Chapitre onze : Entre deux feux

De Constance Dubois, Troyes à son frère Hippolyte à Alger

Le 3 juillet 1849,

Mon cher frère,

J’ai bien reçu ta lettre. Dorénavant; nous attendons de tes nouvelles, père et moi, tout au long de la semaine. Lorsqu’elles nous arrivent, nous abandonnons sitôt nos occupations pour les lire ensemble. Quel soulagement de te savoir bien portant et occupé ! Quel bonheur de te lire !

Nous rentrons à peine de Paris, où nous sommes allés en chemin de fer. J’étais vraiment enthousiaste de découvrir cette nouveauté et cela seul aurait suffi à mon bonheur. Cependant, en plus de ce premier cadeau d’anniversaire, père m’a fait la surprise de me permettre de l’accompagner à l’exposition nationale des produits de l’industrie agricole et manufacturière, qui se tient jusqu’au 30 juillet aux Champs-Élysées. J’avais mis ma plus belle robe pour l’occasion et n’était la chaleur qui m’oppressait un peu, j’ai passé le plus agréable moment à déambuler au milieu de la foule des exposants ; quant à père, il n’avait comme d’habitude d’yeux que pour les nouveautés !

Le soir, nous dînâmes à l’escargot Montorgueil, dans le quartier des Halles. Comme tu t’en doutes, je n’ai pas pu résister à ce délice. Père à quant à lui opté pour les cuisses de grenouilles qu’il affectionne toujours autant. J’ai compris au fil du repas que notre présence était attendue, car le tenancier s’est joint à nous pour discuter des livraisons de produits frais que nous pourrions lui faire, grâce au chemin de fer. C’est ainsi que j’ai appris que père a décidé de convertir un des viviers du domaine pour la production de grenouilles.

Depuis mon dernier séjour à Paris, j’ai l’impression que la capitale a doublé de superficie et que de nouveaux immeubles se sont construits partout. Dans le quartier des Halles, on projette de tout mettre à bas pour édifier de nouveaux bâtiments, mieux adaptés à l’exposition des denrées. Il est vrai que l’épidémie que nous avons traversée l’an passé a mis en lumière l’impérieuse nécessité de l’hygiène ; c’est bien simple : on ne parle plus que de cela, à croire que les problèmes politiques de ces derniers temps n’ont jamais existé.

À ce propos, père avait placé beaucoup d’espoir dans les lois d’amnistie. Hélas, comme tu le sais sans doute, les deux propositions ont été repoussées (non sans avoir provoqué de vifs débats à l’Assemblée) et une amnistie générale n’est par conséquent plus envisageable. Sans doute pour éviter que je me fasse des illusions, Père ne m’avait rien dit de cela mais j’en avais pris connaissance par les gazettes qu’il laisse traîner dans son bureau. Il m’a surpris en pleurs et m’a consolé en me disant qu’il avait « d’autres fers au feu » et que ton retour n’était maintenant plus qu’une affaire de mois. Il n’a pas voulu m’en dire plus mais je ne peux résister à l’envie de t’en informer. Je suis si heureuse de cette perspective !

Je te laisse ici car mon cours de musique a été déplacé en ce début d’après-midi et j’entends que mon professeur attend dans le vestibule. Il pleut sans discontinuer depuis deux jours, je voudrais t’envoyer un peu de notre pluie et qu’en contrepartie, tu me cèdes une part du soleil qui inonde Alger.

Donne-moi toujours de tes nouvelles : tout m’intéresse. Je t’embrasse tendrement.

Affectueusement, Constance.


Dans les jours qui suivirent, le zouave Payeulle se montra d’une discrétion bienvenue.

Lorsque le jeune cuisinier s’était enfin résigné à pénétrer dans la cuisine de l’hôtel (ce que Flanchet n’avait jamais toléré) le soldat était resté à la porte, laissant seul à Dubois la surprise de la découverte. Quelques heures plus tard, Dubois et Joseph avaient quitté le Grand Hôtel pour aller faire des commissions à la Marine. Claudiquant du fait de sa blessure, Payeulle avait suivi à une dizaine de mètres, sans jamais accentuer sa surveillance. Au fil des jours, Dubois avait fini par s’accoutumer à cette présence discrète, qu’il ne perdait cependant jamais tout à fait de l’œil.

