J’aurais dû laisser les clefs dans la serrure, dit-elle comme en aparté.

– Attends, je rêve. C’est de ma faute si vous couchez ensemble?

– Non, concéda Cécilia Maillart. Mais c’est de ta faute si tu nous as trouvés au lit.

– Et avec ton cousin, en plus!

– C’est mon cousin, certes, mais j’aurais pu l’épouser. J’aurais bien fait, d’ailleurs. Il en fut question.

Le bougeoir toujours en main, les boutons du pyjama mal remis, je devais avoir bonne mine. J’assistais à une scène dont j’étais l’objet comme on regarde un film.

– Si tu veux savoir, j’ai couché avec lui bien avant de te connaître! En fait, nous n’avons jamais cessé.

Je sentis bien qu’elle l’achevait et qu’elle fermait les portes. Cocu, puisque nous étions dans un vaudeville, il l’avait déjà été et peut-être aurait-il pu pardonner; mais si longtemps…

– Même du temps de Chiara? s’enquit-il piteusement.

Il semblait abattu par l’évidence d’une situation dont l’ampleur plus que la nature l’étonnait. Il tamponnait ses yeux avec un mouchoir à fleurs et hoquetait bruyamment. Elle aussi commença à pleurer, mais silencieusement. Je n’ai jamais su si ce n’était pas seulement de la rage. Elle se retourna vers son mari et lui dit qu’elle allait examiner sa blessure, le voyant agiter le bras droit plié comme s’il donnait de petits coups de coude à un adversaire invisible.

Par discrétion, je sortis. Je frappai à la porte d’Alexandre.

– Je suis désolé pour tout ceci, lui dis-je.

– Bah… Vous vous livriez à un jeu dangereux, Papa. Anne-Lou et moi, nous aurions dû vous mettre en garde. Mais cela aurait été de l’indiscrétion. Vous auriez cru qu’on vous jugeait. Tout de même, personne ne pensait que cela allait exploser comme ça! Avec tout ça, conclut-il, je ne vais sans doute plus voir Anne-Lou.

Cécilia Maillart donna quelques petits coups à la porte de la chambre:

– Je lui ai donné un sédatif. Il dort. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Il avait mal, je lui ai proposé une piqûre pour soulager la douleur, mais je l’ai anesthésié, littéralement. Ce ne sera jamais qu’un mensonge de plus, mais celui-là, vraiment utile… Thomas, laisse dormir ton fils. Je voudrais te parler. Descends dans la cuisine. J’arrive dans deux minutes. Je vais voir Anne-Lou.

Ce fut une drôle de nuit. Anne-Lou mit un quart d’heure pour s’endormir, sédatif administré à elle aussi. Je m’occupai en proposant un café. Cécilia Maillart accepta distraitement. Elle avait passé un peignoir en tissu éponge d’un bleu assez fade dont elle triturait la ceinture.

– J’ai honte, quand même, commença-t-elle. Ah, j’aurais dû laisser la clef dans la serrure, bon sang! Quand je pense que Jean-Paul n’arrête pas de me le seriner! On aurait eu le temps de prendre un air normal.

– Cela devait finir par exploser d’une manière ou d’une autre…

– Pas du tout. Une bombe, ça éclate ou ça se démine. Maintenant qu’elle a explosé, ça va nous abîmer tous. Décidément, je crois que je vais accepter Atlanta… Je t’en ai déjà vaguement parlé, de ce poste là-bas, non? Je prendrai Anne-Lou avec moi… Il acceptera si je lui laisse Nicolas, qui de toute façon ne voudra pas quitter son père…

Elle me regarda, bu une gorgée de café et devant mon silence, reprit:

– Je voulais t’en parler en détail, d’Atlanta, Thomas, avoir ton avis. Parfois il faut partir.

– C’est ce que je vais faire. Vous avez trop de choses à régler… Je ne peux pas rester! Ce n’est pas un combat entre deux mâles où j’aurais gagné la femelle, tout de même!…

– Je vais aller chercher tes affaires à Venise. Puisque c’est là qu’il dort!

Au passage, elle me toucha. Je lui retins brièvement la main. Je n’avais pas envie de la perdre. Je baignais dans le sentiment qui suit l’annonce du décès inopiné d’un proche indispensable. Je finis par remonter dans la chambre d’Alexandre, qui en apparence dormait bien. Je pris dans l’armoire les vêtements de mon fils, laissant sur une chaise ceux dont il aurait besoin au réveil, comme lorsqu’il était petit. J’allais rentrer, lentement peut-être, en faisant quelques étapes pour essayer de distraire Alexandre. C’était la seule solution possible. Je soupesai le risque de nouvelles violences mais je le jugeai minime. À cinq heures du matin, je me suis assoupi dans le petit fauteuil, très inconfortable, qui se trouvait dans la chambre d’Alexandre et je me suis réveillé en sursaut, deux heures plus tard. Il était temps de partir.

J’ai réveillé Alexandre. Le plus furtivement possible, nous sommes partis. Cette débâcle silencieuse contribua à accroître un sentiment de culpabilité qui me submergeait désormais. Je ne disais plus un mot, pressé de franchir la frontière toute proche, comme si elle allait me protéger, un peu comme un malfaiteur de cinéma échappant à la loi. À Dunkerque, nous nous sommes arrêtés près de la statue de Jean Bart et nous avons pris un petit déjeuner bon mais sinistre dans une brasserie. J’avais envie de me taire mais je pensais que mon fils avait besoin d’explications.

– Je ne sais pas ce que tu penses, Alexandre.

– Je me demande comment tu as pu te cacher ça si longtemps. Comment n’as-tu pas accepté le fait que tu l’aimais? On peut divorcer, non? Maman et toi l’avez bien fait! Tu ne crois pas que c’était plus propre? Ils vont divorcer, d’ailleurs, à mon avis.

– Oui. Elle va ériger une barrière géographique. Elle m’a déjà parlé d’Atlanta.

Je le voyais dans les yeux de mon fils: pour la première fois de sa vie, il me jugeait absolument incompétent face à l’existence. Il s’abstint généreusement de se plaindre de son propre sort. Inutile de dire que l’évidence de cette déception n’était pas faite pour me rasséréner.

Nous avons filé vers Nantes et explorant la ville et ses environs, évitant de parler de ce à quoi nous pensions sans cesse. Le pire est que cela finissait par nous anesthésier les sentiments. J’étais presque soulagé de le déposer à Nantes. Son au revoir m’est resté en tête. Il appela en souriant la brasserie dunkerquoise le Grand Vaurien et me dit qu’il attrapait le même goût du calembour foireux que moi. C’était une façon de me manifester sa solidarité.

J’ai regagné la Terre-Adélie.

Seul.


La traversée du désert

Une période bizarre commença. Seul en Terre-Adélie, je recevais bien sûr des nouvelles de tout le monde, sauf de Cécilia Maillart. En septembre, j’essayai de la joindre téléphoniquement à son hôpital, mais on me l’annonça en “congé sans solde” pour six mois. Pareillement, Alexandre n’avait aucune nouvelle d’Anne-Lou, à qui il avait écrit sans recevoir la moindre réponse.

En octobre, je finis par apprendre par le truchement d’un collègue que Cécilia Maillart était bien en poste dans un hôpital d’Atlanta. J’écrivis une lettre à cet hôpital, adressée au Dr Cécilia Muret-Maillart. Elle ne me revint pas, mais je ne reçus pas de réponse. Je n’ai jamais retrouvé cette lettre embarrassée et anxieuse. J’y insistais pour qu’au moins, Anne-Lou donne signe de vie à Alexandre. En novembre, Alexandre reçut à la Terre-Adélie une carte postale d’Anne-Lou représentant une énorme bouteille de Coca-Cola. Il y avait juste un énorme 15 écrit avec en dessous une date, évidemment le 2/11/1993, et sa signature. En décembre, rien. En janvier, rien. En février, rien. En mars, rien. En avril, je reçus un paquet posté à Atlanta. Il contenait Les Cloches de Bruges. Le symbole et le jeu de devinette que cet envoi supposait m’agacèrent. Le temps s’écoulait et semblait cicatriser la blessure sauf que par moments terribles, Cécilia Maillart me manquait atrocement. Je projetais alors des voyages à l’aveugle, des avions qui atterrissaient à Atlanta, des congrès où le hasard nous remettait une nouvelle fois l’un en face de l’autre. Mais en se détachant, les feuilles du calendrier semblaient me montrer l’exemple à suivre.

– Tu ne vas pas bien, Thomas, observa un jour Chiara Fontanella, de passage en France pour embrasser son fils revenu quelques jours à la maison.

Elle me le disait plutôt gentiment, comme un constat. Oui, trop de travail, trop de soucis à la mairie, au conseil général, à la fac, l’éloignement d’Alexandre…

Je ne répondis rien. Alexandre, lui, me parla d’une certaine Julie. Et Anne-Lou? Il était bien forcé de l’oublier. Que je me rassure, on en guérit. S’il le disait.

L’été passa, l’automne s’installa, l’hiver le détrôna, quatre-vingt-quinze débarqua.

En janvier, je reçus une lettre de Cécilia Maillart.

Cher Thomas (ainsi qu’il convient d’écrire),

Admettons que comme je connais ton adresse et que tu ne connais pas la mienne, il est normal que je te donne de nos nouvelles et que j’en réclame des vôtres. Admettons aussi que ta seule et unique tentative de trouver la mienne, d’adresse, n’a guère suscité de réponse de ma part et que de la sorte, si l’un des deux ne s’y met pas, toi ou moi pourrions mourir sans que l’autre n’en sache rien. Admettons enfin que tu ne portes pas une part de responsabilité plus grande que moi dans ce mélo ridicule où a échoué quelque chose que je prends parfois pour une histoire d’amour. Sur la lancée, admettons aussi que je dois cesser de t’en vouloir puisque j’ai cessé de m’en vouloir. Bref je t’écris depuis Atlanta, qui a l’avantage de me mettre loin de toi (je plaisante, enfin un peu), et surtout très loin de Jean-Paul.

Notre divorce fut aussi épuisant que notre vie conjugale. Je te fais grâce des voyages transatlantiques, des lettres, des avocats, etc. Pour aller à l’essentiel, Nicolas, qui a pris le parti de son père, est resté à Bruxelles avec lui et Anne-Lou a préféré me suivre aux États-Unis. On a fini par s’accorder là-dessus, avec des droits de visite, etc., alors que ces enfants sont presque adultes!

Je t’avoue que j’ai envie d’épargner à ma fille les péripéties d’une histoire d’amour avec Alexandre, par ailleurs un bien adorable jeune homme.  Cela serait un remake Capulet/Montaigu. Je la vois s’américaniser à toute allure à peu près à l’âge où je me suis bruxellisée. On n’en meurt pas. D’accord, Atlanta ça fait Coca, mais on aura les Jeux l’an prochain. Enfin, va-t’en savoir pourquoi, Bruxelles me manque (mon fils y est sans doute pour quelque chose) –  c’est décousu, je tourne autour du pot, tu me diras que ce n’est pas la première fois que je te le proclame, mais je n’ai pas du tout envie de te voir pour le moment. Inutile de me répondre qu’en cas de besoin, je peux compter sur toi. Je le sais parfaitement et si j’avais besoin de toi, mais vraiment besoin, tu serais là comme tu me l’as déjà promis car je t’appellerais au secours. Ne te méprends pas et ne saute pas dans un avion.

Je te souhaite la meilleure année possible ainsi qu’à Alexandre,

Cé comme Celle qui a déserté.

Mais d’adresse, sur l’enveloppe ou sur la lettre, il n’y en avait pas la moindre.

Heureusement l’internet naissait. Fin 1996, je me trouvai par hasard quelques mois plus tard en copie conforme d’un mail purement professionnel dont l’un des destinataires était Cécilia Maillart. Le premier courriel que je lui expédiai était très neutre sur le plan des sentiments mais très plaintif:

Chère Cé (pour te paraphraser sans te copier)

Tu auras constaté que le hasard m’a fourni ton adresse électronique (et à toi, la mienne). Je me permets de répondre très en retard à tes bons vœux et de déjà te présenter les miens pour l’année suivante. Je bouge beaucoup moins à présent, je t’avoue que cela ne m’amuse plus du tout et que la politique, désormais, me prend beaucoup de temps. Je suis devenu, avec ma propre complicité, un vrai notable, comme je m’étais promis de ne jamais l’être, un mandarin dont on craint les froncements de sourcil et à qui ses supposées compétences ont valu de se faire pousser sans effort dans le fauteuil de la mairie, puis, de là, un peu plus difficilement, au conseil général. Il ne me manquerait plus que la députation, mais je me suis juré de ne jamais aller jusque-là.

C’est finalement à l’image de ma vie. Je ne maîtrise rien mais vu de l’extérieur, tout est réussite et exemple de volonté. Même quand j’ai écrit mon livre sur la souffrance, il s’agissait de me libérer d’une fameuse somme d’angoisses et c’est devenu un best-seller. Je ne l’ai pas fait exprès, voilà tout. En même temps, comment pourrais-je me plaindre d’une vie tellement enviable? Non, je n’ai pas sauté dans un avion pour Atlanta, même sous prétexte de Jeux olympiques. Ma vie est bien remplie et les nombreux vides qui s’y trouvent sont aussi invisibles que les trous dans le gruyère avant qu’on le tranche. Cela s’est passé comme ça et inutile donc d’épiloguer.

À plus (restons jeunes),

Thomas le plus immobile que jamais.

Et un clic pour expédier le message. Cécilia Maillart répondit presque aussitôt.

Mon vieux Thomas,

J’espère que tu ne perds toujours pas te cheveux et je suis sûre que tu n’as pas changé, je ne sais pas pourquoi je te dis mon vieux. Le monde étant un village global, que tu m’envoies un e-mail ne m’a pas étonnée. Je n’ai pas le temps de t’écrire longuement, tout va bien ici et je te souhaite, ainsi qu’à Alexandre, une bonne et heureuse année à mon tour, avec tout ce que tu souhaites et surtout, la sérénité intérieure, moi qui n’ai jamais eu au mieux que l’équilibre métastable du cycliste. Trop occupée à pédaler la plupart du temps pour éviter de me casser la gueule, comment voudrais-tu que je puisse te donner le moindre conseil sensé? C’est donc un vœu. Anne-Lou t’embrasse aussi. Je passerai la Noël à Coxyde, loin des ordinateurs, tu m’excuseras si je mets un certain temps à répondre à ta réponse que j’espère trouver à mon retour.

