Les désarrois du pélican

De la manière de tuer un moulin

Un jour, solennellement, Thomas m’a remis une liasse de feuilles. Il voulait que je lise son “histoire antérieure”. Il cherchait à me convaincre de quelque chose. Il dit qu’il a peu décidé, que les événements se sont imposés à lui; il a accepté, il s’est laissé guider, il est bouchon poussé par le vent et la marée. C’est faux, naturellement. Notre rencontre le prouve amplement. D’accord avec lui, le hasard a joué un rôle et facilité les choses. Mais son fameux arrêt sur la passerelle en face du musée d’Orsay ou sa décision de draguer la journaliste italienne, ce sont des actes libres, venus de lui seul et pour lui seul.

Arrêtons-nous avec lui sur la passerelle Senghor pour autant que ce qu’il a écrit soit la réalité. Je pense qu’il avait secrètement espéré que la dame à l’enfant et au joli sourire entamerait la conversation. Comme je le fis un peu plus tard.

Il est facile et agréable avec cet homme d’entamer d’intéressantes conversations; c’est un individu poli et cultivé. Il en est évidemment conscient. Quand je l’ai rencontré, son sentiment d’urgence proclamé était une manière parfaite d’être à la fois mufle et élégant. Thomas est un homme-dictionnaire qui a raison, ou des raisons, et qui adore le faire sentir; il épate et irrite en même temps. On lui pardonne parce qu’il est gentil et puis un doute affreux vous étreint: si tout cela n’était qu’affectation, manipulation, s’il voulait en vérité tout simplement commander aux êtres, aux choses et aux événements, s’il était exactement le contraire de ce qu’il prétend, donc plutôt que le jouet docile des circonstances, le gagnant perpétuel aux loteries de l’existence? On finirait par s’en persuader.

Je comprends pourquoi Cécilia a pris la fuite. Je ne parle pas de la scène de vaudeville de Coxyde. Je parle de leur attirance juvénile réciproque. Ils se voyaient dans un miroir, jumeaux délibérés poussant de même à distance, et Cécilia avait parfaitement saisi qu’elle ne serait pas ce que lui serait si elle devenait la femme du plus savant du village.

Bien sûr, il me démentirait avec l’apparence la plus spontanée de la sincérité. Il certifierait – il me l’a répété mille fois – qu’il laisse les autres libres. Parfois, le sentiment prévaut que sur lui, tout glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard.

Prenons donc un autre exemple: c’est la même chose avec Juliette. Je ne crois pas un instant à la fable qu’il raconte; cette rupture trop bien à propos au retour de la Femme de sa Vie, c’est trop beau pour être vrai, trop poli pour être honnête, trop ce qu’on voudra. Sans avertissement préalable? L’homme est subtil. Il dirige souvent les autres vers où il veut. Je suis persuadée qu’il a fait mine de ne pas entendre les mises en garde.

Le drame avec Thomas, c’est qu’on sait qu’en le balançant, on perd réellement quelque chose. Sa présence est attentive. Et cela crée l’envie de se fondre en lui mais même lui n’en veut pas. Cécilia – ah, j’aurais bien aimé la connaître! – avait dit qu’elle resterait des heures à le regarder dormir et à pleurer de reconnaissance au sort qui l’a placé dans sa vie. C’est un sentiment anthropophage.

Je l’ai vécu à mon tour avec lui. Au début, bien sûr, on prend cela pour les ravages de l’amour qui commence. Il n’est pas là, il me manque. Moi aussi j’ai souffert de cela, au point d’en détester, finalement, sa Terre-Adélie et de la lui lancer à la figure comme le pire des reproches: “La Terre-Adélie, il n’y a qu’elle que tu aimes vraiment!”

En y réfléchissant calmement, plus grand-chose pourtant ne retenait Thomas dans le Gard. Comment? Abandonner ses administrés? Mais c’est un petit village et plein de maires en administrent de plus grands en n’y passant qu’à l’occasion. Le conseil général? Il a fini par en démissionner, puisqu’en 2012, député, moi? Jamais! Thomas Vignol est devenu suppléant d’un éléphanteau du PS qui est entré, aussitôt élu, dans le gouvernement de la République. Ah, je l’entends encore, Thomas, il fallait le comprendre, il était la garantie de l’ancrage local, et puis la circonscription risquait de passer à l’extrême-droite. On ne refuse pas un rôle de sauveur, et voilà comment sans prétendûment l’avoir voulu, il siégeait à l’Assemblée nationale.

Même à Paris, qui est à moins d’une heure et demie de Bruxelles (il y a des trains toutes les demi-heures), Thomas n’a pas laissé tomber sa Terre-Adélie. J’y voyais moi l’occasion de démarrer une vraie vie commune. Mais c’était pour plus tard. Trop tard. Je lui en veux, je deviens amère, j’ai l’air de dire du mal. Quand j’ai rencontré Thomas, il avait déjà soixante-deux ans, je le sais; mais moi, quarante et un et envie d’un enfant. Mon mari était stérile, Thomas, non. Sans doute y avait-il une part de raison dans l’argument de son âge. Mais dans le mien, tout opposé, il y avait aussi une part de raison. Pour moi, il était temps. Deux légitimités s’opposaient, la sienne s’est imposée. Je ne suis pas aussi douée que lui. J’aurais dû présenter la démarche autrement. Insister sur le fait que je voulais un enfant de lui, et de nul autre. Bah, il m’aurait dit comme de ton mari, avant. Oui, mais cela ne s’était pas fait et mon mari était mort.

Avec Thomas, je me sentais de passage dans son existence. Oh, sans jalousie. Il était à l’automne de sa vie (le répétait-il assez), je comprenais bien qu’il avait vécu, qu’il avait une tribu un peu bizarre, des intérêts et une double carrière. Comme j’insistais, pour l’enfant, il m’a répondu qu’il savait parfaitement que je risquais de le quitter pour ce refus et qu’il ne pouvait pas m’en blâmer. C’est le mot qu’il a utilisé. M’en blâmer! Seulement voilà: il ne voulait pas assumer ce choix-là s’il en était partie prenante car il ne pourrait pas s’y dérober sans être sûr de vivre assez longtemps. Pendant plus de deux ans, nous en avons beaucoup parlé et je n’arrivais pas à lui dire que le temps passait, justement, et qu’à présent, s’il avait soixante-quatre ans, l’enfant aurait déjà pu avoir quinze mois.

La dernière fois que nous eûmes cette discussion, c’était au restaurant de l’Assemblée nationale. On y mange bien et la vue sur Paris est superbe. Il s’y sentait chez lui, avec cette facette du coucou qui était, si j’ose dire, la face cachée du pélican. Il aimait les honneurs républicains, il se croyait là très provisoirement et en profitait comme d’une aubaine. Il soupira: “Ah, si j’avais ton âge!” J’ai pleuré silencieusement. Il n’a émis aucun reproche. Il m’a dit qu’il s’en voulait de me faire du mal, il m’a répété qu’il était désolé, que dix fois il avait failli céder – mais non, décidément, ce n’était pas envisageable.

Là j’étais en colère. J’ai séché mes larmes et j’ai dit que c’était envisageable. La preuve, c’est que moi, je l’envisageais. J’avais envie de lui mentir, de lui annoncer une grossesse, de lui renvoyer son trop tard qui me condamnait. Je l’ai trouvé égoïste. Je lui ai dit que si je le quittais, ce ne serait pas pour cette question d’enfant, c’était parce qu’il était égoïste. Il psalmodiait des “ce n’est pas vrai”. J’avais encore peur de le perdre. J’ai tamponné mes yeux et j’ai rendu les armes; je lui ai demandé de me pardonner cette scène et assuré qu’on n’en parlerait plus.

Mais ensuite ce fut pire parce que nous n’en parlions plus.

Nous étions cependant un couple bien assorti. Je crois qu’il avait admiré chez moi la toute première chose que je lui ai dite, quand je me fus assise à côté de lui, chez ces connaissances dont j’ignorais complètement qu’elles le connussent, et ce premier mot était le nom de Louis Aragon. Dans le train, il m’avait cité le grand tilleul ombreux d’Aragon sans avoir l’outrecuidance de m’en préciser l’auteur. Comme lui, j’aimais et j’aime Aragon. Mon Dieu, quelle soirée! Je me sentais belle dans le regard de son désir. Je suis petite, brune mais la peau claire, les yeux noisette et les cheveux très courts, menue et cependant très féminine, pas du tout garçon manqué comme sa Cécilia (enfin, c’est telle que je l’imagine); je me savais un peu mieux qu’insignifiante mais ce soir-là, il me regardait comme si j’étais Vénus sortant des flots et j’ai eu envie, moi aussi, de le séduire.

Je suis une personne compliquée et comme tout le monde, le fruit de mon éducation et de mon expérience. J’estimais qu’il était trop tôt pour comme on dit refaire ma vie. J’avais décrété une année entière de deuil. Par la suite, j’ai pensé que j’avais déjà commencé le deuil de mon mari avant même qu’il mourût.