Dubois avait souvent aperçut Dejazet discuter quelques instants avec le zouave. Le directeur lui tapait sur l’épaule, lui faisait porter à boire, l’invitait à la table des ouvriers. Plein de prévenances, il lui avait aussi fait amener un siège, pour soulager sa jambe douloureuse durant ses heures de garde. Depuis, Payeulle restait assis des heures, presque somnolant, ne se levant précipitamment que lorsque l’inspecteur Roche et son second Delétang, expressément mandatés par Monsieur de Saint-Maur, venaient aux nouvelles (c’était le jeune Joseph qui avait pour mission de prévenir le soldat). Dejazet avait raison : il n’y avait rien à craindre d’un tel gardien, plus surveillé que surveillant. Dubois allait et venait à sa guise : il en venait presque à trouver le vieux soldat sympathique.

La cuisine du Grand Hôtel de France était d’une modernité sans pareille. Dubois disposait d’un matériel digne des plus grands restaurants de la capitale. Il s’en émerveillait constamment. Flanchet était peut-être un imposteur – un ivrogne pour le moins – mais il avait fait acheter le meilleur matériel. En plus de la rôtissoire et du potager, le cuisinier disposait d’un fourneau en fonte, merveille de technologie et de nouveauté. Quant aux ustensiles, il n’en manquait pas un : les louches et les écumoires en bronze pendaient à côté des marmites et des poêlons, toute cette dinanderie pendue à une barre qui redoublait la structure de la cheminée. Dubois passait des heures à contempler son matériel, rêvant de banquets fastueux. Oubliées les réticences qui l’avaient poussé à refuser le poste ! La Grand Hôtel de France était une chance qu’il fallait saisir, il n’avait rien à perdre.

Les premiers jours, comme il avait encore peur d’abîmer le matériel, Dubois avait ramené ses marmites et son trépied. Il les avait installés au milieu-même de la cuisine. Puis, petit à petit, il avait allumé l’un ou l’autre âtre, essayé un couteau… Tout fonctionnait à merveille ! Il remisa alors son appareillage de cantine et prit définitivement le contrôle de son royaume. Finie la tambouille ! les ouvriers du chantier virent leur ordinaire s’améliorer de manière inattendue.

Depuis le début des grosses chaleurs, ceux-ci commençaient le travail vers six heures et demi, s’arrêtaient vers dix heures pour une courte pause et reprenaient jusqu’à l’heure du déjeuner, qui marquait le début des heures creuses. Ils ne reprenaient le travail que vers 17 heures. D’ordinaire dans l’intervalle, accablés par une vinasse bue trop vite, une collation lourde et copieuse, les ouvriers quittaient rapidement la tablée et allaient faire la sieste dans un coin ombragé. Mais depuis que Dubois était aux petits oignons, les plus gourmets d’entre eux restaient volontiers dans la salle de restaurant. Ils y refaisaient le monde, égayés par la bonne chère. Dubois, aux anges, s’asseyait avec eux. Il les écoutait discourir durant des heures, tentant de saisir dans leurs confidences la marque de leurs goûts, pour s’y adapter au repas suivant. « Tu va me les gâter » avait dit Dejazet « on perd un temps précieux avec ces agapes ». Dubois lui avait répondu qu’il avait besoin d’un public pour maîtriser ses outils et élaborer ses recettes. De surcroît, il professait que des ventres pleins et satisfaits mettaient plus d’ardeur à la tâche.

Dejazet avait bien été obligé d’approuver. Depuis que Dubois s’était mis à la gastronomie, les ouvriers travaillaient vite et bien. Ce que Dubois lui coûtait en victuailles était récupéré en heures de travail. Des ouvriers mahonnais et italiens se présentaient à l’embauche. « On va finir par y arriver, disait Dejazet à Dubois, on va finir par y arriver ».


