Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait

D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 17 juin 1849,

Ma chère sœur,

Hier, j’ai reçu deux lettres de toi écrites à une semaine d’intervalle, ce qui m’a fait un grand plaisir.

Je vais bien et ma situation ne cesse de s’améliorer. Mes rapports avec M. Dejazet sont de plus en plus cordiaux et les ouvriers semblent m’avoir adopté. Alger est une ville magnifique et le séjour me pèse de moins en moins. Tu m’indiques que notre père se démène pour obtenir la levée de mon bannissement, je commence à penser que j’aurais un petit pincement au cœur s’il y parvient, en dehors du plaisir que j’aurais à vous retrouver, bien entendu !

Après un printemps agréable, le temps s’est définitivement fixé au grand beau. Il est rare d’apercevoir un nuage dans le ciel et la chaleur se fait sentir tous les jours un peu plus fort. Il paraît qu’une sorte de chape de chaleur s’abat chaque année sur la ville, qui ne s’achèvera qu’en septembre, où des pluies diluviennes sont à attendre. Tout le monde semble craindre l’été, qui ralentit les activités comme l’hiver le fait chez nous : durant les trois ou quatre mois de grosses chaleurs, plus rien ne poussera, l’herbe deviendra poussiéreuse et les plantes fourragères entreront en sommeil.

La sortie de l’été devrait coïncider avec l’inauguration complète du Grand Hôtel. Toutefois les travaux du rez sont maintenant achevés. Le bâtiment est orné de colonnades et légèrement surélevé. Le style est très moderne, très sobre, avec un fronton qui s’avance dans la place. On y accède par un escalier de cinq marches en travertin. C’est là que se tient dorénavant la musique militaire qui se réunit au moins une fois par semaine.

L’entrée du bâtiment est un vaste vestibule. Dans le fond se trouve le grand escalier qui mènera aux étages. Quatre portes donnent sur cette pièce. Les portes qui se trouvent le plus près de l’entrée donnent accès d’un côté sur la salle de café, de l’autre sur la salle de restaurant, elles sont entièrement vitrées et laissent apercevoir deux salles de grande dimension, avec des banquettes incluses dans les boiseries, de grands miroirs et des décorations en stuc. On vient d’installer un comptoir dans le grand café. Cet ensemble est très beau et ne déparerait pas le plus prestigieux établissement de la capitale. J’oublie de te dire que M. Dejazet a reçu six énormes lustres avec des pendeloques de cristal, qui rehaussent encore le prestige du lieu.

Une fête s’est donnée ici à l’occasion de l’ouverture du grand café et a fait l’événement. Le tout Alger s’y est pressé. Il faut dire que la ville ne disposait pas encore d’un tel établissement. À cette occasion, j’ai aperçu tout ce que la colonie compte de notables, messieurs le préfet et le Procureur-général qui représentaient les autorités civiles, et un grand nombre de militaires de l’État-major. Le bal aux lampions a duré jusqu’à trois heures du matin. On promet une fête encore plus fastueuse pour l’inauguration générale (…)

L’eau se faisait rare. Cela faisait maintenant plus d’un mois qu’il n’était plus tombé de pluie.

Au début de la sécheresse, entêté comme en amour, Dubois ne s’était pas figuré les conséquences de cette disparition. Il ne s’était pas inquiété. Au détour d’un hasard, il pouvait encore humer l’odeur fraîche de l’eau. Il pouvait donc s’imaginer son retour, se dire qu’il pourrait l’attraper à la bonne occasion, la retenir par la manche, lui faire entendre raison.

C’est qu’on la savait cachée dans les nuages, la boudeuse. Était-ce de notre faute ? On avait sans doute un reste de mauvaise conscience car durant les mois d’hiver, on s’était allé quelque fois à espérer sa disparition, à la maudire, à lui préférer le soleil ou, plus naturellement, à ne pas y faire attention. On ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être dans cette distraction d’amant gâté qu’il fallait chercher la cause de la bouderie. On y pensait même avec le sourire : quand même, quel sale caractère ! est-ce qu’elle n’exagérait pas un peu la punition ? On lui promettait la lune, des attentions constantes, on avait des projets de jardinier à Babylone. Fière au balcon et sourde aux mandolines, la pluie ne répondait pas.