            La vieille C.

Je me demandai en la lisant si c’était la première fois qu’elle retournait à Coxyde depuis le vaudeville. Mais non, j’étais stupide, il fallait affronter, d’une part, et de l’autre, l’intendance n’attend pas. Jadis elle allait bien à Caissargues de temps en temps pour cette raison. La tentation d’y rôder m’effleura. Je finis par hausser les épaules.

Je dois avoir gardé à peu près tout le courrier électronique que nous avons échangé, Cécilia Maillart et moi, jusqu’à l’aube de l’an 2000. De changements d’ordinateur en disquettes, CD ou clefs USB, il s’est hélas éparpillé et une partie se trouve sur des supports désormais obsolètes. À quoi bon chercher à le rassembler? Je n’en ai ni le temps ni le goût. C’est à ça que servent les souvenirs. On ne les consulte pas mais leur existence témoigne. Ce sont les dictionnaires de nos émotions.

J’ai souvent jeté des traces concrètes de mes souvenirs, pensant que cela n’intéresserait jamais personne. Notes de restaurant, billets d’entrée, guides dépassés… Je me trompais tout à fait, cela pouvait intéresser au moins quelqu’un, moi. Mais j’ai aussi transféré quelques messages, parfois parce que je les jugeais importants, parfois plutôt au hasard. Nous nous communiquions, outre des commentaires liés à notre profession, les nouvelles essentielles. Anne-Lou réussissait des études d’histoire à l’université de Bruxelles, Alexandre, le bac en poche avec la mention très bien, signait un contrat de joueur de football professionnel à Guingamp. Nous allions bien, quoi, apaisés, pouvait-on dire?

Non.

Parfois une phrase plus intime venait rappeler que loin des yeux n’est pas forcément loin du cœur. Mûrissait lentement l’idée que nous nous reverrions fatalement un jour ou l’autre, que nous ne nous éviterions pas. Ce qui était intime était de l’ordre du passé. Nous nous abstenions de confidences actuelles. Une carte  de vœux la montrait en jeans et T-shirt sur une plage. Ses cheveux étaient parsemés de blanc mais la silhouette était la même. Par la suite, j’ai su qu’elle vivait en couple avec un collègue trois fois divorcé et père de plusieurs enfants disséminés à travers les États-Unis. Il ressemblait vaguement à Lee Marvin.

Qu’est-ce qui nous fait vivre en couple? L’amour? Le poids social? La tradition? Le désir d’enfant (l’instinct de reproduction)? La peur de la solitude? L’envie du partage, de la connivence? L’habitude? À bien y réfléchir, je n’y étais jamais parvenu très longtemps. Il devait y avoir, il doit y avoir quelque chose en moi de rédhibitoire qui s’y oppose – quoi? Retournons les questions: le respect de l’autre, de sa liberté? La recherche de la sérénité? Non, je me donne le beau rôle. C’est peut-être quelque chose de moins glorieux, une réserve perceptible dans mes engagements? Un égoïsme dissimulé sous de généreux prétextes? Je me questionnais aussi sur ma liaison avec Juliette: n’en était-ce pas la preuve indubitable? Les choses se font tout de suite ou ne se font pas, je connaissais la sentence.

Je me souviens que le dernier message électronique que j’ai adressé à Cécilia Maillart en 1999 contenait cette phrase: Mon vœu le plus sincère est que nous n’allons pas passer tout le troisième millénaire sans nous voir. Elle me rétorqua que ce millénaire ne commençait qu’en 2001 et que l’an 2000 n’était qu’un trompe-l’œil. Par un curieux raccourci mental, j’en déduisis qu’en 2001, je reverrai Cécilia Maillart.

J’ai passé les vacances de l’an 2000 en Bretagne à cause d’Alexandre. Il venait d’acheter déjà une petite maison surplombant Bréhec. Il regrettait, disait-il, de ne pas s’y trouver plus souvent. Cet été-là, sur la pelouse assez pelée du côté mer, les circonstances permirent de longs échanges plus intimes. Alexandre, vraiment adulte, était désireux d’en savoir plus long sur ma vie sentimentale. Il était au courant de l’existence de Juliette. Sur mon insistance, toujours avec ce sentiment que peut-être je ne lui proposais pas assez, elle m’avait accompagné quelques jours en Bretagne et avait même assisté à un match, plusieurs mois auparavant. Mais ce qui intéressait mon fils, c’était ce qui s’était passé sept étés auparavant.

– Tu n’as jamais eu envie de prendre l’avion et d’aller la chercher? Moi, si j’avais été plus grand, je pense que j’aurais essayé d’aller retrouver Anne-Lou. J’en étais bleu, tu sais. Et j’ai fait comme toi, j’ai renoncé. On trouve toujours de bonnes raisons pour renoncer. Je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’il y avait le foot… Qu’il y en aurait d’autres… J’appréciais le couple que tu formais avec Maman, c’est dommage que tu ne l’aies jamais aimé passionnément, au fond. Elle prétend qu’elle t’avait charmé, qu’elle t’amusait et qu’elle t’intéressait…

– C’est vrai.

– Je me demande, alors, pourquoi c’est parti en quenouille… Et des deux côtés! Elle t’admire toujours, je suis sûr que tu le sais. Alors, que faut-il de plus pour aimer quand on a tout ça? Et l’amour est-il suffisant? Tu comprends, tout cela me semble si épars… C’est peut-être parce que c’est ma mère, tu vas m’objecter que c’est normal, mais je persiste à penser que c’était elle la femme de ta vie, qu’elle était faite pour toi, infiniment plus que Cécilia Maillart… Et pourtant, je l’aimais bien. Tiens, au fait, peux-tu m’expliquer pourquoi tu ne dis jamais presque jamais Cécilia, mais Cécilia Maillart?

– C’est probablement lié à la manière dont elle m’a été présentée. J’ai toujours pensé à elle comme à Cécilia Maillart.

– Pas trop comme Muret…

– En effet. Quand nous étions ensemble, je disais rarement son prénom seul. Je disais plutôt Cé. Comme la lettre. Elle répondait Tho, comme la lettre grecque.

– Pourquoi n’ai-je pas eu une petite sœur ou un petit frère? Par désamour, déjà?

– Pas vraiment. J’avais renoué avec Cé mais c’était tellement intermittent, tellement irréel d’une certaine façon… Faire un autre enfant à ta mère toujours tant occupée me paraissait déloyal.

– Mais pas coucher avec Cécilia Maillart.

– Non. Je sais, c’est une morale à géométrie variable. Chiara disait plus tard, puis on verra, puis elle filait… Je crois que ta maman, avec ses deux fils, elle avait sa dose. Voilà pourquoi tu n’as pas d’autre frère qu’Umberto. Il faudra t’en contenter.

– Tu n’as pas répondu à ma question à propos de l’avion à prendre, reprit Alexandre après un assez long silence. Tu n’as jamais pensé qu’elle l’attendait peut-être?

– La première fois que je suis allé à Bruxelles, à la fin du séjour, elle m’a présenté son futur mari. Elle m’avait reproché – et symétriquement, elle s’était reproché – de n’avoir jamais fait les mille kilomètres qui nous séparaient. C’était vrai et injuste. J’avais le sentiment que c’était elle qui avait déserté.

– Elle avait suivi ses parents! Comme moi…

– Je sais, Alexandre. J’avais ce sentiment, pourtant. Ensuite je savais ce qu’elle pensait. Ce n’était pas possible, cela ne s’était pas passé, cela ne se passerait pas… Selon elle, cet amour était impraticable, je dirais, plutôt qu’impossible. D’une certaine façon, c’est ce qui en faisait le prix. Elle aussi, elle a laissé passer des trains… Tu crois vraiment qu’elle voulait me faire prendre l’avion?

– Tu triches. Ne me pose pas la question, c’est à toi qu’elle s’adressait. Tu n’as pas de regrets?

– Sûrement. J’imagine parfois ce qu’aurait été ma vie avec elle en Terre-Adélie, les enfants et les petits-enfants qu’on aurait eus… Si c’est ainsi qu’on définit un regret, alors oui je regrette. Et je regrette aussi de te le dire. Je suis en train de décrire un monde où tu n’existes pas. Or je suis content que tu existes. Tu as aimé le poisson?

– Oui, Papa. C’est drôle ta manie d’aimer les gens en leur préparant à manger. J’en déduis de tout ça que tu n’as jamais connu d’autre vraie passion que les marmites. Je te taquine.

– Détrompe-toi. Peu avant ta mère, quand je vivais à Paris, j’ai eu une liaison tumultueuse, je croyais que c’était la passion, mais surtout, ce fut torride et desséchant. J’étais au bord de la dépression quand elle s’éloignait et elle en abusait. J’étais obnubilé. Finalement, j’avais tellement peur de la perdre que je l’ai virée. Je ne suis pas fait pour ça, fils. L’amour, dans ces conditions, il me fout la trouille. Cela dit je n’ai jamais refusé de tomber amoureux. Non, au contraire, j’ai adoré l’inamoramento – tellement plus beau en italien qu’en français, l’enamourement. Peut-être que les Français trouvent l’amour ridicule. Puis-je te faire observer que le mot amour lui-même n’est pas français? Les mots latins en or donnent des mots français en eur. On devrait dire ameur, mais c’est sous l’influence des langues d’oc qu’on dit amour.

– Il y a humeur et humour…

– Bien observé. Moi, j’étais plutôt fait pour l’ameur que pour l’amour.

– Ameur. Ah, meurs! Rameur. L’ameur qu’on voit danser… Je n’aime pas ton mot! Vive l’amour!

L’appel transatlantique

Le message était dans mon ordinateur et je l’avais ouvert sans méfiance, content de recevoir de ses nouvelles.

            Thomas,

Cela fait un mois que je le sais et je n’en peux plus de te le cacher. Depuis l’été, je ne sortais pas d’une sorte de mauvaise grippe qui n’en est pas une. Les examens sont clairs, j’ai un cancer de la plèvre. Ce crabe est vicieux, l’un des plus vicieux, il prévient trop tard, j’en ai pour disons un an, jusqu’à l’été prochain, en gros. Pour l’instant ça va, je peux même travailler (tu penses si j’en ai le goût), mais dans quelques mois, je vais littéralement étouffer.

J’ai viré, à son grand soulagement, ce Lee Marvin qui était supposé partager ma vie et qui de commun accord n’a pas vocation à partager mon agonie.

Personne n’est encore au courant en Belgique. Donc ni Nicolas (qui travaille à présent d’ailleurs au Mexique avec son oncle) ni Anne-Lou ni encore moins leur père. Je veux l’annoncer en face à mes enfants tant que je suis encore présentable. J’aurais voulu en faire de même avec toi mais comme tu me tannes le cuir pour que l’on se revoie, cela aurait été trop vache de te convoquer à Roissy pour que tu entendes ça au pied de l’avion. Je règle les affaires qui traînent ici et j’arrive, sans doute vers la mi-novembre. Je te tiens au courant. Épargne pitié, questions, etc. Moi, mourir! Eh oui, comme tout le monde. Incroyable! Dis-moi simplement que tu seras à l’aéroport.

Désolée.

C.

J’ai lu et relu le texte, stupéfait, marmonnant de stupides “pas possible” comme Jean-Paul Muret la nuit de Coxyde; une vraie douleur déferlait dans mes veines, j’avais tout imaginé – tout, sauf ça. J’avais tout imaginé sauf ça qui pourtant était possible – j’en voyais mourir, des gens de mon âge et même plus jeunes. Même mon père était mort jeune. Quelle révolte aurait pu nous secourir? Il fallait répondre au plus vite.

 Cé, je viens de te lire et d’apprendre. Je suis en Terre-Adélie, j’avais branché mon ordinateur en vitesse avant de passer à la mairie puis de filer à Montpellier. Je t’attends. Veux-tu que je vienne? Que tu ne voyages pas seule? Ce n’est pas une formule de politesse. Tho

Elle me répondit:

Je ne gambergerai pas plus dans le 747 qu’ici et l’avion atterrira. Je m’abrutis en réglant l’intendance: liquider boulot, logement, comptes en banque, contrats, etc. Beaucoup pensent que je rentre au pays, tout simplement. Je me suis offert un moment que je croyais sadique en rétorquant: “Je rentre pour mourir” à mon assureur mais il a cru à une blague.

J’ai dû annoncer à Anne-Lou, qui voulait venir à la Toussaint, que je revenais moi-même un peu plus tard et qu’elle garde donc ses sous – elle vient d’entamer une thèse en histoire à l’Université de Bruxelles et des sous, elle n’en a guère – pour une autre fois qui ne sera jamais… Si tu savais comme j’avais peur qu’elle me perce à jour! Je me suis contentée de dire que j’étais très fatiguée et j’ai inventé un appel sur mon portable pour abréger.

J’ai hâte que tout le monde soit au courant. Rien de plus épuisant que passer son temps à annoncer qu’on va mourir et de devoir convaincre que c’est bien vrai. Si, je vais mourir,  je vous assure… Puisque je vous le dis! Je me tue à vous le dire! L’humour noir me fait rire et ce n’est pas du ricanement, c’est presque une consolation. Moi qui voulais mourir la tête pleine de souvenirs, je me dis qu’il me reste assez de temps pour en fabriquer encore une bonne petite dose. Je veux me persuader que je serai plus forte que la mort, que je vais la prendre de vitesse en quelque sorte en vivant en accéléré, j’allais écrire sans temps mort. Et pourtant je sais aussi – à qui cela servira-t-il? – que la lenteur des jours possède son charme et contribue à la beauté des choses. J’ai de très bons souvenirs de jours de pluie à Coxyde. Gaspiller son temps, quel luxe!

Bon, je bousille le tien, toi qui vas rester dans la beauté des choses, merci Aragon, et je t’embrasse, impatiente de te revoir, et si je pleure ce jour-là, je te prie de bien vouloir m’en excuser. Cela ressemble assez à une formule de politesse vide et pompeuse pour que je te laisse,

C. (comme crever, claquer, clamser – orthographe?, etc.) 😉

Comme tous ces mots sont laids! me suis-je dit en refermant l’ordinateur.