(L’imparfait du subjonctif, Thomas adorait. Rien qu’à écrire ces quelques mots, je lui en veux de cette douleur que cette réminiscence réveille. Mais je ne pouvais pas passer ma vie à osciller entre un présent qui ne me satisfaisait pas et un avenir qui me faisait peur. Rester avec lui aurait été un pis-aller confortable. Pour le paraphraser, si j’avais eu dix ans de plus moi-même, j’aurais eu l’impression d’avoir décroché la timbale, un compagnon agréable sur le long chemin du cimetière soudain bordé de fleurs.)

Ce premier soir, les autres convives sont partis, deux par deux pour la plupart, et comme nous voulions prolonger la rencontre, nous avons traîné ensemble en aidant au rangement. J’étais venue à pied. Je ne pensais pas rester si tard et j’avais sous-évalué la distance entre mon domicile de l’avenue Churchill et la maison des amis, proche de Linkebeek. J’avais pensé qu’il était piéton, lui aussi, et je m’apprêtais à agréer l’idée qu’il allait me raccompagner, ce qui calmait la légère appréhension qu’une femme seule peut éprouver à la perspective d’un trajet nocturne solitaire.

Il me démentit en me désignant une vieille Clio, la voiture de sa belle-fille, et me rassura quant à la modestie du détour qu’il ferait. J’ai accepté. Il a roulé lentement et trouva un prétexte pour me revoir, celui d’un livre à prêter. Aujourd’hui, je sais en quoi un millefeuille d’Isabelle Jarry ressemble aux cloches de Bruges. Le livre à prêter était son truc le plus éculé, j’aurais dû le deviner.

L’ancêtre à quatre roues finit par s’arrêter au pied de l’immeuble dont mon appartement occupait la moitié du cinquième étage. Thomas a coupé le moteur. Il est sorti de la voiture et est venu m’ouvrir cérémonieusement la porte. Il était juste devant moi, tellement grand par rapport à mon mètre cinquante-quatre qu’il semblait remplir tout l’espace. Je redoutais n’importe quel mot, n’importe quel geste, mais il me dit simplement qu’il avait passé une excellente soirée et qu’il ne manquerait pas, dès que possible, de déposer le livre de Jarry dans ma boîte aux lettres.

Il jouait l’homme patient et j’aurais déjà parié qu’il savait avoir gagné la partie: j’étais en train de tomber amoureuse. Je n’ouvrais pas la bouche de peur de passer pour stupide ou banale. Il me souhaita une bonne nuit et l’horizon se vida quand il refit dans l’autre sens le tour de la voiture en me faisant un signe de la main droite: “Bonsoir, les deux Sophie, bonsoir!”. Je ne voulais pas tomber amoureuse. Mais au matin, le livre dans la boîte aux lettres signifiait qu’il y avait urgence, même si je ne connaissais pas encore l’antienne selon laquelle les choses se font tout de suite ou ne se font pas.

Ce livre glissé sans attente dans ma boîte aux lettres m’a fait peur. Thomas n’avançait pas masqué. Son jeu était clair, presque ostentatoire et cette ostentation faisait partie de la démarche de séduction. J’avais peur de ne disposer d’aucun délai. Devoir dire oui tout de suite à l’ébauche d’un nouvel amour ou dire non en le perdant avant même le début de l’histoire. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris – d’ailleurs, il me l’a avoué candidement – que l’absence ultérieure de tout signe de vie pendant près de deux semaines avait fait partie de sa stratégie. Il m’offrait ce répit comme un somptueux cadeau. Il avait vu juste: je lui en fus reconnaissante. Sans deviner qu’il organisait la pénurie, je tombai dans l’état de manque qu’il espérait. Il m’expliqua plus tard que je pouvais appeler cela du calcul si je le voulais, mais qu’il y avait un risque inhérent: il avait abattu toutes ses cartes d’un coup et j’aurais parfaitement pu abandonner la table où se jouait cette partie. Seulement je me suis rendue disponible.

Il m’appela au téléphone, à Paris. Il avait pris note scrupuleusement de mes multiples coordonnées. À Paris, j’habite dans le XVIème arrondissement, un immeuble des années soixante qui s’arrondit en suivant la courbe du sinueux boulevard Murat. C’est au dernier étage; il y a une petite terrasse longue et étroite qui court au long de la pièce à vivre et de la chambre. La fenêtre de la cuisine, de l’autre côté de l’appartement, regarde la tour Eiffel. Je m’étais toujours dit que lorsque nous aurions un enfant, nous devrions aménager une cuisine à l’américaine dans la pièce à vivre et transformer la cuisine en chambre pour lui. Je l’imaginais volontiers se vanter auprès de ses petits camarades de cette vue prestigieuse. Le téléphone me surprit alors que précisément, je me morfondais à penser à cet enfant que nous n’aurions jamais.

On pourrait penser, à lire ceci, que je n’ai accepté Thomas que dans l’espoir de l’enfant, mais c’est faux. Ce n’est qu’après – que peu après, je l’accorde – le début de notre liaison que j’y ai pensé. Au départ, le deuil à surmonter, c’était uniquement celui de mon mari. Il est de bon ton de proclamer que la vie doit continuer mais de s’offusquer d’un délai de viduité un peu court, comme si la valeur de l’amour perdu était mesuré par la longueur bienséante du deuil. Ce n’est pas trahir d’accepter la suite des événements quand ils se présentent. Et là j’avais Thomas au bout du fil qui me disait qu’il était à Paris de manière impromptue.

Si bien sûr je le voulais, il m’invitait volontiers au restaurant, avais-je d’ailleurs une préférence? Et à vingt heures, nous étions “Aux Vins des Pyrénées”, gênés tous deux et tous deux contents. Il me vouvoyait cérémonieusement, ce côté vieille France devant bien me convenir. Le choix du menu démarra banalement la soirée. Je le rassurai sur le fait que bien que menue, je mangeais de bon appétit et que la côte de bœuf ne me terrifiait pas; il l’avait suggérée. Au fond, il m’amenait où il le voulait, j’aurais dû être d’emblée plus perspicace mais j’avais envie de lui faire plaisir. Il en a néanmoins dévoré les deux tiers.

Dans le taxi du retour, j’ai failli faire demi-tour, ordonner au chauffeur de me déposer rue d’Ormesson où était son hôtel mais j’ai déguisé mon abstention en sagesse. J’avais envie et peur qu’il ne débarquât soudain boulevard Murat. Depuis mon veuvage, j’abrégeais mes séjours parisiens car j’avais plus de souvenirs conjugaux à Paris qu’à Bruxelles. J’y étais pourtant, dans cet appartement souffrance, il y avait eu de la fuite dans mon départ de Churchill – et je me sentais prête à fuir à nouveau Paris pour Bruxelles, où je m’étais toujours sentie en transit. Pourtant l’appartement, un peu vétuste, était plus grand que celui de Paris. Il disposait d’une pièce à vivre gigantesque et de deux petites chambres, outre une cuisine et une salle d’eau elles aussi de belle taille. Un bus m’amenait directement au lycée et un tram à la gare du Midi. C’était pratique, comme on le dit d’un campement près d’une rivière et d’une route.

Du campement, ce logement en avait d’abord adopté le style et il ne s’en était pas entièrement départi au fil du temps. Après tout, je vivais là la moitié de ma vie et le retour complet en France n’était prévu que lorsque notre projet d’adoption aurait abouti. Aussi avais-je hésité à acquérir trop de meubles, dont je ne saurais que faire. L’une des deux chambres (elles donnaient sur l’arrière et offraient une vue sur la cour d’une école) disposait d’un petit balcon; c’était notre chambre, garnie d’un énorme lit qui était en réalité composé de quatre matelas étroits posés deux par eux sur un lattis.

Des caisses ayant contenu des bouteilles de vin bues depuis longtemps faisaient office de tables de chevet et une armoire à glace me regardait quand, le plus souvent seule dans cette pièce, je lisais le soir avant de m’endormir. L’autre chambre était dénommée bureau et effectivement, il y avait là une planche sur tréteaux qui me permettait de travailler, deux chaises et des rayonnages avec des livres, au début, quelques livres, puis de plus en plus, puis beaucoup de livres; le trop-plein parisien finissait là aussi. Un week-end nous avions loué une camionnette et transporté tout ce qui s’entassait à Murat, et même deux petites tables d’appoint et un fauteuil qui nous aérèrent avantageusement là et nous servirent ici. Thomas me fit un jour remarquer que ses vases communicants fonctionnaient en sens inverse: il ramenait en Terre-Adélie, ou plutôt dans la Maison Claire, les objets et les livres qui auraient menacé d’envahissement son appartement forestois.

Mais entrons donc au présent dans la gigantesque pièce à vivre qui doit frôler les soixante mètres carrés. C’est l’endroit qui a le plus changé. Au début, dans le même magasin suédois que tout le monde, je m’étais contentée d’un salon en osier, trois fauteuils et deux poufs, mais nous avions fini par craquer pour deux canapés en cuir, dont l’un transformable en lit, et remplacé les deux petites tables pliantes, repoussées contre un mur, par une table ovale assez vaste pour y asseoir huit convives. Un meuble bas cachait la vaisselle, sommaire elle aussi, mais complétée au fur et à mesure des envies d’achat ou des cadeaux des amis, car nous aimions inviter. Il arrivait que mon mari vienne un soir et une nuit à Bruxelles uniquement car nous y organisions un dîner.