Joseph ne quittait plus Dubois. Ils dormaient presque côte à côte sur les banquettes du restaurant, maintenant achevé. Les deux complices se réveillaient à l’appel du muezzin, au milieu des cadres, des miroirs, des dorures et des lourdes tapisseries qui décoraient les murs. Toujours un peu chiffonné du fait de l’inconfort, Dubois mettait sa casquette et se rendait dans l’arrière du vestibule.

Le vestibule était la pièce centrale du Grand Hôtel de France. À gauche en entrant s’ouvrait la porte du grand café (cette partie du Grand Hôtel était déjà ouverte depuis quelques temps mais les clients y pénétraient par les portes-fenêtres qui donnaient directement sur la terrasse). À droite, on allait vers le restaurant. En face enfin s’amorçait le grand escalier qui montait vers les chambres à l’étage. Il était prévu de le parer de marbre mais celui-ci n’était pas encore livré, si bien qu’il était dissimulé des regards par une palissade de bois. On fourrait dans cet espace tout le matériel de construction, dont les grands baquets d’eau qui servait à la fabrication des plâtres et des mortiers. Dubois y plongeait une tête résolue, se débarbouillait jusqu’à la ceinture, fourrait les pans de sa chemise dans son pantalon et prenait la direction du port, emmenant avec lui Joseph, qui faisait la tournée des marchands tandis qu’il s’adonnait à des exercices de natation.

Ce matin de juillet 1849, l’aurore algéroise était une illumination pourpre, toute en délicatesse. Les étoiles s’éteignaient sur un tissu pastel, qui lui semblait mollement ondoyer sous l’effet des premiers souffles du vent d’Orient. Dubois et Joseph descendaient au port en sifflotant. « Veux-tu bien me chanter une chanson du pays ? dit Joseph. Alors Dubois psalmodia (il chantait horriblement faux) la vieille chanson de la patrie. Ravi, le petit Joseph reprit en canon le carillon de Vendôme dans un décor d’arabesques. « Tu crois qu’un jour, je pourrais y aller, à Mongentil ?
Beaugency, Joseph, Beaugency, C’est sur la Loire. Je n’y suis jamais allé non plus…
_ Ah bon, mais tu viens de France, pourtant !
_ C’est un grand pays, il y a plusieurs fleuves.
_ C’est grand comment ?
_ Le pays ou les fleuves ?
_ Les fleuves, ils sont comment ? Larges comment ? Il y a de l’eau toute l’année ?
_ Ah les fleuves, ils sont gigantesques comparés aux rivières qui coulent à Alger ! Il y a la Seine, toute bouclée sur les cartes, la Somme, dans le Nord, qui est plus petite et sans courant, la Garonne aussi, qui change sans arrêt de couleur, le Rhône et la Loire, que j’ai empruntés en bateau et puis la Meuse et le Rhin, qui bordent les frontières.
_ Tu as vu lesquels ?
_ Eh bien, le Rhône et la Loire, je t’ai dit, puis la Seine également, quand j’étais à Paris. Et bien sûr la Meuse car enfant, j’ai vécu quelques années à Givet, où mon père était en garnison.
_ C’est grand comment, Givet ?
_ Mais c’est tout petit Givet, tout petit ! Ce sont deux rochers en tenaille qui enserrent le fleuve, avec une citadelle sur chaque sommet. C’est tout ce dont je me souviens. J’étais très jeune, tu sais, plus jeune que l’âge que tu as maintenant. Enfin, c’est là que j’ai appris à nager…
_ J’ai dix ans ! Et un jour, moi aussi j’irai dans les fleuves pour apprendre à nager.
_ Je peux t’apprendre si tu veux, il y a la mer !
_ Ah non, pas la mer, c’est bien trop dangereux. Monsieur Pujols me l’a bien répété. Mais pour les fleuves, il n’a rien dit, alors…
_ Monsieur Pujols ?
_ Monsieur Pujols a toujours été très gentil avec moi. Tout le monde le connaît à Bab-Azoun, il s’occupe de tout. Je le connais très bien. Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à me le demander et monsieur Pujols te le donnera. C’est vrai. D’ailleurs, c’est monsieur Pujols qui m’a dit de te le dire, il est vraiment très gentil.
_ Mais, tu le vois souvent ?
_ Il vient me voir quand je rentre à Bab-Azoun. Il garde mon argent quand j’en ramène ».