L’avion est arrivé à l’heure. Rien n’était en apparence plus banal que ce monsieur et cette dame qui s’étreignaient en se retrouvant. Sauf qu’il s’agissait de Thomas Vignol et de Cécilia Maillart et que Cécilia Maillart était en train de mourir. Non, cela ne se remarquait pas, sauf la mine fatiguée. Les cheveux étaient plus nombreux à être blancs, mais nous avions cinquante-quatre ans. Le décompte allait s’arrêter pour cette femme que je portais presque à lui démettre l’épaule comme si ce soutien allait décourager la mort de son emprise.

– Je ne veux pas mourir au bout du monde, reprit-elle. J’avais pris la fuite. Comme si on partait sans son passé! Bon sang! Je ne savais pas que je serais aussi contente de te revoir! Tout est normal en Terre-Adélie?

Cécilia Maillart et moi, qui marchions dans les couloirs de Roissy, traînant deux valises, et qui allions vers où? Je ne pouvais m’empêcher de penser sans cesse: “Vers le cimetière”, mais la première halte, si Cécilia Maillart voulait, était une chambre d’hôtel à Paris, près de la rue Rambuteau – l’appartement avait été vendu mais je voulais être dans le quartier.

– Tu vas voir, finit par me dire Cécilia Maillart. On s’y habitue très bien. Je sais ce que tu te dis depuis vingt minutes. Tu y penses tout le temps. Moi aussi, au début, je croyais que cette pensée était indélébile: “Je vais mourir, je vais mourir!”. Je ne te dis pas que ce n’est pas vrai, c’est en effet tout le temps présent, mais un peu à l’arrière-plan. Parfois j’ai l’impression d’oublier, un bref moment… Mais tout me pousse et me repousse à ne parler que de ça. J’ai hâte, vraiment, que le sujet soit vidé et qu’on passe à autre chose!

Cécilia Maillart ajouta que nous avions une discussion en perspective et des agendas à gérer. Cela pouvait se faire à table. Nous avons regagné mon auto comme un vieux couple rentrant dans ses habitudes. “Toujours fidèle à Renault, je vois!” Mais son entrain était tout de même un peu factice et son appétit, moins assuré que proclamé. Face à son aligot, à l’Ambassade d’Auvergne, Cécilia Maillart perdait peu à peu sa contenance comme si le rôle qu’elle voulait jouer l’épuisait. Elle avança des prétextes comme les heures d’avion et le décalage horaire.

– Tu es fatiguée, certes, dis-je, mais il n’y a pas que ça. Je te connais! Et j’ai deviné ce que tu veux. Nous avons passé toute notre vie à nier un amour qui existait, ou quand il était plus fort que nous, à le minimiser, à le canaliser, à le domestiquer… On pourrait presque dire, à le nier.

– Tu le regrettes?

– Ce n’est pas la question. Il n’y a plus de tergiversation possible. Tu peux t’installer en Terre-Adélie, par exemple. Je me souviens d’une discussion où tu avais dit, semblant que c’était à la blague, que c’était là que tu voulais mourir.

– Il n’y a personne dans ta vie?

– Si, mais à Nîmes. On ne vit pas ensemble.

– Nîmes n’est pas loin et je vais t’encombrer.

– Ce n’est pas important. Je peux ressortir le coup de la cousine. Dis-moi plutôt ce qui va se passer.

– Pendant un moment, rien, ou presque. Un peu de fatigue. Euh, beaucoup de fatigue, déjà.

– Le traitement?

– Il ne sert à rien. Je n’ai pas envie d’une bataille que je vais de toute façon perdre. Je ne dis pas que je ne prends rien, mais pour l’instant, je suis encore comme ces gens du 11 septembre qui avaient sauté et qui disaient, en arrivant à hauteur du premier étage, jusqu’ici tout va bien. Puis tout doucement les forces vont me manquer, je vais commencer à étouffer. Encore une chance: il paraît que ce n’est pas trop douloureux. Le clap de fin est pour l’été ou l’automne prochains.

Puis Cécilia Maillart me fit part de son programme. Le surlendemain, elle partait pour Bruxelles où Anne-Lou l’attendrait à la gare. Elle resterait un moment, combien, elle n’en savait rien. Elle irait tout de même consulter un ancien collègue en qui elle avait confiance. Mais que personne n’espère un miracle! Et puis… et puis cela dépendait de moi.

– Nous avons trente-six heures volées rien que pour nous à Paris, cela ne te rappelle rien? se força à sourire Cécilia Maillart. Je ne sais pas si tu es toujours adepte de la théorie Maillart ou si Nîmes te retient – tu ne m’as pas dit. Combien de chambres as-tu réservées, dans ton hôtel? Deux?

– Une seule. J’ai pensé que…

– Et voilà Thomas reparti dans ses justifications pour expliquer ses péchés!

– Non, j’ai vraiment pensé que tu aurais envie de pleurer dans mes bras, je me fais peut-être plus indispensable que je ne le suis, mais je me suis rappelé la mort de nos pères…

– Je ne compte pas pleurer, Thomas.

– Je crains de ne pas avoir cette force. Ton deuil m’est encore trop lourd à porter.

– D’accord, Thomas, je vais mourir, j’en suis autant désolée que toi, mais ce qui me manque désormais absolument, c’est du temps. Je n’ai pas envie de le gaspiller à acheter des mouchoirs. On va à l’hôtel, on pleure tous les deux un bon coup puis demain, on se promène, on va voir une expo et on ne parle pas de ce qui va arriver. Et surtout, une chose. Ce soir on baise comme des forcenés. Ne prends pas cet air de puceau ahuri! Nous ne sommes plus au pont du Gard! Oui, j’ai dit: “On baise comme des forcenés”. Que croyais-tu, en prenant une seule chambre? Que la grande malade, désormais, était désincarnée? Ou interdite de sexe? Trop tard, c’est toi qui as choisi.

Il en fut fait ainsi. Naturellement, sur le chemin du retour, un sentiment de culpabilité se superposait au maelström d’émotions qui m’étreignaient.

La punition n’était pas loin. En Terre-Adélie, une lettre m’attendait.

            Bonjour Thomas,

Tu pourras penser que je suis lâche mais je n’arriverai pas à te le dire en face ou alors méchamment et il n’y a pas de raison d’être méchante avec toi. Tu as toujours été gentil et attentif, mais voilà, tu as dû croire que cela me suffisait, mais voilà, je ne te sentais pas concerné, dirais-je. Je ne demandais rien mais tu n’as jamais rien proposé. Tu n’es pas le seul monsieur ne faisant pas son âge qui me drague dans le magasin. Oh, l’autre ne te vaut sans doute pas, mais voilà, il ne vient pas à la sauvette deux trois jours par quinzaine et je me suis rendu compte que j’avais besoin de compagnie, aussi, pas rien que d’un amant.

Je ne veux pas jouer double jeu. Je serai toujours contente d’avoir été sur ta route. Tu es un type super, mais voilà: pas le mien. Je le dis avec tristesse, cela me fait bizarre de penser que je ne te verrai plus. J’espère que tu ne m’en voudras pas et que tu garderas un bon souvenir de

Juliette.

Le lâche, c’était encore moi. L’histoire repassait les plats. Je ressentais un soulagement qui me faisait honte. Il me rappelait toutes ces circonstances tues qui sont peut-être pires que de vrais mensonges. Mais voilà, comme aurait dit Juliette, ce tintamarre resterait en mon for. Pire: pour la première fois, je fus tenté de mentir à Cécilia Maillart. J’aimerais écrire que le débat ne dura pas longtemps mais ce n’est pas la brièveté d’une interrogation qui atténue son acuité. Je fus tenté de ne rien lui dire, ni de cette rupture ni de mon sentiment de soulagement doublé de honte. J’étais un quai de gare et tous les trains partaient. Je me suis rappelé un calembour idiot de nos jeunes années qui avait tant fait rire Cécilia Maillart: quelle différence y a-t-il entre un train et une gare? Eh bien, alors que le train se rend de gare en gare, la gare demeure et ne se rend pas.

Waterloo… C’était le nôtre qui arrivait. Allons, la gare! Ne te rends pas puisque tel est ton destin. Il est désormais trop tard… Moi qui aurais pensé n’avoir jamais renoncé à rien, je devais bien admettre qu’en ne choisissant rien, j’avais renoncé à tout. À tout, sauf à cette agonie qui s’annonçait, puisque je pouvais enfin remplir la condition réelle de l’amour, être là.

La vie avant la mort

La vie s’organisa. Des habitudes se créèrent. Cela peut paraître effarant mais demandez à des gens au retour d’une semaine de vacances ce qu’ils ont fait, ils finiront par vous révéler que dès le second jour, ils répétaient les gestes du premier: le journal acheté à tel lieu, l’heure et le bistrot de l’apéritif, la promenade favorite… L’être humain s’organise pour apprivoiser le temps et l’espace. Là, j’étais champion, je l’avais déjà prouvé. Il ne faut pas dire trop de mal des habitudes: ce sont souvent les germes des souvenirs. Nos petites habitudes à nous, jadis, s’étaient créées en des lieux souvent changeants mais elles avaient bien existé et quand nous remettions les pas dans les pas, par le hasard d’un colloque, d’un symposium, d’un congrès ou d’un mensonge, nous cherchions souvent à retrouver les endroits qui nous avaient plu. Ni plus ni moins que d’autres: un nouvel endroit, restaurant, banc public ou musée, pouvait être agréé dans le cercle de nos souvenirs.

La malade dormait beaucoup. Le matin, je partais en espérant ne pas la réveiller. Elle appelait vers dix heures et quand mon portable tintait, je savais qu’elle allait plaisanter sur la désertion manifeste dont étaient victimes mes patients ou mes administrés. Cette tardive vie quotidienne inattendue me faisait oublier par moments qu’elle ne durerait pas. Les premières semaines étaient déjà passées; le printemps 2002 vit la longue visite d’Anne-Lou. De temps en temps j’effectuais un bref déplacement pour des raisons professionnelles ou pour voir mon fils quand un match l’amenait non loin. Les premiers jours de chaleur redonnaient une gaîté qui m’apparaissait insultante à une nature qu’en temps ordinaire, j’aimais pourtant voir repartir vers son zénith. C’était le dernier printemps de Cécilia Maillart en route vers son nadir et cette pensée m’assaillait sans cesse.

– Il est temps de penser à la mort, me dit Cécilia Maillart un soir où nous étions à regarder le soleil lui aussi s’en aller dans d’ultimes mais inutiles flamboiements. Je veux décider de l’endroit où je serai enterrée…

– Il y a un cimetière ici. Il y a Nîmes, aussi…

– Je sais, avec les tombes de tes ancêtres. Je ne vois pas ce que j’y ferais. Je veux pourtant être enterrée. J’aime assez, tu vois, la perspective de reposer à un endroit calme, beau, avec vue…

– Avec vue!

– Oui, avec vue, tu crois que personne ne viendra sur ma tombe? Eh bien que ceux qui viendront se disent: “Quel bel endroit!”

J’en connaissais un, de cimetière avec vue. Il se trouve dans le Jura. L’un de mes oncles y est enterré. Ses études terminées, avant de revenir par ici, au début du XXème siècle, mon grand-père s’était installé comme médecin de campagne dans un village du Jura, Andelot-en-Montagne.

– Il a perdu de je ne sais quelle maladie l’aîné de ses fils, Marc, mort à presque deux ans. Le récit familial est un peu flou mais j’ai toujours pensé qu’il savait le petit perdu et que c’est exprès qu’il était parti visiter ce malade à cinq kilomètres de là. Je l’imagine au volant de son automobile à pétrole. J’ai toujours son permis de conduire, c’est ce qui est écrit dessus: permis de conduire une automobile à pétrole… Je l’imagine avec ses pensées traversant la forêt en route vers Valempoulières. Un nom chic, style vieille noblesse française, la marquise de Valempoulières, cela sonne bien…

– Tout va très bien, Madame la Marquise…

– Mon grand-père a acheté une concession à perpétuité au cimetière d’Andelot. Elle est toujours là, à côté de l’église. La tombe de Marc est la seule sans croix catholique. Au loin on voit la forêt. À l’avant-plan, un peu surbaissés, des prés où des montbéliardes broutent pour donner le lait dont on fera le comté. C’est beau.

– Je voudrais bien visiter ton cimetière à croix et à vaches. Pour voir si j’y serais bien. Et si c’est le cas… (Silence et regard bleu.) Si c’est le cas je suis prête à faire le sacrifice de devenir Mme Vignol…

– C’est la deuxième fois que tu me demandes en mariage!

– Oui, répondit Cécilia Maillart. Mais cette fois je suis sûre que ce ne sera qu’un mauvais moment à passer… Et surtout, je veux que tu aies un titre incontestable pour t’occuper de tout.

Une expédition fut montée en mai. Depuis que je lui avais parlé de ce cimetière, elle s’était mobilisée et avait rassemblé ses forces défaillantes pour prendre une décision, c’est-à-dire agir, c’est-à-dire vivre. L’avancée de son cancer devenait cependant évidente. Elle était oppressée, respirait mal, perdait l’appétit et commençait à maigrir. Elle s’appliquait cependant à lutter et ne se plaignait pas. Son objectif était clair, elle en parlait volontiers: tant que possible, vivre une vie qu’elle n’avait pas encore vécue. Mais vivre en accéléré quand on est au ralenti… Cécilia Maillart s’était acheté une Clio. Je me rappelle l’insistance du vendeur, qui lui assurait qu’elle serait contente de son achat pendant des années. Parfois elle me rejoignait à Montpellier et nous allions déjeuner près de l’église Saint-Roch. Une fois elle se rendit à Caissargues et commenta l’évolution de sa maison, qui commençait à être une vraie demeure, avec de vrais arbres, des cicatrices et de l’histoire. Je raconte cela exactement comme je mis un certain temps avant de partir à Andelot, comme si quelques petites manœuvres dilatoires pouvaient retarder les échéances. Mais il fallait bien partir puisqu’il fallait bien mourir.