La cuisine, elle, a changé depuis peu. En effet, j’ai fini par acheter cet appartement, puisque j’ai à présent une nouvelle raison forte de rester ici. Au décès de son mari, la propriétaire, une vieille dame de nonante-quatre ans, comme elle disait, avait voulu le vendre, redoutant la gestion de son bien. Elle me le laissa en dessous du prix du marché. La mort de mon mari ayant remboursé l’emprunt parisien, l’achat en était possible  (cette constatation me faisait honte). La cuisine, désuète, est aujourd’hui du dernier cri (j’en tire une petite vanité stupide). J’hésite à faire repeindre l’appartement, dont les murs sont uniformément blancs; il manque de couleurs mais je ne veux pas trop le changer non plus. Ainsi en va-t-il de ma vie en général. Pourquoi ai-je mis tant de temps à m’apercevoir le cul-de-sac qu’était Thomas?

C’est dans le lit que j’ai décrit que j’ai lu le récit de Thomas; c’est dans ce lit que j’avais lu celui d’Isabelle Jarry qu’il m’avait tant vanté. Je me suis dit que l’homme avait laissé un indice et que pour mener l’enquête, il fallait l’examiner. Je n’ai rien compris à ce “Millefeuille de onze ans”. En quoi cette construction d’une gamine, écrite à la place d’un roman refusé, touchait-il Thomas? Par la suite, j’ai supposé qu’il y avait un rapport avec une relation incidente sur la perte des êtres chers – pour une fois, il ne parlait pas de sa Cécilia – qui faisait apprécier les moments très banals que l’on vivait avec les survivants et donnait sa valeur aux souvenirs qui sont nos charpentes.

Son récit à lui, d’ailleurs, est parfaitement insincère. Il le circonscrit dès la première ligne au binôme elle et lui, refuse l’autobiographie et invente la preuve littéraire par le vide. Il a fait mine de ne voir que son grand tilleul ombreux, qui n’est qu’un modeste figuier. Il évolue dans une bien pratique pénombre, sélectionne les lumières, joue sur les éclairages, raconte ce qu’il veut et quand il est à son désavantage, s’arrange pour qu’on ait envie de le défendre.

Je n’ai pas envie de l’attaquer non plus. Son effort d’ascèse le fait ressembler à ces ermites des débuts du christianisme. Il a dû garder le sens du péché. Cet homme a écrit de belles choses sur la douleur, physique et morale, la limite des soins et du dévouement. Quel dommage, d’ailleurs, qu’il n’ait pas préféré la philosophie à la politique! Il aurait peut-être laissé une trace plus visible que l’hommage qu’on lui attribuera fatalement dans son village et alentour quand il mourra. Il finira au mieux comme nom d’un collège, au pire comme plaque de rue dans un nouveau lotissement. (Cette perspective doit le hérisser.)

Ce récit, pourtant, j’ai envie qu’il cesse d’être secret. Je veux qu’on me comprenne. J’ai respecté son souhait de ne plus être père et c’est assez pour ne pas tout lui sacrifier. Comme la pratique éthique, en Belgique, est en avance par rapport à la France, je n’ai rencontré aucune difficulté à obtenir une insémination artificielle.

Je suis enceinte.

Je n’ai pas voulu savoir si c’était un garçon ou une fille. Toutefois je sens que c’est un garçon. Dans quelques mois, un petit Thomas de Mauregard naîtra et il a le droit de savoir pourquoi il n’a pas de père, faute d’en avoir eu un qui craignait de partir trop tôt. Un jour peut-être nous croiseras-tu en rue, Thomas, comme tu le fis à Nîmes avec Juliette et peut-être souffriras-tu – mais cette souffrance, ce n’est pas moi qui te l’aurai infligée, c’est toi qui l’auras choisie. Tu trouveras du dernier mauvais goût le choix du prénom mais tu en seras flatté. Tu aimes qu’on te choisisse.

Lassitude

Anne-Lou avait déposé toutes les feuilles mal ajustées sur son bureau. Elle les rassembla et les rangea au mieux en les tapotant. Elle gagnait du temps. Elle avait peur d’être indiscrète. Après tout, ce post-scriptum de Sophie et ce texte de Thomas, c’étaient des textes intimes. Elle craignait aussi d’écorner l’image qu’elle se faisait d’eux.

Il avait fallu qu’elle aille jusque chez Sophie pour la revoir. Un jour, elle l’avait aperçue de loin, enceinte, dans la rue. Elle ne s’y attendait pas et elle s’était demandé si l’enfant était de Thomas, et, en ce cas, pourquoi elle avait rompu, sauf à imaginer qu’elle le lui avait fait dans le dos, comme on dit, et que la honte de la manipulation l’avait incitée à fermer sa porte à un homme que de toute évidence, elle avait aimé.

Pourquoi aime-t-on, pourquoi cesse-t-on d’aimer? Comme tout le monde, elle se posait ces questions. L’amour s’usant, a-t-on même le droit de ne plus aimer? Elle ressentait vis-à-vis d’Alexandre une lassitude qui la culpabilisait. Elle entama la lecture comme pour chasser la présence de ce désamour naissant.

Elle commença par les feuilles de Sophie, fronçant les sourcils parce qu’il y avait des choses qui lui échappaient. Que venait faire la passerelle Senghor là-dedans? Anne-Lou se concentrait trop peu, laissant son esprit vagabonder, se disant qu’elle avait l’après-midi devant elle. Elle alla dans la cuisine et se prépara un café.

“Mon cadre de vie”, pensa-t-elle, un peu agacée. Non pas tant la cuisine – Alexandre y officiait plus qu’elle – que l’appartement dans son ensemble, un immense appartement, en vérité, deux grands appartements de trois chambres l’un au-dessus de l’autre et reliés par un escalier intérieur. Le football les avait payés. Ils avaient installés les enfants au niveau supérieur. En bas, ils avaient une grande chambre et chacun un bureau, un luxe qu’elle appréciait à sa juste valeur. Mais le bureau d’Alexandre était surtout une bibliothèque et pouvait se transformer, grâce au canapé-lit, en chambre d’ami. Quand Alexandre rentrait, il s’y enfermait rarement. “Comment veux-tu que je ramène du travail à la maison? Je suis entraîneur de foot”, souriait-il. Il préférait aller dans la cuisine, monter voir les enfants ou prendre un livre dans son bureau et le lire dans le grand canapé.

“Pourquoi, s’interrogea Anne-Lou, ce qui me semblait charmant m’irrite-t-il à présent?”. Elle n’en savait rien. Elle se sentait injuste. Xan s’était arrêté au bac, brillamment décroché, mais il était intellectuellement curieux de tout. Il lisait énormément. C’était disparate mais fécond. Elle l’avait poussé à reprendre des études, mollement d’abord, plus sèchement ensuite. Il avait admis qu’en effet, il était possible qu’il ressente un jour la nécessité de mettre en place les passerelles nécessaires entre les domaines qui l’intéressaient mais ce jour n’arrivait pas.

Elle l’avait un jour carrément blessé: “Tu ne vas tout de même pas rester dans le foot toute ta vie?”, regrettant la phrase à peine prononcée, mais le mal était fait. “Si”, avait-il répondu avant – pour une fois – de s’isoler dans son bureau. Dans la quinzaine qui avait suivi, il avait émis quelques réflexions acides, du genre: “Je ne suis pas un intellectuel, moi, demande à ta mère”. Il n’était pas un intellectuel? Quel mensonge! Il en savait plus qu’elle en philosophie et en poésie, aimait les sciences exactes, avait l’oreille musicale et connaissait l’opéra italien autant que les règles écrites et les lois tacites du football. L’incident s’était tassé mais il fallait bien l’admettre: Anne-Lou souffrait du manque d’ampleur intellectuelle du métier de son mari et les déguisements qu’elle y mettait (“Je dis ça parce qu’il y a énormément d’autres facettes brillantes en toi qui ne demanderaient qu’à s’exprimer!”) ne les trompaient guère.

“Mon cadre de vie”: elle émit alors sa pensée à voix haute, n’osant pas poursuivre, mais ce qu’elle venait de penser, c’était qu’il était peut-être provisoire, peut-être fragile, peut-être guetté par de ces minuscules fissures du genre de celles qui font s’exclamer, à un moment donné, qu’il faudrait rénover la maison ou quitter son emploi.

Peut-être aussi était-elle touchée par l’histoire d’amour en déroute de Thomas et de Sophie. Ou alors déprimée par le surplus de travail actuel. Déjà nommée prof de fac comme le papa de Thomas, l’arrière-grand-père de ses propres enfants. Les années qui arrivaient risquaient d’être immobiles. Anne-Lou (et Alexandre, puisqu’ils étaient nés le même jour), à presque 35 ans, étaient rassasiés déjà. Derrière elle les années d’ascension et derrière lui sa carrière de joueur stoppée à cause d’une blessure. “Et de son orgueil”, réfléchit-elle. Il n’avait pas voulu courir le cachet à moindre niveau. Et désormais, elle donnait des cours, dirigeait des séminaires, participait à des jurys et lui entraînait les jeunes de son club de foot. Les seuls cours qu’il avait bien voulu suivre étaient ceux d’entraîneur. Il avait décroché le diplôme européen.