En juin, Dubois repérait déjà plus difficilement sa présence, face à l’aube immense ou en début de soirée. Il se souvenait de son passage au tracé des petits torrents qui entaillaient jadis le flanc des collines mais chaque jour, la chantante cicatrice qu’elle déposait dans le creux des ravins s’estompait. L’herbe brunissait et cédait la place à des épis brûlés, cassants. Abasourdis par l’absence violente, les oiseaux ne volaient plus que dans l’ombre. Les chiens, les chats, les petits rongeurs, toute cette foule animale rasait les murs poussiéreux, rongés par le vent d’Égypte ou celui du désert, qui léchait la ville de ses flammes brûlantes et accentuait la morsure du soleil.

Chaque effort était douloureux : ce n’était pas tant qu’on suait – il faisait beaucoup trop chaud pour cela -, c’était qu’on était essoufflé en permanence, à chaque changement de rythme. Et le soleil partout vous écrasait de son poids lumineux. Regarde, disait-il, je suis le maître de la lumière et de l’ombre (il fallait sécher le linge bien à plat pour éviter la zébrure des tissus), rien dans ce monde n’échappe à mon empire.

Hébété, Dubois avait rapidement abdiqué et s’était soumis à ce pouvoir sans limite. Les premiers jours, il rêvait encore de rivières paresseuses, de prairies grasses et perlées, de cerises luisantes – toutes les illustrations d’un songe printanier ; la réalité le détrompait au réveil. Il passait dans les rues, levait les yeux au ciel et apercevait, en haut des pignons, l’hématome éclatant que le poing du soleil causait aux murs de chaux. Il baissait les yeux et pressait le pas ; dès qu’il quittait l’ombre, il se sentait frappé d’abord, englué ensuite et ne quittait le piège du soleil qu’à grandes difficultés. Il reprenait son souffle, ébloui, et voyait toujours danser mille soleils sous ses paupières mi-closes.

Par dessus-tout, le service au fourneau était une torture de chaque instant. Dubois travaillait torse nu. Il n’avait trouvé d’autre moyen de se rafraîchir que de se plonger la tête et le torse à intervalles réguliers dans un grand baquet d’eau de mer, que le jeune Joseph allait chercher au port à dos d’âne mais il dut bientôt abandonner cet expédient, qui lui laissait la peau craquelée.

Même s’ils allaient au ralenti, les travaux progressaient toujours. En juillet, le parquet et les boiseries du restaurant furent livrés, posés et cirés. Dejazet n’attendait plus que les meubles (tables rondes, sièges Louis XV) et la lingerie. Il s’impatientait beaucoup car l’inauguration du restaurant était prévu à l’occasion de l’équinoxe d’automne, à l’occasion du premier grand banquet de la Société Coloniale. « Saint-Maur l’exige, c’est une coïncidence amusante, car cette date correspond au début du calendrier républicain » avait glissé Dejazet à Dubois.

Mais ce dernier, peu enclin à relever les symboles ou les coïncidences, ne s’enthousiasmait pas. La neutralité que Dejazet affichait pour le régime était la seule chose que Dubois trouvait à lui reprocher. Comment se pouvait-on tolérer le bain de sang qui avait ponctué l’épisode révolutionnaire ? C’était un grand mystère pour lui. Il en venait presque à regretter que Dejazet n’avait rien vu de l’écrasement des barricades et de la répression sans pitié qui l’avait accompagnée. Hippolyte savait le rôle qu’avaient joué les sabreurs africains dans la pièce macabre, Cavaignac et Lamoricière à leur tête. Ces gens ne connaissaient et n’appliquaient que la force comme moyen d’action. La seule vue d’un militaire – et il y en avait beaucoup à Alger – le replongeait dans les heures d’effroi, de terreur, de panique qu’il avait vécu aux côtés de ses camarades de tous sexes, de tous âges et de toutes opinions, la plupart maintenant réunis dans la mort. Hippolyte ne craignait pas le sommeil – ses rêves le ramenaient à une vie paisible, auprès d’une femme aimée, dans un monde courtois et respectueux de l’autre – mais dès qu’il voyait un soldat, il se sentait rempli du souvenir de ses compagnons, comme s’il incarnait à lui tout seul la mémoire de la lutte, comme si le destin ne l’avait laissé vivant que pour transmettre le souvenir de ces vies écrasées sous la mitraille, sabrées sans distinction, fusillées à la va-vite. Le petit, le gros, le grand, le maigre, l’enfant, la femme, il entendait leurs cris, leurs supplications, leurs hurlements de terreur, il connaissait leur courage. Il les voyait encore tomber tout-à-coup inertes et muets, saisis par la mort dans des postures invraisemblables ; s’ils respiraient encore, des insurgés les emportaient au plus près dans un poste abrité, où ils finissaient d’agoniser ; on se repliait de quelques dizaines de mètres, jusqu’à la barricade suivante, alors on voyait les hommes en shakos noirs et redingotes bleues escalader l’amoncellement, déblayer le passage, tandis que d’autres enfonçaient les portes à coups de crosse et entraient dans les maisons ; on entendait quelques détonations étouffées – tout le monde savait ce que cela voulait dire : la troupe avait pour ordre de ne pas faire de prisonniers ; on lâchait quelques balles vers les soldats (eux, ils étaient loin, on ne les verrait pas mourir, ils n’étaient pas du côté du courage); à force de tirailler, l’épaule droite du camarade Polyte était bleue – quand il faisait ses mouvements de natation, Hippolyte y ressentait encore l’engourdissement douloureux consécutif au recul de la crosse.