Le trajet ne fut pas très fatigant et je conduisis pratiquement d’une traite. Nous arrivâmes à l’heure du dîner mais elle insista pour voir aussitôt mon fameux cimetière. Lequel n’était pas loin de l’ancien hôtel reconverti en chambres d’hôtes, mais la rue grimpait légèrement et Cécilia Maillart s’accrocha à mon bras. Pour dissimuler son manque de souffle, elle regardait dans tous les sens et s’imprégnait des lieux. Nous sommes passés devant l’école (“Tu ne m’avais pas parlé de l’école! Cela me plaît, le bruit des enfants!”), nous sommes passés devant la porte de l’église et tout doucement, nous avons marché jusqu’à cette vieille tombe et j’ai dit:

– Voilà, c’est là.

– Tu as raison. C’est là, finit-elle par dire. C’est un bel endroit, tout simple. Si calme… On n’entend que les bruits de la campagne… Les cloches de ces grosses vaches…

– On entend aussi parfois le feulement du TGV qui passe à deux kilomètres et les bruits des enfants, et aussi la circulation sur la départementale 107, mais tu as raison: c’est calme, paisible…Les vaches, ce sont des montbéliardes. Le comté est fait de leur lait cru.

– C’est aussi panoramique, nota Cécilia Maillart. Je n’ai jamais vu un cimetière comme ça. Pourtant j’aimais bien mon vieux cimetière du Dieweg. Il n’y a plus moyen de s’y faire enterrer. Et aussi,  franchement, tu imagines Jean-Paul voyant ma tombe tous les jours par la fenêtre? Je lui en ai fait baver assez comme ça. On n’a jamais eu les mêmes règles, lui et moi, jamais. Comme nous, au fond. Ne me dis pas que si. On ne saura jamais à quoi auraient ressemblé M. et Mme Thomas Vignol. Ton Aragon le dit, ce bonheur qu’on aurait voulu serrer, on l’aurait broyé… Pourtant j’apprécie ces dernières semaines avec toi. Raconte-moi comment tu imagines l’après. Car je n’aurai jamais été qu’une parenthèse. Qui se referme.

Elle s’arrêta et du pied droit, dessina le signe ) sur le gravier.

Durant le repas, je fus bien forcé de répondre à des questions que je m’étais posées et auxquelles j’avais décidé de ne pas répondre. Je tentai une pirouette, abondant dans le sens de la parenthèse: en attendant qu’elle se referme, je suis dedans – mais Cécilia Maillart me prit à contre-pied.

– Tho,  je suis certaine qu’en effet, tu postposes, comme on dit en Belgique, pensant qu’il sera toujours assez tôt pour y penser. Tu dois pourtant parfois te dire: “Quand elle sera morte, je ferai ceci ou cela!”

– Dans les jours qui suivront, oui. Il faudra s’occuper de plein de choses. J’y ai pensé. Mais après, c’est du domaine du rêve! C’est rare, tout de même, que ce qu’on veut qui arrive se passe tel qu’espéré et ce qu’on suppose se déroule comme prévu.

– Mais non. Tu fais fi de tes choix parce qu’il y en a un que tu n’as pas fait, ou pas entièrement. Comme il me concerne, tu occultes que tu en as fait beaucoup.

– Pas fait entièrement?

– Oui. Tu as tout de même couché avec moi il y a presque quarante ans, non?

– Trente-huit.

– Chiara, Alexandre, tu n’as rien décidé? Et ta carrière? Et la mairie? Et la fac? D’accord, tu attends un peu, tu aimes bien te faire prier, mais…

– J’ai pris beaucoup moins de décisions que tu le penses. J’ai surtout accepté des événements, agréé des opportunités… La décision la plus forte que j’ai jamais prise, ce fut affronter mon père. “Papa, je n’irai plus au temple.” Ce n’était même pas difficile, je m’en étais fait une montagne. Il m’a écouté; il regrettait, mais il n’a pas désapprouvé. Je veux dire que je manque de courage, simplement. Où est la limite entre la discrétion, la politesse, le désir de respecter l’autre, ses choix, sa liberté, de ne pas empiéter, et l’indifférence, l’ennui, le vide, le manque d’engagement? Extérieurement, cela donne le même comportement.

– Ça t’a déjà fait perdre au moins trois femmes, tout de même! Chronologiquement moi, pardon de me citer d’abord, Chiara et à présent Juliette.

– Deux, alors. J’ai accepté ta demande en mariage.

– D’accord, il y aura écrit Cécilia Vignol sur la tombe, et tu auras du chagrin… Tu vas construire une belle histoire rétrospective, et puis une jolie journaliste italienne ou une mignonne petite informaticienne nîmoise passera. Et tu vas faire quoi? La regarder descendre du train puis la laisser repartir? Je n’ai pas été ta vie. Je ne serai pas ta vie. Toi, tu vas mourir vieux comme Adélie. Et puis même si tu m’avais dit oui la première fois, l’aurais-je été, ta vie? C’est très vilain de se sentir propriétaire des gens et je te l’aurais fait sentir.

– Je me sentais vieillot, fidèle, propriétaire d’elle, malheureux comme tout, ai-je chantonné… J’ai le disque dans la voiture, tu veux l’entendre? Somerset Maugham. En Terre-Adélie, j’ai un livre de lui, La Lune et soixante-quinze centimes. J’essaierai de le retrouver.

J’ai passé une bonne partie de la nuit à la regarder dormir. Je faisais de mauvais rêves quand je m’assoupissais. Est-ce banal! Oui, ce l’est jusqu’à en paraître trivial, l’amour, la vie, la mort, Éros et Thanatos, vieux complices tantôt ennemis tantôt alliés dans la destruction. Je m’étais réveillé avec l’impression que j’étais en train de mourir et j’ai pensé que Cécilia Maillart devait parfois rêver qu’elle mourait et se réveiller en sursaut – mais sans pouvoir, elle, chasser l’horreur en se disant: “Allons, ce n’est qu’un cauchemar!”

Je me glissai en dehors de la chambre, cherchant à tâtons la minuterie sur le mur. Deux veilleuses troublèrent mollement les ténèbres. Je m’arrêtai devant une petite bibliothèque ouverte qui ornait le palier au pied de l’escalier menant au second étage. Je me souvenais que les hôteliers m’avaient raconté, voilà longtemps, qu’ils y plaçaient les livres et les revues que les pensionnaires laissaient derrière eux. Le choix n’était pas énorme et il ne plaidait pas réellement en faveur de la qualité des lectures estivales des clients. Je pris d’abord un Maupassant, Pierre et Jean, qui me paraissait de bonne compagnie. Il avait appartenu à un lycéen qui s’appelait Pierre Dupont et qui fréquentait, ou avait fréquenté, un lycée Jean Moulin – ce livre n’aurait jamais pu retrouver son propriétaire. J’aurais aimé m’évader dans la vie de cet ancien enfant qui devait à présent avoir trente ans, à en juger par le 1991 inscrit en dessous de Jean Moulin. Pierre Dupont, as-tu aimé ce livre?

La minuterie s’arrêta. Nouveaux tâtons. Nouveau retour devant la bibliothèque. Non, lire comme ça serait trop difficile. Où était rangé ce Maupassant? En cherchant sa place, je vis La Lune et soixante-quinze centimes et sa couverture était parfaitement identique à mon exemplaire, avec la tranche un peu abîmée: impossible, j’en étais sûr, il était en Terre-Adélie. C’était un clone. Il sentait comme le mien. Un livre peut donc avoir le don d’ubiquité. J’adoptai ce livre perdu sans propriétaire identifié pour l’offrir à Cécilia Maillart, mourante. La minuterie s’arrêta. Le symbole était brutal. Je n’osai même plus tâter le mur pour retrouver l’interrupteur.

Je réussis à regagner le lit sans réveiller la dormeuse. Sur la table où elle avait laissé ses lunettes, je déposai le livre comme une offrande inutile et je finis par sombrer.

– Ça alors! Comment a-t-il fait? Génération spontanée? Je vais le lire, dit Cécilia Maillart en brandissant le livre d’une main et en le tapotant de l’index de l’autre, selon un geste familier que je lui connaissais depuis quarante ans.

Elle était contente. Je me sentais coupable de fournir l’accessoire. Elle, Cécilia Maillart, mourait.

Nîmes par un vendredi d’août

Il y a une mythologie de la première fois. Elle ne vaut pas que dans le domaine de l’amour. La première fois est supposée dispenser une nuance supplémentaire évanescente mais puissante. Cependant, à quelques exceptions près, les premières fois se laissent oublier aussi facilement que les fois suivantes. Qui se souvient de sa première mousse au chocolat?

Nous vivions cela mais à l’envers. Je n’arrivais pas à dégager de ma tête cette insupportable pensée que c’était peut-être la dernière fois. Le dernier livre que lirait Cécilia Maillart. Le dernier voyage que ferait Cécilia Maillart. Le dernier repas que mangerait Cécilia Maillart. La dernière étreinte qui comblerait Cécilia Maillart. Ces souvenirs-là, que je mettais tant de soin à construire parfaits, seraient les miens mais plus les siens.

Il y eut notre mariage, par un beau matin, le mardi 21 mai 2002. Tant Alexandre qu’Anne-Lou avaient insisté pour être là, comme ma mère, naturellement, et mes sœurs, l’une venue de Lyon, l’autre de Grenoble. Pourtant la cérémonie, menée par mon premier adjoint et proche ami, le docteur Charles Brunel, était on ne peut plus intime. Étant donné l’état de santé de la future Cécilia Vignol, le oui des époux fut recueilli en Terre-Adélie. Dans l’après-midi, ma mère regagna Gallargues avec mes sœurs.

– C’est sans doute la dernière fois que nous sommes réunis tous les quatre, dit Cécilia Maillart (il  faudrait s’habituer à Cécilia Vignol) dès que nous fûmes attablés pour le dîner. Nous en arriverons sûrement à évoquer des souvenirs, mais je veux liquider les aspects déplaisants d’abord. Navrée de ce côté un peu solennel. D’abord, vous deux, c’est la première fois que vous vous voyez depuis… les événements que vous savez et je voulais vous présenter à tous les deux mes excuses. Sache, Xan, que rien n’était dirigé contre toi.

– Je sais. J’en ai déjà parlé avec Papa.

– Je me suis souvent trompée dans mes choix, poursuivit-elle. Le dernier, hélas, n’effacera pas les autres. Je dis le dernier, c’est l’avant-dernier. Il me restait un choix ultime à faire et c’est Thomas qui m’a proposé le cimetière où bientôt je reposerai, selon l’expression, idiote d’ailleurs. Mes dernières volontés sont simples: pas de discours, pas la moindre cérémonie, surtout pas religieuse, rien d’autre que des fleurs, de belles fleurs, s’il vous plaît. Le cortège arrivera, on sortira le cercueil, on le mettra en terre et vous graverez juste Cécilia Vignol sur la tombe, avec les deux dates, 1947-2002. Je ne pense pas que nous serons très nombreux. Andelot est loin, et encore plus du Mexique…

Nous grignotions quelques asperges à la flamande. Je regardais mon épousée qui passait ces derniers temps de la fatigue à l’épuisement, en attendant probablement de passer de l’épuisement au harassement, puis de glisser du harassement à la mort.

– Ensuite, dis-je pour faire diversion, je vous ai préparé un waterzooi, pour rester dans la même note flamande.

– Un waterzooi! s’exclama Alexandre. Je n’en ai plus mangé depuis au moins deux ou trois ans. Tu te souviens, Papa? À Bréhec, tu m’en as préparé un.

– Bonne idée, ça: racontez-moi des souvenirs que je ne connais pas. S’il vous plaît, les enfants, dit Cécilia Maillart en me désignant, ne laissez pas ce veuf s’enfermer dans son côté ténébreux. Il n’y a pas lieu de me plaindre. C’était court mais dense, ma vie. Je ne l’échange pas.

Peu à peu, le repas fut gai. Cécilia Vignol se blottit dans le fauteuil d’Adélie et jusque tard dans la soirée, avec l’aide de quelques bouteilles, on parla. Le silence se fit d’un coup. Alexandre regarda sa montre et rappela que dès le lendemain matin, il s’agissait de rentrer en Bretagne. J’avais préparé deux chambres à la Maison Claire, celle d’Alexandre, qui était toujours sa chambre d’enfant, et la chambre d’amis. Les enfants prirent congé. Je les vis s’éloigner en parlant. Moi je me souvenais de ma première nuit avec Cécilia Maillart en Terre-Adélie. C’était dans cette chambre, c’était dans ce lit qu’elle m’avait demandé en mariage. Je me souvenais qu’elle s’était plainte de son arrachement et qu’elle enviait mon accent et mes racines. Et je me souvenais de la tache de sang, je me souvenais de l’orage, de la nuit entière ococoulé et roucoulant dans ses bras. Nous avions la vie devant nous et à présent, elle allait mourir.

– Je m’en veux, soupira-t-elle en se glissant dans le lit. Tu les as regardés? Ma fuite a saccagé leur possible histoire d’amour. J’ai été idiote, ensuite, de vouloir à tout prix l’éviter à Anne-Lou.

– Elle commençait à peine, plaidai-je les circonstances atténuantes.

– Elle était déjà bien entamée. Xan a été son premier amant.

– Mais Alexandre m’a dit qu’ils n’avaient jamais couché ensemble!

– Je pense, conclut-elle, que Xan a pu te mentir pour te protéger.

L’idée m’agaçait doublement: le mensonge, la protection… Il m’avait traité comme un enfant, si c’était vrai! Je cherchais pourquoi Anne-Lou aurait menti à sa mère. Ma femme toute neuve et tant usée devina:

– Admets qu’il n’y a pas de raison à un mensonge d’Anne-Lou, Thomas. Tu te rappelles l’orage? Le jour où je t’ai dit que ce serait plus simple si je revenais et si je t’épousais? Ne pas vivre avec l’homme de sa vie, c’était peut-être le sauver, en un sens. Mais je me suis peut-être trompée. Je m’imaginais très bien ici, en Terre-Adélie, avec plein d’enfants Vignol dans le jardin. Je me demande à qui ils auraient ressemblé. Nos descendants. Dire qu’il n’y en aura jamais. Est-ce bête!

Elle ferma les yeux. Je croyais qu’elle dormait. Si Anne-Lou appliquait la théorie Maillart, alors, en cet instant précis, une seule chambre leur suffisait à la Maison Claire.