Leur histoire n’était pas banale mais ce n’était pas une garantie d’avenir. Elle reprit sa lecture avec le sentiment triste et coupable que rien n’était immuable, même eux deux.

La souffrance de Sophie, bien différente, lui sauta aux yeux dès les premières lignes. Des enfants, elle, elle en avait trois et Alexandre n’avait pas rechigné à les faire. Sa décision – leur décision – avait été aussitôt suivie d’effet. Elle n’avait jamais regretté ses enfants, même quand c’était compliqué, avec un mari (enfin, un mari… ils ne s’étaient jamais mariés) joueur de football professionnel, aux horaires impossibles et aux week-ends occupés. Qu’aurait été sa vie si elle avait été confrontée au même problème que Sophie?

Elle se rappela qu’au premier coup de sonnette, Sophie lui avait ouvert dès qu’elle avait entendu au parlophone: “Bonjour, c’est Anne-Lou. Je voulais te voir. Je t’ai aperçue dans la rue et…”

Dans l’ascenseur, elle se dit qu’elle avait peut-être mis Sophie en alerte à propos d’un possible malheur arrivé à Thomas ou d’une explication qu’on exigerait qu’elle donne. Sophie paraissait en effet apeurée comme une bête méfiante qui s’interroge sur une main tendue. Anne-Lou se contenta de sourire et de lui dire qu’elle trouvait trop con de ne plus la voir. “Carlo te réclame souvent, est-ce que je peux te l’amener?”

Le lendemain en fin d’après-midi, Anne-Lou était revenue avec Carlo, à l’insu d’Alexandre. Le petit garçon avait presque neuf ans, en ce début 2014. Il était déjà en quatrième primaire, ayant commencé l’école à cinq ans, vif, fatigant, gentil, curieux de tout sauf du football auquel il avait préféré l’athlétisme. Il ressemblait à sa grand-mère paternelle jusqu’à la mèche de cheveux sur le front qu’il repoussait du même geste, sauf qu’il était immense. Il avait embrassé Sophie une seule fois, à la belge, mais en l’entourant de ses bras. Il était pratiquement aussi grand qu’elle. “Tu as un bébé dans ton ventre, il est trop rond”, avait-il claironné. Sophie lui ayant dit qu’il pouvait revenir quand il le voulait, le gamin ne se l’était pas fait dire deux fois. Au bout de trois semaines, il prenait tous ses goûters chez elle, les lundis, mardis et jeudis, sous le prétexte de répéter ses leçons. Laura et Tea, ses sœurs, n’étaient pas dans la même école. Laura avait voulu accompagner sa meilleure amie dans l’école de l’avenue Messidor, proche elle aussi, et plus tard, sa sœur l’y avait suivie.

Ce que Sophie et Carlo se disaient entre eux était leur secret. Sophie, selon Anne-Lou, éprouvait surtout le sentiment rassurant que le lien entre Carlo et elle lui laissait présager qu’elle saurait être une bonne mère, mais que sait-on des sympathies particulières qui peuvent naître entre un adulte et un enfant, de cette reconnaissance mutuelle si banale dans le sentiment amoureux mais contrariée dans la pratique parentale, étant donné qu’il faut traiter ses enfants de la même façon? “Parce que c’était lui, parce que c’était moi”, expliqua Sophie à Anne-Lou qui venait rechercher Carlo. C’est l’explication qu’elle-même transmit à Alexandre quand elle lui expliqua comment elle avait renoué avec Sophie.

Au début de ces visites, Thomas vint passer une fin de semaine à Bruxelles. Il arriva le vendredi en fin d’après-midi et Anne-Lou l’embarqua avec ses trois enfants dans l’antique Clio, direction la villa de Coxyde. Carlo, naturellement, vendit la mèche durant le trajet: “Grand-père, tu savais que Sophie allait avoir un bébé?”. Il répondit que non, regarda Anne-Lou, laquelle lui dit: “Je te raconterai tout à l’heure”.

Le soir, Anne-Lou avait expliqué à son beau-père qu’elle avait aperçu Sophie, enceinte, dans la rue. “Elle a fait ce bébé toute seule, avait-elle ajouté. Une insémination artificielle. Cela a marché tout de suite.”

Par pas prudents mais rapprochés, Anne-Lou avait ensuite fait de Sophie une amie. Un jour où elles déjeunaient ensemble, Sophie lui avait demandé si elles pouvaient parler de Thomas. Une longue conversation lui avait été consacrée, commencée par un: “Je ne devrais pas lui en vouloir, mais sais-tu que j’en veux aussi à mon mari d’être mort?”

Anne-Lou avoua à Sophie qu’elle aimait beaucoup Thomas, que jeune, elle avait même regretté que Thomas ne fût pas son père. “Alexandre et moi, on idéalisait le couple Thomas-Cécilia… Couple clandestin mais tellement évident! Peut-être au fond les a-t-on copiés… Thomas, je l’aime toujours énormément, j’admire ce qu’il a fait pour ma mère mourante, mais ce n’est pas mon père, je ne confonds plus. D’ailleurs, mon père, je l’aime infiniment plus que je ne le croyais ado. Mais Thomas était tellement bien assorti à ma mère! Je n’idéalise pas Maman, c’était quelqu’un d’impossible, il n’y a que Thomas qui dira le contraire… Il la rassurait, je pense, par sa simple présence. Quand il était là, elle me semblait sereine, comme incapable de colère.”

Sophie avait répliqué qu’elle savait parfaitement ce qu’il avait fait pour Cécilia: “Il a écrit toute l’histoire et il m’a fait lire son récit. Tant et si bien que j’avais envie de le compléter…”

C’est ainsi qu’il fut décidé que ce récit et celui que Sophie avait commencé seraient transmis à Anne-Lou. “Je suis touchée par ta confiance, dit-elle. Parfois je me dis que je devrais moi aussi écrire ma version de toute cette affaire. Les années américaines. Mais je n’ai pas envie qu’Alexandre en connaisse le détail. Se blesser soi-même est moins grave que blesser autrui.”

Anne-Lou reprit sa lecture un peu au hasard. Oui, décidément, elle redoutait cette épreuve. On lui avait ouvert la porte mais elle avait l’impression de regarder par le trou de la serrure. Nous voudrions tous que les jours s’écoulent paisibles mais remplis. Que les gens s’aiment. Que le présent soit parfait et l’avenir, radieux… Alors nous nous inventons un passé dense et merveilleux, nous gommons les mauvais passages, nous sommes des amnésiques délibérés. Cela marche parfaitement pour le passé mais pas pour le futur; lui, il s’impose, massif, entier, et il ne tolère pas le tri.

Que maîtrisait-elle, finalement? Le destin est un entonnoir que l’on construit certes un peu soi-même mais qui vous force à passer où il veut. Plus on avance moins c’est réversible. Un immense trou noir à laquelle la matière de nos jours n’échappera pas.

Elle posa les feuilles de Sophie et piocha au hasard dans le récit de Thomas. Elle ramassa dans les yeux une lettre de sa propre mère, écrite à pratiquement son âge. Plus le temps passe et plus je regrette ma vie. C’est affreux et injuste d’écrire ça. J’ai TOUT: deux beaux enfants qui poussent bien, un mari qui se couperait en huit pour sa famille, une maison qu’on m’envie généralement, un métier qui m’intéresse et même des perspectives de carrière dans ce métier. J’ai trente-trois ans et si j’étais Thomas Vignol, je ricanerais en disant que c’est l’âge où les résurrections sont les plus spectaculaires. Mais je ne me sens pas renaître à une autre vie, je suis toujours cette déracinée perpétuelle; la cicatrice des arrachements, la blessure des renoncements, la déchirure des absences, tout cela me fait trop mal. Merde. Elle ressemblait à sa mère.

Non, lire tout cela c’était trop dur. Il fallait rendre ces feuilles terribles à Sophie lors de leur prochain rendez-vous déjeuner au restaurant. Cependant, hypnotisée, elle ne pouvait s’empêcher de tourner les feuilles A4 d’imprimante comme elle en voyait tant dans son métier. Elle survola la description que Thomas avait faite de la villa de Coxyde. Elle sourit intérieurement, c’était neutre, mais juste. Mais cette scène de vaudeville, comme il l’avait lui-même écrit, elle l’avait vécue, c’était trop lourd d’y retourner. Elle alla plus loin.