Si la pièce de musique jouée quotidiennement sur la Place du Gouvernement était l’attraction préférée des Français d’Algérie (ce qui expliquait le succès fulgurant rencontré dès l’ouverture du café du Grand Hôtel), il était de bon ton, chaque fin de semaine, de descendre à la Marine. En effet, le vendredi était le jour de l’arrivée de la navette de Toulon.

Plus précisément, le vapeur arrivait la veille en soirée et passait la nuit en vue du port. Le lendemain matin, sur le coup de dix heures, il venait se ranger parallèlement au quai, devant une foule de gens venue pour admirer le spectacle. La passerelle s’abaissait et… En descendaient soldats, fonctionnaires et colons, en nombre fluctuant, que chaque spectateur scrutait avec attention. Souvent, des cris se faisaient entendre : c’était l’un ou l’autre qui reconnaissait un proche, accueillait un affidé ou hélait l’égaré. On conçoit que c’était là une mine de discussions pour la semaine, puisque chaque nouvel arrivant était non seulement susceptible de rebattre les cartes du destin de la colonie mais encore apportait ses propres nouvelles de la métropole.

Au-delà de cette inépuisable source de commentaires et de commérages, bien nécessaire à l’athénienne marotte qu’ont les Français de transformer la moindre information en dispute politique, la navette apportait aussi le courrier et les marchandises commandées en métropole, ce qui justifiait la présence de nombreux portefaix mauresques, de négociants israélites et – ce jour-là -, de Dejazet et Dubois.

Trop impatients pour attendre que les caisses fussent descendues du bateau. Les deux hommes avaient remonté la file des marins et des passagers pour s’engouffrer dans les cales du navire. Là, au milieu des tonneaux, des caisses et des malles, ils avaient déniché ce qu’ils attendaient.

Les bouteilles de vin de Champagne étaient indemnes, bien alignées sur leur lit de paille, ainsi que la porcelaine et les lustres à pendeloques. Mais dès que les deux hommes s’étaient approchés de la malle en osier qui devait contenir les volailles de Bresse, ils avaient reniflé des miasmes inquiétants. De fait, lorsqu’ils l’avaient ouverte, une odeur épouvantable s’en était exhalée. La marchandise s’était gâtée durant le trajet.

C’était la quatrième tentative… Il fallait en convenir : durant la période estivale, rien de périssable ne résistait jamais au voyage. Dépité, Dejazet avait déplié son mouchoir devant sa figure, comme s’il examinait un cadavre en décomposition. « C’est plus que faisandé, foutez ça à l’eau le plus vite possible » avait dit Dejazet aux deux marins qui tenaient les pieds de biche ». Ils avaient tout balancé par un sabord en se pinçant le nez. « Sortons maintenant, rien de sert de s’éterniser dans cette puanteur » avait dit Dejazet à Dubois, qui, durant le temps de l’opération, s’était très comiquement affalé sur un canapé Louis XV, un petit bonbon de mobilier rose et baroque, totalement incongru dans ce décor carré et vertical, fait d’empilement de caisses et de malles.

Quelques minutes plus tard, Dubois et Dejazet avaient repris le chemin de l’hôtel. « Cela ne va pas, disait Dejazet, cela ne va pas. Nous n’allons pas y arriver. Ma carrière sera brisée. » Dubois ne répondit rien. Bientôt ils arrivèrent en vue du Grand Hôtel. « Allons au restaurant, dit Dejazet, on y causera à l’aise. Et nous demanderons à Joseph d’aller nous chercher des limonades au café, j’ai besoin de boire quelque chose de frais ».