De sorte que lorsque Dejazet déboula très affairé un après-midi de canicule, Dubois ne put s’empêcher de sourire : le banquet d’ouverture ne pourrait se faire. Depuis trois jours, Flanchet s’était volatilisé. On venait d’apprendre qu’il s’était embarqué sur un bateau à destination de Naples, sans prévenir personne. Dejazet n’avait qu’un seul mot pour définir l’événement : une catastrophe.

À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou, plus évidemment, comme s’il n’était qu’un filou. Cependant personne n’avait vraiment anticipé les conséquences de la défection pressentie.

Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.

Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flanchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.

Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flanchet risquait de ruiner sa réputation.

« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.» 

Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.

Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.

« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »

Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flanchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui sera chargé, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »

Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.

« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix franche. Il n’en est pas question. Il ne peut être question pour moi d’organiser un banquet dans lequel la moitié des participants aura sans doute, d’une manière ou d’une autre, participé au massacre des miens. Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, il n’en est pas question !
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
– Mes malheurs ne sont pas les vôtres, rétorqua Dubois, et mes problèmes non plus. Il ne peut en être question ».

L’entretien s’acheva faute de dialogue. Toutes les tentatives de Dejazet et de Zafrani se heurtèrent au refus obstiné de Dubois. Il ne pouvait en être question, point final. Les deux hommes se retirèrent, laissant Dubois seul face à ses fourneaux. Quelques minutes plus tard, Joseph déboula en criant que des gendarmes étaient là.

Dubois fut emmené sans ménagement entre deux hommes armés et passa la nuit dans une cellule du palais de la Djénina. Il y resta trois jours, au pain et à l’eau. Là plus qu’ailleurs, la chaleur était difficilement supportable. Hippolyte souffrait atrocement de la soif. Lorsqu’il en fut enfin extrait, il ne pouvait articuler deux mots, tant sa langue était pâteuse.

« Ah, voilà notre jeune rebelle, fit Saint-Maur, décidément, monsieur, vous me donnez bien du souci. J’apprends que vous refusez la proposition qui vous est offerte. Monsieur Dejazet, qui s’est pourtant démené pour votre confort, est bien mal payé de la confiance qu’il vous a accordée dès votre arrivée. Tout cela est fort regrettable. Vraiment, c’est regrettable…
– Je ne suis pas maître-queux, protesta Dubois.
– Il suffit, monsieur Dubois, vous aurez la parole lorsque je vous la donnerai : c’est moi qui parle. Donc, pour résumer la situation, voilà notre affaire. Après avoir été condamné en France pour des activités séditieuses qui eussent pu vous valoir d’être fusillé sans autre forme de procès, vous arrivez ici, à Alger. Sans l’intervention de votre père, vous seriez déjà en route pour l’arrière-pays, confié aux bons soins de l’armée et occupé à des tâches harassantes… Et donc, jeune homme, la République, pleine de mansuétude, vous offre une seconde chance et vous, vous la refusez. Vous m’excuserez d’y voir une marque d’ingratitude ou de sottise. Ne seriez-vous pas un entêté, par hasard ? Qu’en penserait votre père ?
– Je ne vois pas ce que mon père a à voir dans cette affaire…
– J’y viens, jeune homme, j’y viens. Eh bien figurez-vous que j’ai ici une lettre de son excellence le garde des Sceaux. Votre père a obtenu votre grâce, sur base de votre bonne conduite lorsque vous êtes arrivé ici. Monsieur Dejazet n’est sans doute pas pour rien dans ce changement mais ce n’est pas mon propos. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la bonne marche de la colonie. Alors voici l’alternative qui s’offre à moi. Soit j’ai reçu la notification officielle de votre grâce, vous êtes libre, engagé à titre de maître-queux, responsable de l’organisation du banquet de la Société Coloniale, vous toucherez dix francs par jour, ce qui est une somme… Une fois le banquet donné, un autre cuisinier sera arrivé et vous rentrerez en France. Soit cette lettre arrive en retard… Vous à ce moment, vous êtes déjà au bled. Vous avez disparu. La colonie est grande, les communications difficiles, vous avez disparu. Peut-être même êtes-vous mort, ou transporté en Guyane. Nul ne sait, malgré tous les efforts, on ne vous retrouve pas. Dommage, n’est-ce-pas ? »