Où Thomas parlait de sa maman et de lui les derniers mois, cela, oui, l’intéressait. Thomas avait écrit: Moi qui aurais pensé n’avoir jamais renoncé à rien, je devais bien admettre qu’en ne choisissant rien, j’avais renoncé à tout. À tout, sauf à cette agonie qui s’annonçait, puisque je pouvais enfin remplir la condition réelle de l’amour: être là. L’idiot, il avait recommencé avec Sophie! En ne choisissant rien, il avait renoncé à tout, et pourtant, comme il le disait si bien, la condition réelle de l’amour, c’est d’être là. Une bouffée de tendresse pour son compagnon l’envahit en même temps qu’une empathie douloureuse pour Sophie et un sentiment d’absence pour sa mère. “Il y a tout un pan de moi que je cache, que Maman seule savait…”

Si, il faudrait lire à tout le moins la suite… Après tout, peut-être y avait-il eu des confidences la concernant. Après tout peut-être Alexandre savait-il quelque chose? Mais alors, pourquoi n’en aurait-il jamais rien dit? Peut-être le regard amical de Thomas sur elle n’était-il qu’une forme de pitié, de condescendance ou pire, de mépris? Non, ce n’était pas possible, elle déraillait. “Je trimbale un secret trop lourd pour moi”, admit-elle en lisant, sans savoir encore que l’ami médecin de Thomas lui avait en substance dit la même chose. Mais ce secret, sa mère semblait l’avoir protégé, non? Elle avait tenu bon à Thomas en affirmant que Xan avait été son premier amant. C’était Thomas, pourtant, qui avait raison. Xan ne lui avait pas menti.

Peut-on vraiment se raconter ainsi? Elle était habituée au secret, au non-dit, à la honte de l’impudeur et elle avait de bonnes raisons pour cela, et même, de proches exemples. Sa mère et Thomas, par exemple. Leur mensonge continu avait très mal tourné et fait exploser son propre monde. Elle secoua la tête, comme pour se réveiller. Pourquoi était-elle si distraite? Pourquoi n’arrivait-elle pas à se concentrer? Et si au fond, elle ressemblait plus à sa mère qu’elle ne voulait se l’avouer, où était le problème?

Au fond. Une expression que Cécilia Maillart affectionnait, pensa sa fille. Au fond, ce qui manquerait toujours dans cette histoire, ce serait le point de vue de Cécilia, morte, et cela faisait déjà si longtemps! Au fond, Sophie s’était peut-être rabattue sur Anne-Lou parce qu’elle était sa plus proche descendante, son héritière. Cette idée lui était désagréable. Elle la combattit en se rappelant que c’était elle qui avait renoué avec Sophie.

Sans nouvelles du promeneur au long pas

Je n’ai plus de nouvelles de toi, Thomas. Tu diras encore que tu respectes mon choix. Il est également vrai que des nouvelles de moi, tu n’en as pas plus. Et même moins: je ne suis pas un personnage public. Si je disparaissais, qu’en saurais-tu? Je t’imagine, toi qui aimes marcher inlassablement dans les rues des villes, promeneur solitaire tantôt parisien tantôt bruxellois, amusé et distrait par le spectacle des autres, heureux d’être en vie et cependant détaché de tout, circulant dans l’ignorance de ma disparition. Cécilia avait raison. Ce que tu aimes avant tout, c’est la feuille blanche, le délai entre une histoire et l’autre, quand tout sera plus beau, quand on imagine…

Je t’observais tenter de percer le secret des femmes dans les expositions où nous allions. Je savais que ton esprit vagabondait et que tu te demandais ce que serait ta vie avec telle ou telle. Je t’ai troublé le jour où je te l’ai dit et tes dénégations étaient bien trop molles pour me convaincre; je pense que tu m’as trouvée perspicace. En fermant les yeux, je te vois passer dans les rues. Je te rends la feuille blanche sans pourtant n’avoir rien gommé de ce que nous avons brièvement été, un couple asynchrone si bien assorti…

Quand je t’ai rendu le livre de Jarry, tu étais étonné que je ne l’aime pas et tu m’as demandé pourquoi sans trop comprendre ma réponse, je le crains, car j’étais confuse. Je me sentais condamnée, comme si c’était une mauvaise action de ne pas l’aimer qui m’amoindrissait à tes yeux. Je pense que tu aurais préféré que je le déteste. Tu aurais mieux admis cela que cette indifférence qui remettait les petites choses à leur place, minuscule, au lieu du pinacle un peu affecté où tu les hissais.

Tu as toujours vécu entre souvenirs et projections plutôt qu’au présent. Essaie de comprendre que de la sorte, tu te promènes dans la vie comme dans les rues de Paris ou de Bruxelles. Tu marches vite, Thomas, tu as de grandes jambes, ton pas m’était difficile à suivre mais tu me souriais et tu ralentissais provisoirement – et imperceptiblement, tu reprenais ton rythme. Je mesure trente centimètres de moins que toi. Une tête, disais-tu. Une fois, je t’ai répondu que j’avais envie de te la couper. “Tu perds la tête”, as-tu répondu. Tu éliminais toujours d’un bon mot ce qui te gênait aux entournures. Puis tu m’as arrachée de terre et soulevée jusqu’à ce que ce soit moi la plus grande. Tu savais parfois aussi te faire aimer. Les gens dans la rue nous observaient. Je t’ai dit de me laisser descendre, que j’allais tomber, je me suis impatientée, presque fâchée alors que je riais, tu m’as soulevée encore plus haut et tu as posé un baiser sur mon imperméable, à la hauteur de mon sexe, avant de me laisser glisser jusqu’au sol.

Je ne devrais pas remuer ces souvenirs. Ils sont bons et je veux oublier. Je veux oublier notre première fois, très calculée, cet hôtel de Lille, près de la gare, où nous nous étions retrouvés pour cela, un terrain neutre entre Bruxelles et Paris. Je veux oublier nos premières nuits communes chez toi, chez moi, Forest, Churchill, Murat. Bien vite tu reçus les clefs et quand tu commenças à siéger à l’Assemblée, je sais que tu préférais passer la nuit dans mon appartement plutôt qu’à l’hôtel. C’est vrai que tu as un côté coucou et tu as laissé de menues traces, quelques livres que je ne te renverrai pas, quelques notes gribouillées à la hâte sur n’importe quoi, de petites réserves de produits de toilette et un pull noir que tu crois perdu, puisque tu me l’as réclamé quand j’ai vidé ton tiroir et ton secteur de penderie à Murat, peu en réalité. J’ai tout plié comme tu aimais, maniaque, dans une valise achetée pour la circonstance et je l’ai déposée à ton attention à l’accueil du palais Bourbon. Tu m’as expédié en retour un bouquet de roses rouges et de roses blanches. Un carton disait merci. Un texto, une semaine plus tard, auquel je n’ai jamais répondu, me parlait du pull noir qui avait disparu.

Je ne sais pas pourquoi tu y tenais, à ce pull noir, mais je me rappelle que tu le portais la première fois que tu as passé la nuit boulevard Murat. Il n’a plus jamais quitté ces lieux. J’ai estimé juste qu’il y reste et qu’il me rappelle un moment de terreur délicieuse – il va venir, il va débarquer, il va arriver, il sonne, il est dans l’ascenseur  – que je prenais tout de même comme sacrilège. C’était la mort de mon mari qui nous créait ce nid et si je ne crois plus au paradis, je crois que l’immortalité très provisoire qu’offrait mon cerveau au cher défunt rendait la cohabitation délicate. Thomas, je l’ai fait la première, ce geste, as-tu seulement perçu sa signification? Tu es arrivé avec une bouteille de champagne frappée et un bouquet de jolies roses polygales dont tu avais fait l’acquisition chez le traiteur et le fleuriste d’en face, mais le vrai cadeau était caché dans les vastes poches de ton manteau. Toute la poésie d’Aragon en Pléiade, deux tomes qui me faisaient croire que tu sortais de l’ombre du tilleul, qu’à défaut d’être la femme de ta vie, je serais celle de ta mort – et j’ai pleuré silencieusement dans la cuisine en enfournant le gratin dauphinois. La tour Eiffel m’expédia un appel de phare. J’avais envie que mon mari et toi ne fissiez qu’un.

En Terre-Adélie je me suis toujours sentie intruse. Je ne suis pas un coucou, hélas. Ah, sa double maison, c’est vrai qu’elle est belle. Même la Maison Claire, si joliment meublée, tant remplie de livres, et dont le style ultra-moderne fait bien moins injure à la séculaire maison d’Adélie que les pastiches dont les hameaux environnants foisonnent. Mais l’une est à Chiara et l’autre à Cécilia. La lecture de ton récit me l’a confirmé, Thomas, inutile de me démentir en jurant que Chiara, d’accord, mais que la Terre-Adélie est tienne. Ma place, où est-elle? Même morte, aurais-je dû partager la tombe familiale de ce cimetière avec vue que j’ai souhaité mille fois voir rayé de la carte par l’explosion d’une bombe atomique?

Pourtant je me suis dit qu’il fallait que je m’adapte. Je me suis forcée à tout trouver bien.

Il m’a présentée à sa famille. J’ai adoré Carlo. Ce petit garçon est tellement vivant… Thomas dit qu’il ressemble à Chiara. Il était content que je l’aime comme s’il pouvait être un fils de substitution. Thomas, explique-moi comment il se fait que Carlo me manque plus que toi? Explique-moi pourquoi j’en suis privée? “On ne peut pas avoir d’enfants plus jeunes que ses petits-enfants”: cette phrase qui me cloue, Thomas, qui me poussait à être la si jeune fausse grand-mère, tiens, en voilà un rôle pour toi, en or… Mais j’ai à peine dix ans de plus que ton fils, Thomas, dois-je sauter une génération parce que c’est plus pratique pour tout le monde?