– Je suis désormais dans le délai annoncé, au plus bas de la fourchette, commenta Cécilia Vignol quand juin s’annonça. J’ai fait donc mon devoir. J’aimerais encore une fois connaître l’été d’ici mais en même temps je le redoute: il est si chaud, je vais étouffer. Je veux m’en aller par un beau soir de fin d’été, avant que je ne sois plus capable que de cette ultime chose, mourir! Je veux que tu m’aides à avoir cette force. Je ne veux pas que la mort choisisse le moment décisif, c’est ma petite revanche à moi, mon pied de nez, mon na d’enfant frustrée. Un soir, ce sera comme le Petit Prince et son serpent… Je sais, l’aviateur, il a pleuré, mais il ne faut pas pleurer, je ne serai pas malheureuse… Oh, Tho, ça fait littéraire, ça ne se passera pas tout à fait comme ça, je crèverai peut-être de trouille, je n’en sais rien, mais c’est ce que je veux. J’aurai dit adieu à mes enfants, il le faut. Mais c’est promis: je ne mourrai pas sans te prévenir.

Il m’était difficile de m’extraire totalement de la vie quotidienne. J’avais allégé mon programme mais j’avais toujours peur, en rentrant, de découvrir Cécilia Vignol morte soudain. Je sursautais quand mon portable sonnait. J’étais rassuré quand ma femme qui l’appelait. Cette fois, la voix qui répondit à mon oui était celle, inconnue, d’un homme.

– Docteur Vignol? Je téléphone de la part de votre femme. Rassurez-vous, elle n’a rien, enfin rien de grave. Elle a eu un petit accident de voiture sur la route de l’Espiguette. Elle a le poignet cassé, elle m’a demandé de vous appeler. Elle vient d’embarquer dans une ambulance vers Montpellier. On a appelé l’hôpital, vous étiez déjà parti. J’attends la dépanneuse et je ne sais pas à qui confier le portable. Je suis le gérant du pavillon de la Chambre de commerce, sur la route de l’Espiguette. On se connaît, vous êtes bien le conseiller général?

– Ah, c’est M. Figaret! Que s’est-il passé?

– Madame voulait tourner en revenant de la plage vers le pavillon. Il y avait un 4×4 qui roulait trop vite et qui n’a pas vu la manœuvre. Pourtant, elle avait mis son clignotant! Je peux en témoigner! Le 4×4 a percuté et malheureusement, Madame Vignol avait posé son bras gauche sur la portière, vitre abaissée… Cela aurait pu être bien plus grave!

Je remerciai l’affable M. Figaret qui me brisait les oreilles avec ses ce n’est pas grave et j’appelai aussitôt l’hôpital. Cécilia Vignol était encore aux urgences. J’accourus. Elle me fit un sourire de petite fille coupable, désignant son poignet plâtré:

– Il n’y a qu’une toute petite fracture radiale, on m’a mis un plâtre léger. Il vaut mieux que je reste ici ce soir, paraît-il. Mes os ne doivent plus valoir grand-chose! Je sais à quoi tu penses. Que j’aurais pu mourir. Je ne veux pas mourir ailleurs qu’en Terre-Adélie, par un soir de plénitude, un soir de rayon vert, tu comprends? Ce 4×4 était bleu. Et puis je t’ai promis. Ce n’était pas le moment. Je ne l’avais pas choisi.

Il ne restait plus longtemps, de toute façon. Elle s’en irait avant la fin du moins d’août, c’est ce qui dérangerait le moins les calendriers de ses proches. C’est bien pour cela que je craignais la rencontre avec Nicolas, l’ange annonciateur de sa mort. L’été s’installa, indifférent. Nous eûmes des visites; Alexandre, Anne-Lou, mes sœurs, des neveux, Umberto, des amis, des anciens collègues à elle que je ne connaissais pas.

À la fin du mois de juillet, Nicolas Muret, étant arrivé à Bruxelles, appela sa mère pour lui annoncer qu’il descendrait deux ou trois jours plus tard. Elle m’en avertit et me demanda de la déposer le matin en Arles. J’étais agité. J’avais fait promettre un coup de fil ou un texto. Rentrer chez moi était au-dessus de mes forces. Je prétextai une visite qui n’avait rien d’urgent pour aller à Nîmes. Je pris une chambre et pour passer le temps, je me promenai sur les boulevards. Mes pas m’amenèrent non loin de la Maison carrée, près de l’endroit où dans une autre vie, j’avais rencontré Juliette. J’étais submergé d’une douleur vague et incontrôlable. J’avais peur qu’il se passe quelque chose – mais quoi? J’avais envie de parler. J’appelai Alexandre; il m’apprit qu’il allait signer un contrat à Anderlecht, le club de Bruxelles.

– Anne-Lou? ai-je dit.

– Bravo, Papa, tu redeviens perspicace. Rien à voir avec Cé et Tho, s’il te plaît, n’imagine rien. Je pars lundi. J’ai prévenu que je devrai m’absenter quelques jours durant l’été. Tu crois que c’est pour dans combien de temps?

– Je viens de la déposer en Arles, elle rencontre Nicolas. Ce rendez-vous est de son propre aveu la dernière chose importante qui lui reste à accomplir. Elle va cesser de lutter.

– En tant que médecin, combien lui donnerais-tu encore?

– Deux mois tout au plus. Si elle s’accrochait.

Alexandre m’avait dit qu’il rappellerait. Il ne me restait plus qu’à attendre. Je me sentais las comme Adélie quand elle avait fini son potager: “Ho, petitou, c’est qu’à mon âge, le sol est bien bas!”. Attendre quelques dizaines de signes sur l’écran minuscule d’un téléphone portable. Attendre la mort de Cécilia Maillart. Attendre la rentrée. Attendre la nouvelle vie d’Alexandre. Attendre ma mort. Elle me semblait si loin!

Je marchais sans but. Je finis par m’asseoir sur un banc dans les jardins de la Fontaine. La soirée commençait. Sursautant, je vis au loin passer Juliette tenant par la main le plus jeune de ses enfants. La vie continuait très bien sans moi. J’étais saturé d’émotions indéfinies et terribles. Pour la première fois de ma vie, j’eus envie de fuir ces lieux qui étaient beaux et que j’aimais, et j’eus peur de cette vie qui était belle et que j’aimais.

Mais était-elle belle? Et est-ce que je l’aimais? L’absence de Cécilia Vignol et l’arrêt des attentions que je lui prodiguais avaient laissé un estran de sentiments personnels dont je ne voulais pas. Ce que je voulais, c’est être utile – mais à quoi, à qui? Qu’étais-je? Un mandarin aux petites ambitions plus ou moins assouvies ou un mari qui espérait en huit mois effacer quarante ans de connerie? Fuir tout cela comme le soldat de première ligne qui est monté dix fois à l’assaut mais qui la onzième, déserte… Mais pesant soixante-quinze tonnes sur mon banc nîmois, j’attendais. J’attendrais. J’avais le destin de mon figuier. Mes racines n’étaient que des chaînes. Alexandre, lui, manœuvrait pour aller où on l’espérait.

Un jour le figuier porte moins de fruits, son ombre même se fait plus pauvre quand une branche, malade, finit par tomber. Qu’avais-je vraiment donné? Et à qui? J’eus envie de me lever, de courir vers Juliette et de m’excuser. Mais naturellement je restai assis sur le banc. Même pour fuir, il me fallait attendre. J’eus la pensée impie que j’étais désormais pressé qu’on en finisse. Qu’elle meure.

Le vendredi 2 août 2002 fut interminable. J’attendais l’appel de ma femme et celui de mon fils. Je déambulais dans la ville. Je suis allé jusqu’au cimetière protestant où beaucoup de tombes familiales attendaient un rare visiteur. L’une d’elle était menacée par un petit éboulement. Je voulus le signaler au bureau, mais il était déjà fermé. Le bruit des cigales était infernal. En ville, face à la plaque rappelant les étreintes de Guillaume Apollinaire et de Lou, un couple était enlacé à se fondre, un couple dont l’homme récitait des vers en hésitant un peu. J’en savais la fin, je l’ai récitée à mi-voix:

On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu’a prédit la Tzigane.

Le jeune homme et la jeune femme – vingt ans? – m’ont regardé.

– Je ne connais bien que le début, est intervenu le jeune homme. Le premier quatrain.

La Tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’Espérance…

– L’amour lourd comme un ours privé…, ai-je soufflé.

– Oui, c’est ça!

L’amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulûmes

Je terminai:

Et l’oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Ave.

On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu’a prédit la Tzigane
.

– Nous sommes tous les deux étudiants en fac de lettres, à Nancy, précisa la jeune femme. On visite. Bon… eh bien, au revoir, Monsieur. Vous êtes prof de lettres? En tout cas merci !

Elle prit son amant par la main et ils s’en allèrent. Je traversai le boulevard de l’Amiral-Courbet pour acheter une bouteille d’eau au Monoprix. Il ne se passait rien. Nos nuits barrées. L’amour lourd comme un ours privé. Mais jamais nulle Tzigane ne m’avait prédit ça.

Je n’avais pas faim. Je buvais mon eau presque comme on avale une médication. Les secondes étaient des heures, les minutes, des siècles. Je retournai sur mon banc dans les jardins de la Fontaine. Je me mis à la recherche d’une librairie. J’achetai Les Poèmes à Lou puisqu’Apollinaire semblait avoir écrit des phrases pour moi.

Je reçus un texto: J’ai fait une sieste et je ne me sens pas trop mal. Viens me chercher à 10h demain. Merci. J’ai répondu: D’accord. À demain. Je reste à Nîmes. Je t’embrasse. Prends soin de toi. Quand nous étions jeunes, elle aimait les calembours idiots (Cé moi). Elle aimait que je pontifie, que je lui fasse mon numéro de plus savant du village. Elle aimait regarder par les fenêtres. Elle aimait manger, elle aimait le vin, le bleu du ciel, le vélo et les villes hollandaises. Je pensais déjà à elle comme à une morte. Je me levai comme un écolier en faute et je repartis vers l’hôtel. Je n’osais même plus marcher du pas long qui est le mien; j’empruntais la démarche d’un petit vieux accablé. Tous les destins sont de longs de longs destins de sang. Cé, quand le tien s’est-il écrit? Ta vie aura ressemblé au z d’un éclair, zigzaguant entre plusieurs possibles dont aucun n’était praticable – et je n’y suis pas pour rien.

Le texto d’Alexandre n’arriva que plus tard, en début de soirée: Je fais le crochet TA samedi soir. J’y loge et je pars dim mat pr Bxl. Anne-Lou m’accompagne.

Je venais de sortir, comme rassuré par la proximité métaphorique de la nuit. Place des Esclafidous, il y avait des terrasses sympathiques. Je pris une table, commandai une salade et un pichet de vin rouge frais. Et si j’écrivais à Cécilia Vignol ce que je venais d’apprendre? Alexandre et Anne-Lou m’ont annoncé leur bref passage en TA demain soir.

Nicolas sera là aussi. La réponse arriva aussitôt. J’eus aussitôt peur d’une dernière veillée à l’ancienne. Pourquoi Nicolas, sauf parce que c’était sa mère qui mourait, avait-il soudain accepté d’être là? Qu’est-ce qu’Alexandre et Anne-Lou avaient manigancé? Que se passait-il? C. avait-elle formé le projet d’en finir entourée de l’affection de tous les siens, comme le dit la formule? Es-tu au courant que Nicolas sera là aussi? Alexandre n’était pas encore couché. Je viens de l’apprendre. Anne-Lou t’embrasse.

Elle était donc avec lui. Bien sûr! Quel imbécile j’étais! Elle était en vacances: il était clair qu’elle avait rejoint Alexandre à Bréhec et qu’il la suivrait à Bruxelles. Pour y faire leur vie.

Les pâtes aux tellines

Le dernier voyage que fit Cécilia Vignol de son vivant la ramena d’Arles en Terre-Adélie. En moins de quarante-huit heures, elle semblait plus défaite et plus rassérénée, le corps encore un peu plus fatigué mais l’esprit au repos.

– Alors? Comment ça s’est passé? Pas trop épuisée?

– Cela fait déjà beaucoup de questions. Je vais t’expliquer. En peu de mots, c’est vrai, je suis épuisée. Au début ça s’est plutôt mal passé avec Nicolas. C’est un peu comme si j’avais épousé son bourreau. Je lui ai dit que je comprenais très bien qu’il t’en veuille et qu’il m’en veuille. Que je t’aimais et que j’avais trop longtemps refusé de l’admettre. Il était buté dans son idée d’enfant jaloux. Tu vas le voir… Il a changé. Il est beaucoup plus beau, il s’est aminci. Il perd un peu de ses cheveux. “Mais je t’aime toi aussi. Je voulais te le dire mais je savais que tu ne me croirais pas tout à fait. Tu es mon fils. Tu me ressembles. Tu as mes yeux. Les mêmes longues mains.” Il a posé ses mains sur les miennes et a hoché la tête positivement. “Vous avez été si dégueulasses avec Papa. Même avec moi, tu as été dégueulasse. Tu as décarré au loin, tu m’as obligé à choisir en pensant que j’avais déjà fait mon choix. Comment voulais-tu, avec ça, croire que je t’étais indispensable?” 

Elle s’arrêta et soupira avant de reprendre:

– “Je n’aime pas Thomas tout de même, a-t-il ajouté. C’est le type qui sait tout! Il s’est toujours un peu moqué de moi, je l’agaçais, et puis son grand dadais de fils, là, tout le temps fourré avec ma sœur, lui ressemblant plus que moi. Il s’est tu deux secondes et m’a questionné: C’est peut-être sa sœur?”. “Mais non, sot, ça te tracassait? C’est la fille de ton père, pas celle de Thomas. Anne-Lou et Xan sont si peu frère et sœur qu’ils sont amants.” J’ai expliqué. Au bout de deux ou trois minutes de rumination, il m’a dit: “Ce n’est pas qu’un au revoir à me donner, Maman. Tu veux aussi me réconcilier avec eux, les Vignol. Je ne sais pas si je peux.”

Les enfants sont arrivés en même temps dans leurs deux voitures. Je n’ai jamais su s’ils s’étaient fixé rendez-vous. J’avais dressé la table dans la Maison Claire. Alexandre avait amené du champagne frais et réclamé de pouvoir servir l’apéritif.