Dubois fixa Saint-Maur dans le blanc des yeux. Celui-ci, assis derrière ses piles de dossiers, se cala dans le fond de son siège. « Gendarme, donnez-lui à boire, monsieur Dubois a sans doute soif ».

Dubois revint sur le chantier quelques heures après cet entretien. Dejazet l’y attendait. Les deux hommes se saluèrent. Après un long moment de silence, Dejazet prit la parole. « Je vous promets que je ferai tout ce que je peux. L’ennui, c’est que Saint-Maur exige un cuisinier français pour le banquet. C’est pour la galerie, évidemment : il se fout de l’hôtel. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un lieu de prestige pour parader. Maintenant qu’il a le café, il lui faut le banquet, après cela, il vous laissera tranquille. J’ai prévenu ma direction de recruter un cuisinier le plus vite possible mais cela va prendre un peu de temps. Tout est engourdi ici, avec cette chaleur.
– Et mes ouvriers, répondit Dubois, qui va leur faire à manger ? C’était ça mon travail.
– Vous pouvez continuer, bien entendu. Moi, je ne veux pas vous empêcher ou vous forcer en quoi que ce soit… Vous avez la pleine jouissance de la nouvelle cuisine, que Flanchet avait fait installer, ce sera beaucoup ,plus confortable pour préparer les repas.
– Merci, ricana Dubois. Mais vous ne me tutoyez plus ?

Dejazet resta quelques instants silencieux. Mal à l’aise, il passait d’une jambe à l’autre, en faisant semblant de s’intéresser au chantier. « Bon, soyons pratiques, finit-il par lâcher. Les travaux du restaurant sont pour ainsi dire finis, il reste quelques détails mais tout est en place. Les ouvriers sont occupés à l’étage, qui va se construire beaucoup plus vite. D’ici trois à quatre mois, l’ensemble sera achevé, les chambres prêtes et nous pourrons accueillir les premiers clients. Ce n’est plus possible de vous loger ici… Donc j’ai pensé, enfin, tu as vu ce monsieur Zafrani ? C’est un juif, un marchand, très riche. Il connaît tout le monde sur la place. J’entretiens les meilleures relations avec lui. Il possède un logement dans un immeuble européen, à deux pas d’ici. Il est vide. Il le met à ta disposition, avec un domestique pour s’occuper du ménage. Ce sera plus confortable que ton galetas. Tu sais, Saint-Maur voulait te faire dormir à la caserne… Il se méfie. J’ai fait ce que j’ai pu mais en guise de précautions, il a exigé, enfin, tout le monde lui obéit ici…
– Ne tournez pas autour du pot, monsieur Dejazet, dites-moi ce que vous avez à me dire.
– Monsieur de Saint-Maur est résolu à te laisser filer sitôt le banquet donné. C’en sera fini de l’Algérie et tu pourras retourner en France, libre. Mais il se méfie, il a peur de tes réactions d’ici là. Tu as déjà une petite réputation, tu sais, tout le monde dit que tu es un rouge, un révolutionnaire. Tu dois faire attention. Ce n’est pas très bien vu, il y a des idées qui font peur.
– Et alors ?
– Eh bien, cela ne va pas te plaire mais il a exigé qu’un soldat t’escorte constamment…
– Comment ? Il ne manquait plus que cela !  »

Dejazet se racla la gorge. « C’était la meilleure solution, Hippolyte ! Il voulait te faire suivre partout, par deux gendarmes. J’ai longuement ferraillé et j’ai obtenu qu’un soldat que je connais depuis mon arrivée les remplace. Attends, ne dis rien ! Je le connais, j’en ai parlé avec lui, il se fera le plus discret possible.
– Et c’est avec ça qu’on peut me déclarer libre ?
– Il s’appelle Payeulle, un gars du nord. C’est un sergent du corps des zouaves. Il est arrivé ici avec le corps expéditionnaire, dès le début. Il a été blessé et en est encore un peu infirme ; de surcroît, il souffre des fièvres africaines. Je t’assure qu’il ne fera pas de zèle. Il se contentera de t’accompagner, c’est tout. »

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