J’espérais te convaincre avec cet argument que j’estimais péremptoire. Thomas, admettons que tu meures dans quelques années alors que notre enfant serait encore un enfant. Mais il aurait eu au moins un père durant cette enfance! Et il garderait une mère, qui saurait se souvenir de lui, s’en inspirer dans l’éducation… Réponse: ton mari était plus jeune que toi et pourtant il est mort. Il a pleuré quand je lui ai asséné qu’il voulait se débarrasser de moi avec son antienne de ma liberté de le quitter qui n’était pas du chantage mais qui y ressemblait furieusement. Il m’a rétorqué qu’il ne pouvait pas rester le jouet des événements, qu’il n’était pas une autruche (décidément, il n’y avait que des oiseaux dans cette histoire) à se cacher la tête dans le sable chaud des fausses certitudes. Bref, ce devait être moi le pigeon, le dindon de la farce, puisqu’il proclamait que son chant du cygne était pour le surlendemain! Le pélican n’avait plus d’entrailles…

Je crois vraiment qu’il a pensé que j’avais capitulé quand nous avons cessé d’en parler. De son côté, il faisait des concessions. Je prétendais ne pas trouver ma place en Terre-Adélie: qu’avais-je à proposer? Voulais-je refaire une pièce, imaginer une piscine, planter mon arbre? “Retrouvons-nous chez toi où je me sens bien, dans ces conditions”, proposait-il. Et nous nous retrouvions à Murat ou à Churchill, comme on disait. Ou parfois à Forest car là, il n’y avait pas de fantômes à venir me tirer les orteils. J’y aimais la vue sur la ville. Mon côté Manhattan, plaisantait-il. Je n’en sais rien, je ne suis jamais allée à New York. Pour Thomas, les appartements et les maisons étaient là, faites pour s’en servir, peu importait finalement le reste.

Finalement, le seul endroit personnel qui lui était entièrement dû était son appartement de l’avenue Jupiter, dont lui aussi aimait la vue. Comme moi avenue Churchill, cependant, il n’avait pas choisi une décoration personnalisée ou de très beaux meubles. Dire qu’il avait aussi organisé son campement serait inexact. Il savait qu’il allait rester mais toujours épisodiquement. Il n’avait rien amené de la Terre-Adélie sauf trois choses: une planche en olivier sur laquelle Adélie, m’expliqua-t-il, avait l’habitude de couper ses légumes et qui lui servait désormais à présenter le fromage, un casse-noix venant de ses parents et enfin le premier maillot de footballeur pro de son fils pour décorer, bien encadré, le mur de la grande chambre, son dortoir, disait-il, où ses trois petits-enfants dormaient à l’occasion. Lui se contentait de la petite chambre, dépouillée à l’extrême.

Dans la pièce à vivre, il y avait un canapé en L, une télévision et une petite table basse sur laquelle traînaient toujours quelques livres et quelques journaux. Côté salle à manger, il n’y avait qu’une vaste table, six chaises et un buffet assez peu profond mais large. La vaisselle était toute blanche. Les nappes étaient bleues: bleu profond, bleu marine, bleu clair, bleu ciel. Au mur il y avait un très grand tableau abstrait; on aurait dit un grand cube émergeant de la grisaille. Le tout était austère d’apparence mais en réalité pensé pour être homogène et cohérent. On était dans le gris, dans le bleu, dans le blanc, dans le bois. C’était simple et harmonieux. Je le cite, dans les fameuses feuilles:

Simple et harmonieux! Nous voudrions tous que notre vie soit comme ça. Que les jours s’écoulent paisibles mais remplis. Que les gens s’aiment. Que le présent soit parfait et l’avenir, radieux… Alors nous nous inventons un passé dense et merveilleux, nous gommons les mauvais passages, nous sommes des amnésiques délibérés. Cela marche parfaitement pour le passé mais pas pour le futur; lui, il s’impose, massif, entier, et ne tolère pas le tri.

Je n’ai pas encore le ventre assez rond pour que ma grossesse puisse faire autre chose qu’être soupçonnée. Hier, j’ai croisé Anne-Lou. De loin. Elle m’a fait des grands signes. J’ai bougé un peu le bras. J’étais en panique complète.

Carlo va à l’école dont j’entends la cour de récréation depuis ma chambre. Je ferme la fenêtre. Pourtant parfois certains jours je me prends à rêver comme une écolière. Je suis au début de quelque chose, c’est l’évidence, et en ce sens je suis un peu comme ces enfants qui jouent et qui crient en bas. J’espère parfois comme une midinette que Thomas va revenir et aimer cet enfant qui n’est pas le sien et dont il n’a pas voulu, j’espère qu’il va l’accepter puisque les circonstances le lui auront imposé – et pour que cela se sache, il faudrait que je me montre, qu’Anne-Lou devine, qu’elle transmette… Parfois je me dis que je devrais avoir le courage de téléphoner à Thomas. Mais moi non plus, je ne veux  pas empiéter sur sa liberté, et puis j’ai peur qu’il ait pitié, qu’il me méprise. Le mieux serait que nous nous oubliions. Mais je n’y arrive pas et je le soupçonne d’y parvenir.

Je n’ai pas voulu que nous restions bons amis, comme on dit. Il y a plusieurs manières de rompre: on peut laisser le temps espacer les rencontres, on peut faire une scène, on peut avoir une discussion plus ou moins calme, plus ou moins sereine, on peut rester en contact, que sais-je encore? Moi j’ai cassé net. Un soir. J’ai laissé la clef dans la serrure chez Churchill alors que je savais que Thomas allait arriver. Il a sonné à l’entrée comme à l’habitude. Je n’ai pas répondu. Il a dû prendre sa clef, il a ouvert la première porte et a emprunté l’ascenseur. Sa clef n’a pas pu débloquer la serrure de l’appartement. Il a frappé à la porte; je suppose qu’il a dû être inquiet. Il a un peu insisté puis il a essayé de me téléphoner avec son portable. Je lui envoyé un texto. “Je ne veux plus te voir.”

Je m’attendais à ce qu’il discute. Je nous devinais, debout de part et d’autre de la porte blindée, parler haut à mi-voix ou négocier à rafales de textos. Mais rien. Le lendemain, il m’a appelée, m’a demandé si c’était définitif et j’ai dit oui. Il n’a rien fait pour me convaincre, il n’a rien dit pour me retenir. C’était mon choix et il le respectait.

J’ai tout de suite entamé les démarches pour l’insémination artificielle.

Les vieux romans

Anne-Lou passait une nuit d’insomnie comme de plus en plus souvent. La mauvaise conscience, peut-être. Ou l’âge. Ou la fatigue, qui s’accumulait. Ou un début de dépression? Mais elle n’y croyait pas. Elle se demanda si elle n’était pas – déjà – en train de traverser une CMV, une crise de milieu de vie, comme lui avait dit une collègue de la fac d’histoire apparemment branchée sur la psycho. Il est vrai que l’exemple de sa mère démontrait que les interrogations existentielles étaient précoces, dans sa famille. Il était vrai aussi que la chance et son envie de réussir l’avaient propulsée bien vite vers le statut de professeur ordinaire, comme on disait à l’ULB, dix ans à quinze ans avant la moyenne statistique. Il lui semblait que la suite de son destin était linéaire et déjà tracé. En somme, il ne lui restait plus qu’à mourir, et c’était peut-être cela qui la tenait éveillée?

Elle se retourna vers Alexandre, qui dormait paisiblement. L’envie lui prit de toucher ses cheveux, mais elle eut peur de le réveiller. Elle observa ce corps qu’elle trouvait toujours beau – grand, large, plat – et ce visage juvénile qui lui fit penser: “Un grand gamin qui joue encore à la balle!”.

Pourquoi en avait-elle moins envie, désormais? Il en avait été de leur entente sexuelle comme du reste. L’expression cela va sans dire leur était parfaitement appropriée. Au fond – au fond! – ils parlaient peu. Alexandre était un spécialiste des évidences silencieuses. Il lui avait dit, au début, qu’elle était l’autre moitié de lui-même miraculeusement retrouvée. Anne-Lou savait que le seul domaine dans lequel son compagnon était bavard était le football. Il y avait toujours fait preuve d’une capacité d’analyse doublée d’un vocabulaire étonnant et enrichie de métaphores inattendues. Pour le reste, il parlait, oui, il parlait même volontiers, des choses banales, comme on en lit sur le journal, et oui aussi, il récitait fréquemment des poèmes à ses enfants, comme celui d’Aragon auquel elle venait de penser. De même, il posait peu de questions, non tant par peur d’être indiscret que par conviction d’en connaître les réponses. Inutile, donc, de demander à Anne-Lou si elle était heureuse; à ses yeux, pensa-t-elle presque en colère, c’était une évidence.

Cependant, non, elle n’était pas heureuse.