– Je suppose, commença-t-il, que vous devinez tous ce qu’Anne-Lou et moi avons à vous annoncer? Eh bien ce n’est pas faux mais c’est incomplet. Voilà, on voulait vous dire qu’Anne-Lou est enceinte. Vous allez être grands-parents. Et toi, Nicolas, oncle, forcément. On l’a fait exprès, ne croyez pas que c’est un hasard.

Je craignais un peu les violons mais ce n’était pas le genre de la maison. Nous avons tous fait comme si c’était la chose la plus attendue au monde. Cette nuit-là, pourtant, la future grand-mère dormit très mal.

– Je n’arrive pas à digérer la situation, finit-elle par soupirer. Je ne m’y attendais pas, à cette grossesse. J’ai eu le même sentiment, tout au début, quand on m’a annoncé ce cancer. Il me semblait concerner quelqu’un d’autre, même si je savais que c’était moi. Je me suis demandé ce qui m’avait collé ce mésothéliome, quelle amiante, et où, quelle fatalité me poursuivait… Je ressens la même chose. Ton fils et ma fille… Nos chromosomes mélangés… Nous aurons tout de même des petits-enfants, c’est… Je ne trouve pas les mots!

Pendant les jours qui suivirent, je la sentais extrêmement malheureuse. Je suis sûr qu’elle recommença tous les calculs pour en arriver à l’évidence que cet enfant, elle ne le verrait pas naître. C’était une torture qui compliquait tout. Ses parents l’avaient certes conçu pour eux – il y a une part d’égoïsme à faire un enfant, une part de satisfaction intime qui se moque du reste du monde – et personne ne pouvait le leur reprocher mais c’était une douleur autant qu’une joie, tant il est vrai que ce qu’on n’a pas connu ou ce qu’on ne connaîtra jamais peut engendrer les plus terribles des regrets. Cécilia Maillart contourna cette douleur en me bombardant de choses qu’il faudrait lui dire. Elle me muait en messager d’au-delà de la mort. En réalité elle vivait ses derniers jours avec une pauvre avidité.

– Je n’imagine plus rien, c’est trop fatigant, m’avoua-t-elle. Je me contente de regarder et j’entasse les images comme on met des vêtements dans sa valise. On essaie de tout ranger mais ça finit toujours pêle-mêle.

Elle avait peur d’oublier quelque chose, rouvrait la valise, la refermait, reculait un peu et c’était au moment du coucher un jour de plus sur la Terre pour Cécilia Maillart. Mais cette ultime ruse ne pouvait effacer le plus patient des bourreaux: elle-même – et moi, qui fut son bras armé. Car c’est moi qui ai posé l’acte homicide. C’est moi et non pas elle, Cécilia Vignol, le poignet gauche toujours meurtri, sans force et bientôt sans vie.

J’avais fait, ce soir-là, des pâtes aux tellines. La recette en est simple. Vous prenez des tellines bien fraîches, vous les débarrasser de leur sable, vous les faites revenir dans une grande poêle avec un peu d’ail, quelques tomates coupées en dés et du persil, de la coriandre ou du pistou, selon la richesse de votre herbier, un rien d’huile d’olive et éventuellement, un filet de vin blanc. Pendant ce temps, mettez à bouillir l’eau des pâtes, de préférence des pâtes longues; vous ne salez pas trop l’eau. Les pâtes cuites, vous égouttez soigneusement et vous les versez dans un grand plat, tiédi si possible; puis vous les parsemez de vos tellines, vous mélangez et vous servez avec un fromage râpé sec et piquant. Le vin de cuisson ou un rouge frais accompagnent parfaitement.

J’avais cuisiné des pâtes aux tellines sans aucune arrière-pensée. Tous les deux, nous aimions ce plat et Cécilia Vignol n’ayant plus d’appétit, je m’efforçais de lui préparer ce qu’elle préférait.

– Qui t’a donné cette recette? me demanda-t-elle alors que j’arrivais à table, près du figuier.

– Adélie.

– M’étonne pas, dit-elle, songeuse. Tu m’en avais fait la première fois que j’ai dormi ici.

– Oui. Encore heureux que j’en avais pêché un plein seau le matin! Tu te souviens, Cé, les pêches miraculeuses, ces années-là, à l’Espiguette? Il suffisait de ratisser le sable avec les doigts, au bord de l’eau. C’était merveilleux!

Le silence se fit. Elle essayait d’avaler de bon appétit mais elle abandonna très vite.

– Chaque matin je me réveille en regrettant de n’être pas morte durant la nuit. Et chaque jour je me dis c’est le dernier, il faut que ce soit le dernier, et puis la vie me rattrape misérablement, je me dis que j’en profite encore un tout petit peu et j’attends la nuit suivante et le lendemain, tout est encore plus rétréci. J’attendais un soir de rayon vert mais il n’arrivera jamais, un soir resplendissant où la mort aurait l’air, comment dire?, presque joyeuse – mais elle a une sale gueule et tous les jours sa sale gueule est pire que la veille. Il ne se passera plus rien, je le sais, et je cherche le courage qu’il faut pour mourir. Et je ne le trouve pas. J’enrage. Elles étaient bonnes, tes pâtes aux tellines. Comme la première fois. La boucle est bouclée.

J’ai débarrassé la table. Nous sommes rentrés. Je l’ai portée jusque dans la chambre. Les draps étaient frais. Elle a réclamé une chemise de nuit propre. Elle s’est couchée. J’ai préparé la piqûre du soir avec la dose de morphine prescrite. Elle m’a regardé faire et elle a murmuré:

– Tu m’as bien comprise. Il y a des lettres dans le tiroir de mon bureau. Une pour toi.

J’ai obéi. La dose était mortelle. Elle m’a souri. La piqûre lui a fait un peu mal.

– Assieds-toi et donne-moi la main… Pas de mélo! Deux mots et d’ailleurs il y en a trois, je ne sais pas pourquoi on dit toujours deux mots en parlant de ces trois-là: je t’aime. Si, deux mots: mon Thomas. Ou un seul: merci. J’aurais cru que j’aurais ce courage. J’ai dû te le déléguer. Je t’aime, mon Thomas. Merci d’avoir été là comme tu me l’avais promis il y a si longtemps. Reste sûr toute ta vie que je t’ai aimé.

Les choses ont dû aller vite. Elle a fermé les yeux. Je ne sais pas combien de temps elle vécut encore. Sa main sans force mais tiède encore m’indiqua que Cécilia Vignol était morte. Mu par d’idiots réflexes professionnels, je vérifiai son pouls. Je me suis alors rendu compte que je ne lui avais pas dit un seul mot. Je suis resté stupéfait. Il était littéralement incroyable qu’elle fût morte alors qu’en lui injectant la morphine, je savais très bien qu’elle allait mourir. Que je la tuais. J’essayais de suspendre le temps en m’octroyant un délai qui prolongeraient sa vie, puisque j’étais le seul encore à la savoir morte. J’allais devoir téléphoner et à chaque fois que j’allais prononcer ces mots, elle est morte, elle mourrait une nouvelle fois.

J’ai commencé par le portable d’Anne-Lou. Il était 23h46. Elle a décroché aussitôt. Par la suite elle me dit qu’elle avait su rien qu’en voyant Terre-Adélie s’inscrire sur l’écran de son téléphone.

– Maman? C’est fini?

– Oui, ai-je dit, la voix étranglée. (Les mots elle est morte ne parvenaient pas à sortir.) Ce soir. Enfin il y a quelques minutes. Je t’ai appelée dès que j’ai pu.

Une abominable envie de vomir me submergea.

– Je te rappelle.

J’ai raccroché et j’ai couru aux toilettes. J’ai commencé à trembler comme une feuille. Le téléphone fixe a sonné: Anne-Lou rappelait.

– J’étais malade. Désolé.

Elle m’a demandé si cela allait, à présent, et je m’en voulais de ne pas la réconforter. Elle réclamait des détails, qu’elle transmettait à Alexandre. J’ai raconté les pâtes aux tellines mais j’ai tu la piqûre: je voulais le dire en face. J’ai dit que je devais appeler Brunel pour le permis d’inhumer.

– On arrive le plus vite possible, a dit Anne-Lou. On prendra le premier TGV.

Brunel décrocha au bout de quelques sonneries. Il arriva vingt minutes plus tard avec sa trousse à bout de bras. Après s’être assuré du décès, il a mesuré ma tension et dit que j’avais une mine épouvantable. Il s’abstint soigneusement de me demander trop de détails sur la piqûre de morphine mais il n’était pas dupe:

– Tout de même, j’aurais cru qu’elle en avait encore pour quelques semaines.

– Oui, mais depuis quelques jours elle en avait assez de lutter. Depuis qu’elle avait appris qu’elle allait être grand-mère. Sa fille est enceinte.

– Ah? Je ne savais pas.

– Ce que tu ignores aussi, c’est qu’elle est enceinte de mon fils. Je vais être grand-père du même bébé qu’elle.

– Et ça ne l’a pas incitée à lutter?

– Elle a fait et refait ses calculs et elle a compris qu’elle n’irait pas aussi loin. Elle ne prenait plus rien, sauf des antalgiques de plus en plus puissants. De la morphine depuis quelque temps.

– Veux-tu que je passe à la mairie demain et que je m’occupe des démarches? De toute façon j’y passerai, il y a des documents à signer, tu m’as donné délégation…

– C’est gentil de ta part. Il faut que je te donne le livret de famille et sa carte d’identité. Je vais te les chercher. Ils sont dans le bureau, à la Maison Claire.

– Pendant ce temps, si tu permets, je vais l’installer au mieux dans le lit. Il faut faire sa toilette. Ne reviens pas trop vite.

Je suis allé dans le bureau. Les lettres étaient dans le grand tiroir du bureau que Cécilia Maillart avait demandé à occuper. La première enveloppe contenait ses dernières volontés, ainsi qu’il était écrit soigneusement.

Je désire être enterrée à Andelot-en-Montagne (Jura) dans la concession à perpétuité dont la famille de mon mari dispose, ainsi qu’il me l’a proposé. Je ne veux aucune cérémonie religieuse, aucun discours, rien que des fleurs.

Mes objets personnels seront partagés entre mes deux enfants, à l’exception de ceux (peu nombreux) qui se trouvent à Aigues, notamment quelques centaines de livres et de disques ainsi que plusieurs tableaux et gravures; je désire qu’ils y restent tant que mon mari Thomas Vignol sera en vie, à l’exception de la Renault Clio qui doit être remise à ma fille.

La plupart de mes biens de valeur se trouvent dans ma maison de Coxyde (Belgique) qui est le seul bien immobilier que je possède encore. Le notaire de ma famille, à Bruxelles, Me Hubert Van Damme, est chargé de ces aspects de ma succession. Il est au courant de ma situation.

Fait à Aigues-Vives (Gard), en pleine possession de mes moyens intellectuels et de ma seule et propre volonté, le 23 mai 2002.

La suivante m’était destinée. À mon Thomas. J’ouvris très soigneusement l’enveloppe. Elle contenait une grande feuille blanche pliée en huit. En la dépliant, une photo tomba, une photo de Cécilia Maillart et de Thomas Vignol, adolescents, sur leurs vélos devant Aigues-Mortes. Au verso, il y avait juste quelques mots:

            Mon Thomas, Tho, mon amour,

Je t’ai dit l’essentiel, je ne vais pas le répéter. La feuille blanche, c’est ce qui reste de ta vie; à toi de la remplir. Je compte sur toi pour cela. Adieu.

Il y avait une enveloppe pour Anne-Lou, une pour Nicolas, une pour le notaire Van Damme, très épaisse, une grande enveloppe brune en papier fort qui, au toucher, semblait contenir d’autres enveloppes.

J’ai tout laissé sur le bureau. Il n’y avait plus d’urgence pour rien, désormais. Tout m’échappait, dorénavant. J’utilise ces mots compliqués, construits, désormais, dorénavant, mais l’expression d’ores et déjà convenait mieux. Car j’étais déjà veuf et j’avais tout imaginé de ce qui allait se passer, tout – sauf cela, que j’allais être veuf. Je n’avais pas pensé à ce que j’allais faire mais à ce qu’il faudrait faire. J’avais réfléchi aux formalités, j’avais anticipé dans mon esprit ce dernier voyage qui s’annonçait vers cette tombe franc-comtoise; tout cela était pratique, abstrait et désincarné; je n’avais pas imaginé que cette morte m’échapperait et me hanterait autant tout de suite.

J’avais répondu à sa prière mais ce faisant, j’avais commis un acte divin. Pitié, amour, accord avec la démarche, peu importait, si je n’avais pas forcé la dose, cette nuit-là, Cécilia Vignol aurait continué à respirer et au matin, épuisée par une nouvelle mauvaise nuit, elle aurait vu le jour se lever. Bien sûr, nous les médecins sommes confrontés à ces problèmes de fin de vie et tout le monde sait que la pratique hospitalière abrège certaines souffrances – officiellement, en ne les prolongeant pas. Il faut parfois, dans mon métier, dire d’arrêter la machine de circulation extra-corporelle, par exemple, et jusque-là, je l’avais toujours fait la conscience tranquille.

Je suis resté plus d’une heure avec Charles Brunel, lequel estimait que l’amitié fraternelle que nous nous portions et sa conscience professionnelle de médecin de famille lui interdisaient de me laisser. J’ai fait du thé, j’en ai bu, lui aussi. Il m’a parlé de mon livre. Il pensait probablement que théoriser ses sentiments vaccinait; il me croyait plus fort que je ne l’étais. Il m’a parlé de notre métier. Il parlait pour me donner de la compagnie, d’autres mots que les miens. Il était fraternel. Cela ne me consolait pas mais me réconfortait.

Il est parti. Tard. J’ai veillé, seul, assis à la table où la théière était posée comme une sentinelle inutile.

Oh, j’avais eu d’excellentes raisons. Elle le voulait. Elle et moi étions d’accord sur le droit de mourir dans la dignité et nous avions toujours été contre la peine de mort, pour l’IVG et pour une loi qui permette l’euthanasie active dans certains cas. Tout cela nous semblait lié, comme y était aussi liée notre pratique chirurgicale. La greffe cardiaque recèle également une part de défi à un ordre divin auquel nous ne croyions plus. Je me sentais coupable et maudit d’avoir dû effectuer ce choix – car Cécilia Maillart m’avait-elle laissé le choix, sous peine d’être lâche? Ni lâche ni héros et pourtant obligé de mentir, de ne pas tout dire, et pourtant décidant du jour et de l’heure. Mais si ces raisons étaient des excuses?