– Non, Hippolyte, c’est une idée absurde ! C’est précisément ce que Saint-Maur refuse. Il veut un service à la française, avec tout ce que cela signifie, le buffet; la musique, enfin tout. Toute la société coloniale ne rêve que d’implanter un morceau de France ici, et tu me proposes de leur faire manger du couscoussou ?
– Du couscoussou ? »

Dejazet se leva de la banquette et commença à faire les cents pas devant Dubois. Sa voix enflée trahissait sa colère.

 » C’est ce qu’ils mangent ici dans les grandes occasions. Tu parles d’un banquet. On fourre tout ce qu’on trouve de légumes et d’épices dans un grand faitout, on y ajoute de la viande douteuse et à côté, ils préparent une sorte de pâte grumeleuse, qu’ils obtiennent je ne sais comment à partir de leur blé. Ce n’est pas que ce soit mauvais mais… Tous les goûts sont mélangés. Parce que tout est ensuite posé dans un grand plat, à même le sol. Et ces sauvages s’en délectent, ils passent des heures à se lécher le bout des doigts, en écoutant leur musique, enfin, si l’on peut dire. Ce sont plutôt des sons étranges, une sorte de lamentation. Bref, cela n’est pas possible. Saint-Maur en crèverait.
– Alors il y a peut-être des choses à trouver chez les Européens… Les Mahonnais, les Italiens, ils ont des potagers. Je me suis déjà rendu à Bab-Azoun…
– Tu es allé à Bab-Azoun ? Et Payeulle ? Il a laissé faire ? Mais tu ne peux quitter la ville, ordre de Saint-Maur.
– Il suffit de passer la porte. On ne m’a rien demandé. Et tu vois, je ne suis pas mort. C’est grâce à Joseph. C’est là qu’il est né, il y connaît tout le monde. Écoute Urbain, ce gamin est une perle, grâce à lui, nous pouvons espérer que Pujols…
– Je t’arrête tout de suite, Hippolyte, ne me parle pas de ce coquin. J’ai eu affaire à lui lorsque je suis arrivé. C’est un maquignon. Il règne en souverain sur son peuple de loqueteux. Moi, je ne fais pas affaire avec eux. C’est non, non, non et trois fois non.
– Bon, eh bien prenons le problème autrement, reprit Dubois. À supposer que… »

Quelques minutes plus tard, quand il reposa son verre de limonade vidé devant lui, Dubois regarda Dejazet dans les yeux. Il avait parlé beaucoup plus longuement qu’à l’habitude, et d’une seule traite. Les idées lui étaient venues naturellement et il n’avait eu aucune difficulté à les relier toutes entre elles. Dejazet semblait ravi.

« C’est une si bonne idée que je ne me pardonne pas d’y avoir pensé. Bon sang, voilà des mois que je m’éreinte à trouver le moyen de faire venir les meilleurs produits de bouche de la métropole et je n’y avais pas pensé. Ah, Hippolyte, les solutions les plus simples ne sont pas toujours les plus évidentes, la preuve. Alors c’est entendu, Hippolyte, nous ferons venir la marchandise vivante. Je vais en informer Monsieur Lavergne… Il faut engager une équipe de boucherie le plus vite possible.
– Je crois qu’il y a encore plus simple, dit Dubois avec un grand sourire.
– Plus simple ?
– Plus simple. Quel est le plus… »

Dubois n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Tout à coup, des cris provenant d’une foule interrompirent la discussion. Les deux hommes se levèrent et allèrent vers la fenêtre. La place du Gouvernement était noire de monde. Une foule bigarrée s’était groupée à proximité de la statue du duc d’Orléans, visiblement très en colère. « Allons bon, voilà nos indigènes, dit Dejazet, mais qu’est-ce qui leur prend donc ? ». Le tumulte redoubla quand un bataillon de zouaves et un escadron de chasseurs à cheval firent leur apparition, l’arme à la bretelle. Les soldats se placèrent pour moitié en ligne devant les manifestants, pour l’autre par petits groupes qui cadenassaient les accès à la place.