Mais elle, communiquait-elle plus? Elle était spécialiste du XVIIIème siècle et particulièrement de ce qu’en Belgique on appelle la période française, soit un bon quart de siècle entre 1789 et 1815. Quand elle lui parlait de tel ou tel article en préparation, de tel ou tel thème de travail à son séminaire d’histoire moderne, il l’écoutait scrupuleusement et cela ne semblait pas lui peser. Mais si de but en blanc, elle avait dit: “Alexandre, je ne suis pas heureuse!”, il aurait été interloqué, aurait analysé la situation et en aurait conclu, elle en était sûre, que comme il n’y avait strictement aucune raison d’être malheureuse, elle n’était pas malheureuse. Cependant, non, elle n’était pas heureuse. Oh, malheureuse, non plus. Elle ressemblait à sa mère, décidément. Pourtant, elle s’en sentait tellement différente.

Pourquoi ressemblait-elle tant à sa mère ? Anne-Lou avait envie de se lever et de relire la lettre que celle-ci avait écrite à Thomas à peu près au même âge que celui qu’elle avait à présent. Elle se souvenait parfaitement de ce mot écrit en majuscules, le mot tout. Eh oui, elle aussi, elle avait tout, une vie de rêve, une situation intéressante, de l’argent plus qu’en suffisance, un domicile vaste et agréable, une maison à Coxyde, une autre en Bretagne, sans compter la Terre-Adélie à sa disposition, un mari attentif, excellent père de famille, des enfants en bonne santé, intelligents et sympathiques – et même un beau-père qu’elle aimait et un père qu’elle avait fini par trouver moins balourd que ce que sa mère en disait. Il avait été au fond – au fond! – le bouc émissaire idéal. Sa mère n’avait rien à lui reprocher. Elle se rendit compte que sa prétendue lourdeur avait trouvé un équivalent dans ses pensées à l’égard d’Alexandre avec ce reproche de rester bêtement dans le football. Du coup, une bouffée de tendresse la submergea et elle caressa les cheveux de Xan, qui lui sourit dans le sommeil avant de se retourner.

Tout s’était passé si vite, entre eux! Elle avait vu dans le retour de cet amour d’enfance une chance d’effacer les années américaines et toutes les horreurs qui les avaient marquées: un retour en arrière, une remise du compteur à zéro, un nouveau départ. Mais elle n’avait rien oublié et elle s’était tue en profondeur, disant en surface oui à tout, tout de suite, enfant compris, sûre que ce serait bien, que cela la reconstruirait. Cela avait été tel: oui, cela avait été bien et elle avait été reconstruite. C’était probablement très injuste, mais à présent qu’elle l’était, elle attendait la suite et elle avait le sentiment ingrat, profond et terrifiant qu’Alexandre ne pouvait plus rien lui donner.

À six heures du matin, elle sortit définitivement du lit. Lire. Elle avait besoin de lire. Ce qu’elle cherchait, ce n’était pas l’histoire de Thomas Vignol et de Cécilia Maillart, mais celle de M. et Mme Muret, son père myope et sa mère insatisfaite. Elle savait bien que cela ne s’y trouvait pas, ou alors subsidiairement. Il y avait tout de même beaucoup sur Cécilia Maillart. Où étaient les ressemblances? Et comment elle-même aurait-elle par exemple écrit les années américaines? Les siennes et celles de sa mère. Atlanta. Elle en avait gardé une aversion pour le Coca-Cola. Elle n’en voulait pas à la totalité des États-Unis; au contraire, ses recherches sur les liens entre la jeune nation du XVIIIème siècle et la France révolutionnaire, sur Paine en particulier, lui avaient valu la notoriété et la considération de ceux pour qui être le spécialiste d’un point de l’histoire est une forme de noblesse. Elle adorait New York. Mais Atlanta…

Si les blessures restaient béantes parce que tues? Sa mère seule en avait connu une partie. La majeure partie. Elle était morte. Son silence était acquis, désormais et depuis toujours, puisqu’elle avait délibérément menti à Thomas. Non, Xan, s’il avait bien été son premier amour, n’avait pas été son premier amant. Une mère, ça protège ses enfants. Même la sienne, qui les avait tant exposés. Elle avait dû penser que si quelqu’un devait raconter l’histoire d’Anne-Lou, c’était Anne-Lou elle-même. Rien, jamais une allusion. Thomas ne se doutait de rien. Alexandre avait très peu questionné. Oui, il y avait eu quelques petits amis avant lui. Comme lui avait eu quelques aventures. Comme Ulysse sur le chemin d’Ithaque. Fin des confidences. Le passé n’avait plus d’importance. Enfin, si, leur passé à eux, mythologique, avec cette cassure qui n’était pas leur décision mais leur lot. Et le regret qu’elle nourrissait d’avoir romantiquement décidé d’attendre leurs quinze ans pour faire l’amour, mais dont elle ne parlait pas non plus. Ces années-là étaient une parenthèse refermée.

“Écrire fait du bien”, lui avait assuré Sophie. Elle en doutait fortement. Pour elle, l’écriture, c’était trop professionnel. Historienne, elle aimait écrire l’Histoire, mais non son histoire. Elle n’avait pas envie de se justifier. Elle avait peur de souffrir. Elle ne voulait pas revivre cela. Pourtant, elle était en train de commencer à vivre quelque chose qui serait bien pire car l’enjeu n’était plus elle seule, mais tout un monde qui s’était créé. Elle avait honte, au fond. Au fond! Mais en surface tout était lisse.

Anne-Lou et Sophie déjeunaient ensemble presque tous les mardis. Elles disposaient d’un creux de trois heures, ce qui leur laissait, trajets déduits, deux bonnes heures qu’elles mettaient à profit pour bavarder. Anne-Lou pensait que cela ne durerait pas – bientôt, Sophie accoucherait – mais quand elle le fit observer, celle-ci la démentit. “Quelques mois, certes, mais ensuite non, si tu le veux bien. Il sera à la crèche. J’aurai certainement besoin de voir quelqu’un d’autre que Thomas.” Anne-Lou avait beau savoir que le bébé se prénommerait ainsi (“C’est ma petite vengeance”), elle sursautait. “Il y a Carlo, aussi. Je compte demander à ton fils, tout jeune qu’il soit, s’il veut bien être le parrain du bébé, si tu acceptes l’idée de la démarche, bien entendu. C’est peut-être trop lourd?”. Non, elle n’avait pas l’intention de faire baptiser le bébé; Dieu était mort avec son mari et Thomas ne l’avait pas ressuscité.

La conversation dériva. Anne-Lou aimait les vieux livres et farfouillait volontiers dans ces curieuses maisonnettes qui ressemblaient à des abris pour oiseaux. Les gens y déposaient des livres inutiles ou de prenaient ceux qui étaient à disposition. Les romans écrits dans les années 60 ou 70 (du moins en leur début) avaient des auteurs de la génération de ses grands-parents et ils parlaient de jeunes qui étaient nés durant le baby-boom, comme Thomas ou sa propre mère. En général, ces romans, elles ne les trouvaient pas très bons. Bien écrits mais ringards. Elle les lisait tout de même pour essayer de décrypter le passé. “Encore avec un de tes vieux romans oubliés!”, s’exclamait parfois Alexandre. Peut-être essayait-elle de retourner à l’époque où sa mère avait vingt ans pour comprendre non seulement sa vie à elle, mais aussi la sienne.

“On dit toujours comme Mme de Staël que la littérature est l’expression de la société, dit Anne-Lou, mais la société est complexe et la littérature n’en intéresse qu’une petite partie. En plus, ce qui est publié est toujours en retard d’une génération, sauf exceptions qui d’ailleurs rentrent ensuite dans le rang.”  Sophie fit remarquer que dans cette optique, les premières pages du récit de Thomas avaient dû l’intéresser. “Oui mais il ne détaille pas. Pour lui, ce sont des choses sues, il effectue en quelque sorte juste un rappel. C’est pourquoi il est mauvais romancier!”, répliqua Anne-Lou. “Il n’a pas essayé d’écrire un roman, objecta Sophie, mais un récit, même si parfois il se pique au jeu. Son vrai livre, cependant, celui que je lisais dans le Thalys, est bien écrit mais ce n’est pas un roman. Je ne t’ai jamais demandé si tu l’avais lu?”

Elle hocha la tête positivement mais enchaîna: “Cela ne te blesse pas, qu’on parle de Thomas? L’histoire est finie, rangée, indolore?” . Un pauvre sourire accompagna la réponse: “Finie, oui, rangée, presque, indolore, pas encore. On dit toujours stupidement que l’amour est plus fort que tout. L’amour est important, je ne prétends pas le contraire, mais la littérature et tout le bain culturel se focalisent là-dessus et le produit qu’on nous vend est artificiel, excessif, envahissant et provoque un décalage entre l’obligation qu’on ressent, culturelle mais aussi intime, on a aussi l’instinct de reproduction, d’une part, et de l’autre, la réalité des choses. L’amour n’est pas qu’une histoire entre deux personnes! J’ai reproché ça au récit de Thomas, justement, la démonstration par le vide, rien que son tilleul ombreux… C’est à la fois vrai et chiqué, tu comprends? Bien sûr que l’amour est obsessionnel! Mais pas que, pour parler contemporain. Les amants, quand ils sortent de la chambre à coucher, ils sont dans le monde, non?”