Je suis retourné dans la chambre. Charles Brunel avait emporté tous les médicaments. J’ai frôlé les cheveux de la morte parce que je ne voulais plus la toucher, froide, à tout autre endroit. Elle était déjà si loin et pourtant couchée là, si proche… Les gens diraient comme elle: c’est le destin, passons à autre chose, vivons. La vie continue. J’étais préventivement découragé à la perspective d’entendre mille fois cette phrase. La page blanche soigneusement pliée, plus tard, je l’ai encadrée. Dans un cadre jumeau, j’ai mis un agrandissement de la photo qui se trouvait dans mon enveloppe. J’ai placé ces deux cadres au-dessus du lit où gisait la morte et où il y avait si longtemps, nous avions aussi passé notre première nuit. Un an pourtant s’écoula avant que je retourne dormir dans cette chambre en Terre-Adélie. Je me suis installé provisoirement dans la chambre d’amis de la Maison Claire comme on s’installe à l’hôtel dans une ville inconnue. Ici, c’était dans une vie inconnue.

Mais pour l’heure, le jour se lève et Cécilia Maillart ne le voit pas se lever. Je rince la théière. J’attends. L’attente est un privilège des vivants.

La vie après la mort

La nouvelle de la mort de la femme du maire se répandit dès le début de la matinée. Je reçus plusieurs visites. Ma mère, que la rumeur avait instruite, vint aussitôt, déposée par un voisin, m’informa que mes sœurs avaient été mises au courant et me posa une question:

– Pourquoi, si tu l’as tant aimée, as-tu tant attendu pour t’en rendre compte?

– Je sais, Maman. De l’extérieur cette histoire n’a ni queue ni tête.

– C’est à cause d’elle que tu t’es séparé?

– Non Maman. Cousin cousine. Ce n’est pas à cause de ça que Chiara et moi nous nous sommes séparés. Elle te l’a dit elle-même.

– Et maintenant mon petit-fils et sa fille vont avoir un petit!

J’avais sommeil. Je me suis assoupi quelques minutes, la tête enfouie dans les bras posés sur la table. Les visites ont repris alors que je venais, sur les objurgations de ma mère, de m’asseoir  dans un fauteuil. Puis enfin Alexandre et Anne-Lou sont arrivés. Il a fallu raconter. Je n’ai rien dit sur la piqûre. Il y avait trop de va-et-vient. Anne-Lou m’a annoncé que son frère atterrirait à Marseille en fin de journée. Elle ne savait pas s’il arriverait dans la soirée en Terre-Adélie. Il devait téléphoner.

Alexandre et Anne-Lou ont rapidement pris l’intendance en charge. L’entreprise de pompes funèbres est passée. Il fallait tout coordonner. Je me suis senti à la fois soulagé et dépossédé. La fatigue me rattrapait; tout le monde pensait que c’était le chagrin. Anne-Lou, inquiète, me regardait à la dérobée comme si j’allais moi aussi mourir. Je me suis rendu compte à quel point elle ressemblait à sa mère. Cette ressemblance ne me faisait pas plaisir. (Cette réflexion manquait de grandeur.)

Et la journée s’est passée ainsi.

J’ai dormi deux heures dans l’après-midi. En me réveillant, j’avais le sentiment d’avoir trahi la morte. Mes deux sœurs étaient arrivées. Elles s’installeraient à Gallargues. Je me rappelais la mort de mon père, la mort d’Adélie. Cette fois, on racontait peu d’anecdotes qu’en réalité, j’étais le seul à connaître. Les gens du village passaient, me plaignaient et faute de mieux, soulignaient son courage. Chiara m’appela au téléphone. La ligne était mauvaise. J’eus de la peine à reconnaître sa voix et je dus faire un effort d’attention car elle me parlait en italien parmi les crachouillis. Après l’insupportable solitude de la nuit, c’était l’insupportable trop-plein de la première journée de deuil. Nicolas Muret arriverait vers minuit. Peu à peu le monde se retira. Ainsi s’acheva le mardi 20 août 2002, premier jour sur Terre de l’ère sans Cécilia Maillart.

Nicolas arriva alors qu’abruti par la fatigue et par un somnifère, je dormais, naviguant entre d’affreux cauchemars. La police venait me sortir du lit en m’accusant d’être un meurtrier, la garde à vue se prolongeait, un juge d’instruction me mettait en examen et j’étais écroué – et tout cela se passait d’abord presque rationnellement, puis de plus en plus follement. Plus tard dans la nuit, je me réveillai en sursaut. J’avais entendu Cécilia Maillart m’appeler. Ce qui me réveilla très précisément, c’est la constatation que je me fis en dormant. Comment veux-tu qu’elle te parle, elle est morte? Je devais rêver le contraire.

Je me suis levé tôt. Anne-Lou et Alexandre étaient déjà debout et ils n’avaient pas dû dormir beaucoup, puisque Nicolas était allé se coucher à trois heures du matin. Nous étions dans la cuisine de la Maison Claire. Nous nous sommes assis tous les trois. Alexandre versa du café dans nos tasses.

– Je voulais vous préciser les circonstances de sa mort, dis-je.

Je me sentais misérable de tergiverser. Le plus simple et le moins odieux était de raconter, de raconter tout depuis les pâtes aux tellines, dans un ordre strictement chronologique.

– Alors j’ai forcé la dose. Voilà. J’ai forcé la dose. Je ne sais plus si j’ai bien fait, mais je l’ai fait. En fait, c’est moi qui l’ai tuée. Je voulais aussi respecter sa décision, c’était tellement évident, mais c’est moi qui l’ai fait.

– Tu n’avais pas le droit, dit la voix de Nicolas, en chaussons, à la porte de la cuisine.

Nous avons sursauté tous les trois. Personne ne l’avait entendu arriver. Il a ajouté:

– Je ne sais pas ce qui me retient de te casser la gueule.

– Arrête de dire des conneries! interrompit Anne-Lou. Maman voulait mourir ici. C’est même écrit dans la lettre qu’elle m’a laissée.

– Il y a une lettre aussi pour toi, dis-je à Nicolas. Je vais aller te la chercher.

– Tu n’as même pas eu le courage de me le dire en face, asséna-t-il.

– Je te l’aurais dit en face. Tu comprendras que je ne peux pas le crier sur les toits…

– Ah ça fatalement! Monsieur le maire a piqué sa femme comme un chien!

– C’est clair que si tu vas raconter tout ça à la police, cela va faire un beau scandale, ai-je dit.

– C’est Maman que tu insultes, Nicolas, dit sa sœur, réfléchis. Tu veux faire quoi? Du mal à Thomas? Et après? Tu te sentiras mieux? Réconcilié avec qui, avec quoi? Pas avec Maman, en tout cas!

– Je ne veux rien faire du tout et je n’irai pas le dénoncer, je ne suis pas un cafard. Pas plus que ton beau-père n’est un héros.

– As-tu réfléchi ne serait-ce qu’une minute à cet incroyable fardeau que Maman lui a collé sur le dos en débarquant ici pour mourir parce qu’elle n’avait pas pu y vivre? Tu sais quand même combien parfois Maman pouvait être égoïste!

Nicolas Muret prit un air penaud et un peu buté, comme lorsqu’il était enfant. Je suis allé chercher l’enveloppe qui lui était adressée. Quand je suis revenu, ils étaient silencieux. L’ambiance était tendue. Nicolas a pris l’enveloppe, m’a dit merci machinalement et a ajouté qu’il voulait la lire étant seul. Il a quitté la pièce.

– Excuse-le, plaida Anne-Lou. Je ne m’attendais pas à ce que sa peine fasse renaître de vieilles rancunes. Mais il y a plein de choses que tu ignores de Maman. Elle n’avait pas toujours raison. Elle pouvait être sauvage, concentrée sur un but, oubliant tout le reste. Même Papa. Même Nicolas.

– Tu as une façon un peu bizarre de le consoler, observa Alexandre.

Il fit dériver la conversation sur l’intendance. La famille arriva. Il fallait organiser le convoi pour le surlendemain. Les visites se succédèrent. Nicolas avait resurgi et restait à moins de trois mètres de sa sœur comme si c’était sa seule alliée dans un monde hostile. Tard dans la soirée, Nicolas Muret lança soudain:

– Je me demande pourquoi elle n’est pas morte en Belgique.

– Eh bien, répondit sa sœur, parce qu’elle voulait mourir ici.

– Ce n’est pas ça, s’impatienta-t-il. En Belgique, la loi autorise l’euthanasie dans le cas de Maman. On ne m’ôtera pas de la tête qu’on n’a pas le droit de faire ça comme ça.

– Je pense que tu as raison, dis-je. Je savais, pour votre loi. Nous en avions même parlé. Sans évoquer son cas particulier.

– Elle en parle, dans sa lettre, reprit Anne-Lou. Elle dit qu’elle ne sait pas si cette loi est la solution. Il faut passer comme un examen et c’est une décision si intime. Elle dit qu’un soir où elle sera épuisée, totalement, elle forcera la dose. Elle. Maman.

– Tu n’as été qu’un instrument, en somme, souligna Nicolas

– J’ai fait comme elle a voulu, dis-je. Mais elle voulait peut-être que j’insiste? Que j’argumente? Que je la contredise? Que je fasse semblant de n’avoir pas compris?

Mais cela ne s’était pas passé de la sorte et le vendredi 23 août 2002, une colonne de véhicules suivant un corbillard quitta la Terre-Adélie en direction d’Andelot-en-Montagne. Beaucoup d’habitants du village, quelques collègues, médicaux ou politiques, quelques connaissances s’étaient rassemblés au moment du départ, vers les neuf heures du matin. J’avais l’impression qu’ils venaient saluer un départ en vacances. J’avais hâte d’être parti, d’être arrivé, de voir le cercueil descendre dans la concession descellée, de jeter une fleur dans la tombe et d’être seul. Il y aurait encore le repas et la nuit à l’hôtel, puis le retour, qui vers la Belgique, qui vers le Gard.

Je me sentais absent, en pilotage automatique, littéralement, comme un automate. Où était l’erreur? Si je n’avais vraiment été qu’un instrument? Si la définition d’Anne-Lou – sa mère tendue vers un but sans autre préoccupation – était exacte? Mon geste me torturait. Non, je n’y avais pas été forcé. Un jour, je le dirai; un jour, je le revendiquerai.

Il y eut le cimetière, la dernière fleur, la terre pelletée, le retour à l’hôtel, le repas familial, les souvenirs évoqués. Aussitôt rentré en Terre-Adélie, j’ai voulu prendre la fuite. J’ai appelé Alexandre pour lui demander si je pouvais passer quelques jours à Bréhec. Cécilia Maillart n’était jamais allée à Bréhec. J’espérais qu’un lieu sans elle m’apaiserait.

J’aime les grandes marées, j’aime l’estran, ces ciels bretons soudain changeants. J’aime aussi ma Méditerranée immobile, l’éclat du ciel sous le soleil, la tiédeur de l’eau. Mais j’espérais que de grandes promenades solitaires me laveraient de tout ce dont je me sentais sali. Je me promettais des orgies de fruits de mer et de poisson. Je voulais dormir, aussi.

Naturellement ce ne fut ni l’un ni l’autre, ni cet ailleurs sans elle ni elle partout, ni l’apaisement ni l’épuisement, ni l’oubli ni le souvenir. Dans le vent qui emportait mes paroles, je déclamais un poème de Toulet que j’ai toujours aimé. Sur le sable, j’ai gravé les deux derniers vers et la marée les a effacés. Je garde mal les voix. Je perdais déjà celle de Cécilia Maillart. Ce n’était pas dans l’oreille mais dans le cœur que j’avais enregistrés des messages d’elle pour l’enfant à naître, son petit-enfant, le mien, le sien. Le mot n’existe pas car on n’en connaît que le pluriel. Elle n’en connaîtrait même pas le singulier.

Je marchais des heures sans plus espérer que l’épuisement physique me faciliterait le sommeil. Tous les jours mon portable sonnait. On me demandait si ça allait. Très bien, merci. On, c’étaient les enfants, Umberto aussi (il proposa de me rejoindre et passa quarante-huit heures avec moi avec sa nouvelle compagne), ma mère, Charles Brunel, mes sœurs, mes neveux, mes nièces, deux ou trois collègues, tous unanimes. C’était une bonne idée de prendre un peu de recul. Changer d’air. Se changer les idées.

Où était l’erreur? Les uchronies me terrifiaient, à présent. Si seulement… J’accélérais le pas pour distancer ces pensées néfastes. Mais les draps dans lesquels je finissais par me glisser étaient blancs, blancs comme les nuages, les merveilleux nuages qui couraient par-dessus la falaise, comme des suaires, comme la couleur du deuil dans certains pays, comme les draps des fantômes. Le lendemain matin, je suis allé acheter une paire de draps joyeux, tout colorés. Pourquoi mon fils n’aimait-il que les draps blancs? Il y a tant de choses qu’on ne sait pas des gens qu’on aime le plus. J’ai repris les draps d’arlequin en fermant la maison. Il fallait rentrer.

Septembre 2002, la vie reprend. De l’extérieur, je dois apparaître fatigué, certes, c’est normal. Un peu distrait. Un peu éteint. Fatigué, vieilli, usé, doit-on penser.

Un jour, je n’y tiens plus. J’appelle Charles Brunel avec l’intention de lui dire clairement les choses. Il prend ma tension: trop élevée.

– Tu stresses. Tu devrais…

– Prendre des vacances? Il y a dix jours j’étais en Bretagne.

– Tu devrais oublier tout ça. Cette nuit épouvantable. Je n’aurais pas dû te laisser. J’ai manqué par lâcheté à mes devoirs de fraternité.

– Tu ne m’as pas laissé. Tu as été fraternel et efficace. Tu ne m’as jamais déçu, Charles. Il y a des fonctions que tu as remplies bien mieux que moi. Tu as été le meilleur vénérable que j’ai connu. Moi, j’impressionnais; toi, on t’aimait d’emblée.