Escorté de quelques gendarmes, Monsieur de Saint-Maur sortit du Palais de la Djénina. Il lança quelques mots mais Dubois n’entendit pas ce qu’il disait, en raison de la foule qui était interposée entre le préfet et lui. « Il négocie, souffla Dejazet, il gagne du temps. Il va certainement demander à cette foule de produire des représentants ».

C’est alors que Joseph entra en courant dans la salle du restaurant. « Monsieur Dejazet, monsieur Dejazet, on vous mande ! Il y a un problème avec les Arabes. Monsieur de Saint-Maur veut réquisitionner le café pour y mener la discussion, venez vite ! »


Dejazet partit précipitamment, laissant Dubois à ses casseroles. Celui-ci avait un déjeuner à préparer, la discussion reprendrait plus tard. Dubois constata avec satisfaction que Joseph avait comme de coutume scrupuleusement suivi ses instructions.Le gamin avait fait livrer la commande qui attendait sur la table. Dubois avait hâte d’essayer la ratatouille, dont Francesca, la légumiste de Menton, lui avait détaillé la recette. Quatre grosses aubergines luisaient sur la table, il en prit une avec délectation. Depuis qu’il avait découvert le légume, Dubois ne se lassait pas d’en caresser la peau, qui lui rappelaient les fesses de Zélie, si douces et lisses.

(Tout ça dans une aubergine : souvent elle se tournait dans le lit, le ventre posé sur les draps et elle offrait son cul nu à la caresse. Elle disait un oh non qu’elle tenait peut-être d’un dresseur de serpents et l’autre Dubois, lui, hypnotisé, approchait une main plate comme pour le félin. Main qui échappait à sa volonté, partait vers le creux des reins, s’élevait rotondamment et forçait l’épaule à la poursuite vers le creux poplité, par conséquent le bras lié à la paume suivait le mouvement et ceci l’obligeait à pencher le buste et ceci lui permettait de humer et cela précédait le baiser et ce baiser voulait dire retourne-toi je brûle j’ai faim laisse-moi te sentir laisse-moi te manger. Elle riait de ses dents blanches et l’ébahi voyait s’ouvrir les portes du vestibule pour un festin d’amour).

Dubois reposa le légume, caressa les autres et se frotta les mains, se réjouissant d’avance du mélange d’épices que Francesca lui avait donné pour accommoder la préparation. Des coups de feu et des cris interrompirent sa rêverie gourmande. Il se précipita à la fenêtre. Les cavaliers avait sorti les sabres et repoussaient la foule affolée en direction de la Casbah.

En cinq minutes, l’affaire fut pliée et la place fut vidée. « Te voilà toi », dit Dubois, à Joseph qui était réapparu sitôt le calme revenu. « Je regardais » dit Joseph avec un grand sourire » parfois ça tourne au vinaigre…
– Mais tu peux me dire ce qui s’est passé ?
– Il y a un problème avec un Arabe qui a tué un Français dans le fossé de Bab-Azoun. Alors il a été jugé et on va lui couper la tête (Joseph fit un geste du tranchant de la main). Alors les gens ne sont pas contents parce qu’ils disent qu’il n’a rien fait et que c’est une affaire qui ne concerne que les Européens. Alors ils sont venus sur la place comme chaque fois qu’ils ne sont pas contents…
– Et la discussion qui devait avoir lieu à côté ?
– Il y a des Arabes qui sont allés dans le café. Ils étaient trois. Parce que j’ai tout vu ! C’est monsieur Zafrani qui faisait la traduction pour monsieur de Saint-Maur. Moi je parle aussi ! Monsieur de Saint-Maur, il s’est fâché et il a dit aux policiers de les arrêter. Ils sont sortis par derrière, je ne sais pas où ils sont allés. Puis alors, monsieur de Saint-Maur il a dit à monsieur Zafrani de dire aux gens de rentrer chez eux et que justice serait faite. Puis les soldats, ils ont dispersé les gens. C’est toujours comme ça avec monsieur de Saint-Maur. Il y déjà eu des gens qui sont tués…

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