– Peut-être, mais j’ai manqué de courage, Thomas. J’aurais dû te poser une question. J’ai eu peur que tu me juges.

– Si j’avais forcé la dose? C’est ce que je voulais te dire.

– C’était l’évidence, je m’en rendais compte. Mais peut-être voulais-tu que nous en parlions à ce moment-là? J’ai eu peur de plein de choses, que tu me mentes pour éviter tout ennui, mais j’aurais pu te rassurer, que tu te demandes de quel droit je te posais la question, que tu trouves déplacée une discussion pareille dans la chambre d’une morte, que tu n’avais tout simplement pas envie d’en parler…

– Tu es surtout un type bien et un médecin compétent qui a fait une allusion montrant que tu n’étais pas dupe. J’aurais pu, j’aurais dû embrayer. Moi aussi, j’avais peur que tu me juges. Avais-je le droit de faire ça? Cela me hante, Charles. Cela me hante, m’obsède, me ronge. J’en viens à me demander si je ne l’ai pas fait pour que ça finisse, pour me débarrasser du poids qu’elle était… Si je ne suis pas vraiment coupable! À plusieurs reprises, j’ai souhaité, oui, vraiment souhaité qu’elle meure, qu’on en finisse, c’était trop dur à vivre pour moi aussi, tu comprends? Me suis-je écouté surtout? Et ce qui me hante, aussi, c’est que je n’arrête pas de remonter dans le temps, de chercher toutes mes fautes, toutes mes erreurs, dans cette histoire qui s’est étirée sur quarante ans mais qui n’a duré que quelques mois!

– L’avantage des catholiques, c’est qu’ils ont la confession, sourit Charles Brunel. Je n’ai ni à t’absoudre ni à te condamner, tu n’es pas plus catholique que moi et comme toi, je ne vais plus au temple non plus, ou du moins plus à celui-là, nous avons préféré celui où nous nous retrouvons deux fois par mois. Je ne te l’ai jamais dit? J’ai été inspiré par ton exemple. Si toi, qui avais un an de moins que moi, tu avais eu le courage d’affronter ton père, je pouvais bien affronter le mien. Le pourquoi des choses, finalement, tu sais… Mais tu es mon patient, tu es mon ami depuis le lycée, tu es mon frère, tu ne vas pas bien et tu trimballes des valises trop lourdes pour toi. Cette nuit-là, tu as été toi-même comme toujours, efficace. C’est en ça que tu inspires confiance: tu as fait exactement ce qui était attendu au moment convenu et au mieux. Avais-tu le droit? C’est une question sans réponse. Elle n’a donc aucun intérêt. Et avais-tu le droit de ne pas le faire, si tu veux te placer sur ce terrain? Elle le voulait. Tu tournes en rond avec tes valises. Pose-les, nom de Dieu!


Octobre 2002. Je vais passer quarante-huit heures dans le Jura. Je fleuris la tombe de Cécilia Maillart. Il faudra faire graver son nom dans la pierre. L’église est ouverte. C’est assez rare. L’approche de la Toussaint, peut-être?

Je réfléchis à la conversation avec Charles Brunel. Ne pas poser la question s’il n’y a pas de réponse, en résumé. Sur le moment, cela m’avait fait du bien. Mais voyager léger est souvent plus facile à dire qu’à faire. Je laisse parfois les lourdes valises au loin mais je finis par y revenir et les soupeser. On appelle ça le deuil, la résilience, l’habitude, la résignation, l’oubli ou que sais-je encore? Ou le remords? Car je sais que tant que ces valises n’auront pas été vidées, je vivrai dans ce qu’on appelle la peur, l’angoisse, la trouille, l’anxiété, le malais ou que sais-je encore? La personne avec laquelle j’ai le plus envie d’en parler, c’est Cécilia Maillart. Je sors de l’église, je regarde au loin la forêt, le beau paysage d’herbe, de vaches et d’arbres. L’endroit est paisible, alors pourquoi ne m’apaise-t-il pas?

Le dialogue imaginaire suivant s’installe.

– Bonjour, ou plutôt bonne fin d’après-midi. (Moi.)

– Bonjour. Merci d’être venu me voir. (Cécilia Maillart.)

– Tu ne dis rien. Comment vas-tu? Es-tu si triste ? (Elle, encore.)

– Non, triste, pas vraiment. Enfin si, mais normalement. Tu me manques – mais je m’y attendais, je m’étais bien armé contre ça. (Moi.)

– Je t’ai dit de penser à nos moments heureux, j’oserais prononcer le mot. (Elle.)

– Je le fais. Je ris parfois seul. Je m’exerce à des calembours idiots qui t’auraient fait rire. Mais là n’est pas le problème. C’est une question de valises trop lourdes à porter. (Moi.)

Vivante, elle se serait tue, aurait attendu la suite en avançant un peu le cou pour se concentrer et dardé son regard bleu foncé.

– D’abord je me suis rendu compte que je ne t’avais pas dit un seul mot après la piqûre. (Moi.)

– C’est cela qui te tracasse? J’étais au-delà des mots… dans l’Au-delà, même si nous savons qu’il n’y en a pas. Tes valises, tu les as sous les yeux. Ce n’est pas très gracieux. Tu as pris dix ans. Tu dois avoir raison, elles sont sans doute très lourdes, il n’y a pas de miracle – ha, ha! (Elle.)

– Ce n’est pas tant après qu’avant la piqûre qui me taraude. (Moi.)

– Tu as obéi. (Elle.)

– J’ai accepté. (Moi.)

– J’étais impatiente comme j’ai pu l’être de mon vivant. Je le voulais, Thomas. J’étais à bout. Je te l’ai déjà dit, un dixième de seconde avant de s’écraser au sol, les malheureux du 11 septembre étaient encore en vie – et ils étaient déjà morts. S’ils avaient pu ne pas exploser, mais mourir sans douleur et apaisés, tu ne crois pas qu’ils auraient accepté? J’avais peur de le faire toute seule, tu m’aurais peut-être empêché d’agir. Et le faire derrière ton dos, jamais! D’ailleurs je te l’avais promis. (Elle.)

– Je sais. Mais ton dixième de seconde, il aurait pu durer quelques jours, quelques semaines… (Moi.)

– Aujourd’hui, je serais morte, de toute façon. La belle affaire! (Elle.)

– J’aurais aimé que nous puissions être vieux ensemble, mon amour. (Moi.)

– Mais nous étions vieux! La conversation s’essouffle, Thomas. Tu vois ce que ça aurait donné si nous avions vieilli ensemble! Des radotages! File, je te dis! Reviens de temps en temps et merci pour les fleurs. Où que tu vives, tu t’arrangeais toujours pour qu’il y ait des fleurs. J’aimais bien. File, à présent! Laisse-moi m’endormir du sommeil de la terre. (Elle.)

Je suis rentré en maudissant la poésie en général et Vigny en particulier. Continuer, d’ailleurs, a-t-on le choix? Puis la vérité a commencé à sourdre. Rien de concret, pas la moindre affirmation: on me parlait trop d’euthanasie, de mort dans la dignité, de la nécessité ou non de légiférer. L’interview maladroite d’un journaliste m’éclaira. Pour des raisons de prosélytisme, il essayait de me faire dire que j’avais abrégé les souffrances de mon épouse. Après avoir éludé au maximum, j’ai fini par exploser:

– Mais enfin, qu’essayez-vous d’insinuer? Que j’ai pratiqué une euthanasie sur ma femme?

– On connaît vos opinions…

– On a bien de la chance! Je me tue à vous répéter que précisément, d’opinion arrêtée sur la question, je n’en ai pas, et vous, vous prêtez l’oreille à des rumeurs!

L’homme n’était pas très courageux; il battit en retraite.

– Non, non, docteur, comprenez-moi bien. Quand je dis, le bruit circule… Tout le monde sait qu’en milieu hospitalier…

– Ma femme est morte à la maison, pas en milieu hospitalier!

J’ai joué les indignés. J’étais exactement ce que je détestais: un mandarin, un notable faisant comprendre à quelqu’un de moins puissant que lui qu’il avait le pouvoir de lui tailler des croupières. Naturellement, cela n’apaisa rien. Toutes les nuits, je faisais, avec des variantes, des cauchemars qui finissaient par la guillotine. À chaque coup de sonnette ou de téléphone, je m’attendais à ce qu’on m’interroge. Mais c’était le facteur, ma mère ou mon fils, un collègue ou un ami. Et nul ne m’inquiétait, sauf moi.

Alexandre et Anne-Lou m’avaient proposé de passer eux les fêtes de fin d’année avec eux à Bruxelles et à Coxyde. L’idée d’aller à Coxyde, où je n’étais jamais retourné depuis le funeste juillet du vaudeville, ne m’enchantait pas, mais il faudrait bien tôt ou tard affronter la Maison biscornue, appelée à être peuplée à brève échéance d’un ou d’une petite Vignol.

J’avais eu tort: je m’y suis senti bien, avec en creux une absence ravalée justement à son seul vrai niveau, l’absence, que l’on comblait par l’évocation de la disparue. Au bout de deux ou trois jours, les enfants se réjouirent de voir ma mine défraîchie reprendre la direction de la normale. Je n’allais pas les embêter avec mes ennuis, mes tracas et mes états d’âme! J’ai tout gardé pour moi, comme d’habitude. Le 31 décembre, alors que nous venions de regagner Bruxelles pour le réveillon, je retrouvai mon ordinateur portable dans la chambre du grand appartement que les enfants avaient acheté. J’avais un nouveau message. C’était Charles Brunel. Il m’alertait car il avait été interrogé – enfin, pas officiellement, officieusement, mais c’était bien un interrogatoire – à propos du décès de Cécilia Vignol. Naturellement, il avait dit la stricte vérité, à savoir que la malade était arrivée au bout de ses forces et que ce décès, trop prévisible, aurait déjà pu intervenir plus tôt. Il pensait avoir répondu avec netteté et estimait qu’on lui ficherait la paix avec des rumeurs idiotes. Mais je sentais une nasse qui se refermait.

Il y avait assez de monde à être content content d’avoir la peau de Thomas Vignol. Je me suis senti étreint d’une sale douleur qui me broyait cœur et estomac. Allons, ça va passer, me suis-je morigéné. Cela ne passait pas. La douleur s’est promenée jusqu’au poignet gauche, pas insupportable, non, forte, mais moins qu’une rage de dents. Elle est revenue dans le dos, au bas du cœur, comme si un démon au doigt puissant essayait de le passer entre deux côtes. J’ai transpiré abondamment et j’ai compris que j’étais en train de faire un infarctus du myocarde. J’ai ouvert la porte de la chambre et j’ai appelé, d’une voix assez forte: “Alexandre”! Il est arrivé aussitôt.

– Appelle une ambulance. Je commence un infar.

Il ne s’est pas affolé. Il n’a pas discuté le diagnostic. Il a téléphoné. J’essayais de le rassurer:

– Je n’ai pas très mal. Ce n’est pas trop grave. Je ne vais pas mourir.

Les brancardiers sont arrivés. L’urgentiste qui accompagnait a confirmé mon diagnostic: infarctus du myocarde. L’ambulance m’a embarqué. Anne-Lou et Alexandre suivaient dans la Clio. Alexandre est allé s’occuper des démarches. J’étais allongé sur une table et Anne-Lou me caressait le poignet droit, tout doucement. Je lui ai souri et je lui ai dit que tout allait bien se passer. Un confrère est arrivé, m’a dit qu’on apprêtait la salle d’op et qu’on allait poser un stent en passant par l’artère fémorale pour remonter jusqu’au cœur et arrêter l’infarctus. C’est ce qui fut fait. Le démon arrêta sa pression très vite. Sur l’écran on suivait le trajet du ressort salvateur qui élargissait l’artère et qui rétablissait la circulation. Les seuls moments stressants furent l’incision dans la jambe qui fit gicler mon sang au loin et l’instant précis où le stent arriva sur les lieux. J’ai failli perdre connaissance mais j’ai lutté contre la tentation de me laisser aller à perdre conscience: tant que j’étais conscient, je savais que je n’allais pas mourir.

– Voilà! Attendez, je vais échographier le cœur, m’a dit le confrère. Vous avez de la chance! Je ne vois pas de vrai dégât. Ah si, là, une toute petite zone, mais minuscule, insignifiante. Un millimètre!

Je l’ai remercié. Il partait réveillonner. Quant à moi, j’étais dirigé vers les soins intensifs, dans une chambre où somnolait déjà un autre patient qui avait fait une tentative de suicide et qui respirait sous assistance. Cela émettait un bruit de photocopieuse. À son chevet, il y avait une jeune femme apeurée qui devait s’interroger sur ce qu’elle avait fait, ou non, pour qu’il en arrive là. J’ai fini par m’endormir.

Je me suis remis très vite. Je faisais un très mauvais moribond, plaisanta Anne-Lou. Elle était là tout le temps. Alexandre, trêve du championnat terminée, était parti en stage. Je l’ai fait parler, d’elle, d’Alexandre, de Cécilia Maillart. J’ai appris sur elle des choses, menues ou importantes, que je ne savais ni ne soupçonnais. Je lui ai fait part de mes cauchemars.

– Alors c’est pour ça, cet infar? C’est stupide. Dans l’enveloppe de Van Damme, il y avait une lettre de Maman dans laquelle elle revendique clairement sa décision et son acte. Elle a dû penser que si jamais tu avais des ennuis, cette lettre te protégerait.

– Elle ne m’en a jamais parlé!

– Personne ne t’embêtera jamais, Thomas, je te le promets. Et on s’en fout, d’un mensonge, si c’est pour la bonne cause. Tu crois que je ne mens jamais? Je mens tout le temps! Je fais même semblant d’aimer le foot! Mais ça, si tu le lui dis, à ton fils, je te jure, je t’étripe! Et bien plus que sur un millimètre, comme ta cicatrice cardiaque!…

Je suis sorti de l’hôpital avec une mentalité de survivant. On m’avait autorisé de courtes promenades. Mais le froid me serrait un peu le cœur. Je regardais tout avec un regard neuf. Je formai le projet d’écrire l’histoire de Cécilia Maillart et de Thomas Vignol.

FIN?

Il y a quatre épilogues. Pour les connaître, rendez-vous dans le livre publié!