“Thomas me manque exactement comme Carlo me manquait aussi, vois-tu, reprit Sophie. Il me manque dans le monde. Comme amant, je peux m’en passer, mais j’aimerais encore être son amie… J’étais amoureuse et j’ai franchi cet océan qui va de l’ami à l’amant, comme le chantait Vassiliu. Ne peut-on pas effectuer la traversée en sens inverse?”. Anne-Lou lui demanda pourquoi ce n’était pas à Thomas qu’elle disait ça. “Mais quoi que je lui dise, pour autant que je le rencontre ou qu’il veuille bien me rencontrer, tout peut être interprété en passant par le prisme de l’amour! Qu’est-ce qui lui prouvera, par exemple, que je suis prête à faire la traversée en sens inverse? En suis-je moi-même absolument sûre? J’ai été plus difficile avec lui que lui avec moi, j’ai plus de choses à me faire pardonner, il peut croire que je lui demande pardon, mais je ne regrette pas d’avoir agi comme je l’ai fait, d’ailleurs c’était ma liberté, comme il le disait! Or je l’ai sacrifié à cette liberté et pas rien que lui, qui a dû en souffrir, mais aussi sa présence à mes côtés… et là c’est moi qui en souffre.”

Somme toute, pensa Anne-Lou en rentrant chez elle à pied, veut-elle une ristourne sur ce prix excessif ou demande-t-elle, peut-être confusément dans son esprit, que je serve de messager?

Pourquoi l’attirait-il tellement ? Au début, Anne-Lou avait été agacée par cette frange trop longue, ce mouvement de la nuque qui la remettait en place, ce visage osseux, ces orbites enfoncées qui rapetissaient les yeux et agrandissaient le nez, ces mains maladroites qui prenaient parfois la succession de la nuque dans le rétablissement de la frange, cette nuque elle-même d’ailleurs, aux cheveux très courts et trop bien rasée; de même avec cette attention permanente à sa vêture, ce goût parfait qui trahissait la sûreté de soi et de ses choix. L’élocution était affectée, bannissant toute trace d’accent et tout belgicisme (même Alexandre en commettait, désormais). Bref il n’avait rien pour lui plaire et il lui plaisait pourtant.

Elle se prit à aimer ce sourire carnassier derrière lequel, elle en était sûre, se cachaient des faiblesses touchantes qu’elle cherchait jusque-là vainement. Elle avait toujours apprécié son intelligence, sa vivacité d’esprit, ses connaissances encyclopédiques et ses articles courts, tranchants, bien écrits. Elle avait assez d’honnêteté intellectuelle et de rigueur scientifique pour faire la part des choses. Il ne fallait pas confondre sympathie personnelle et estime professionnelle.

Il avait l’air de ne prêter aucune attention à elle. Aucune, sinon professionnelle. Il était maître assistant à l’Université de Liège et spécialiste de l’époque autrichienne. C’était aussi un dix-huitémiste, comme elle. Une banque voulait faire publier pour le bicentenaire de la bataille de Waterloo un ouvrage élégant mais rigoureux et si Anne-Lou n’était guère convaincue par la sincérité de la démarche de mécénat, l’ouvrage pouvait être intéressant. En outre, ce travail était bien payé. Elle n’était pas naïve et savait parfaitement que le retour médiatique en serait important.

Ils s’étaient rencontrés au siège de la banque, à Bruxelles, pour en discuter, et à sa vive surprise, il s’était montré flatté qu’on pense à lui pour l’associer à quelqu’un d’aussi brillant qu’une jeune femme comme Anne-Lou Muret dont la réputation et la carrière, avait-il assuré, étaient supérieures à la sienne, et il l’avait fait savoir avec tact. Ils avaient terminé la réunion en fin d’après-midi en prenant un verre ensemble pour discuter librement du projet, étaient passés au tu et convenus de se revoir un peu plus longuement la semaine suivante.

Curieusement, Anne-Lou avait pensé dans un premier temps que ce rapprochement professionnel résoudrait cette vague attirance dont à présent, elle se moquait. Mais bien entendu, à la seconde entrevue, le sourire carnassier et les bonnes manières avaient fait oublier la frange rebelle et l’apparente prétention du collègue, qui s’avérait en tête-à-tête drôle et persifleur. Ou bien, pensa-t-elle, il avait sur lui un contrôle absolu ou bien ce qu’elle avait pris pour de l’affectation, du snobisme peut-être, était tout à fait naturel. Car une certitude: ce n’était pas un masque derrière lequel il se cachait et qu’il abandonnait, le personnage public quitté. La seule différence, c’est qu’il était plus rieur. Et Anne-Lou avait envie de rire. Elle ne riait plus jamais.

Bien sûr aussi Anne-Lou fit preuve de méfiance, tant vis-à-vis de lui que d’elle-même. La ferveur avec laquelle il lui assurait que c’était une chance véritable, ce livre, certainement plus pour lui que pour elle, elle l’examina sous l’angle double de la flatterie ou de la séduction. Elle n’avait pas l’intention non plus de laisser choir le fromage de son bec. Elle ignorait totalement non seulement la vie privée de son collègue mais aussi la manière dont il se comportait avec les femmes. Anne-Lou, comme sa mère, n’était pas spécialement coquette, mais elle n’ignorait pas qu’elle était une belle femme, à la silhouette sportive, avec de longues jambes qu’elle était capable de mettre en valeur, des cheveux à la garçonne et de grands yeux plus sombres que ceux de sa mère mais perçants et rieurs. Elle avait le regard à la fois sévère et bienveillant; c’était un atout dans la gestion de ses cours.

Elle poussa un soupir qui fit sursauter son interlocuteur. Ce qu’il y avait d’agaçant, avec Alexandre, c’est qu’il annonçait immanquablement le moindre retard par un message sur le portable d’Anne-Lou, alors qu’il ne s’inquiétait en apparence jamais de ses retards à elle, bien plus nombreux (ce par quoi sans doute étaient-ils moins inquiétants). Les deux collègues discutaient de la liste des contributeurs à contacter et voilà qu’Anne-Lou recevait un message inutile: le retard d’Alexandre n’aurait aucune conséquence, il arriverait plus qu’à temps pour récupérer les enfants et d’ailleurs, Carlo allait chez Sophie.

Sans savoir pourquoi elle faisait cet aveu qui ne lui était pas demandé, elle expliqua à son collègue qu’elle était agacée par ce message inutile. “C’est la première fois que tu me parles de ta vie de famille”, observa-t-il. Elle haussa les épaules: “J’ai trois enfants. Je vis avec le père de mes enfants”. “Tu dis ça comme si c’était anormal, souligna-t-il. Personnellement, je suis célibataire”. “Tu dis ça comme si c’était une particularité”, lui renvoya-t-elle. Il sourit: “Cela n’a pas toujours été le cas”. Elle lui demanda son âge: trente et un ans. “Je suis nettement plus âgée que toi: j’en ai trente-cinq, déjà. Mais revenons à notre liste.”

En rentrant, Anne-Lou, toujours agacée, décida de passer chez son père, qui habitait toujours la maison dans le haut de la rue Basse, comme il disait, son ancien domicile conjugal. Elle essaya de le questionner sur la vie quand il était jeune. Il commença par ne dire que des banalités et Anne-Lou se reprocha de penser comme sa mère: il était lourd, parfois. “Papa, dit-elle, ce n’est pas ça que je te demande. Je suis historienne et je sais que les époques changent. Ce que tu me dis, c’est très bien mais ce que je veux savoir, c’est ce que tu penses toi maintenant, avec le recul, de tes vingt ans et du monde en ce temps-là. Et n’essaie pas de me faire plaisir! Ton propre jugement. Pas des généralités.”

Jean-Paul Muret prit le temps de réfléchir. “Mon propre jugement… sur ma génération… Je ne suis pas le mieux placé pour ça. Je suis ingénieur, moi, pas historien, mais évidemment, je me souviens très bien de certaines choses! J’ai été très surpris, tu sais, par 68. Je n’étais pas pour, je suis assez conventionnel, mais aujourd’hui je pense qu’ils avaient raison et que je n’avais rien compris. On a mis tous les jeunes dans le même sac juste après, même ceux qui n’avaient rien fait, tu comprends? Petit à petit j’ai pris conscience de ça. Il y avait une fêlure mais ça m’arrangeait aussi de faire semblant de ne pas la voir… J’ai toujours eu peur, à cause de ça, de ce décalage entre ce qui se passait, ma première réaction et ensuite, quand j’avais réfléchi… C’est pour ça, avec ta mère, que ça ne pouvait pas marcher… Je… Elle allait trop vite, je finissais par comprendre ce qu’elle voulait dire mais c’était toujours trop tard! Si tu savais comme je m’en voulais? Il y a une chanson de Souchon qui dit quelque chose comme ça, moi je me sentais vieillot, propriétaire d’elle, malheureux comme tout… Ou fidèle? Ou les deux? Ben c’était moi, ça. Je me demandais ce que ce volcan pouvait bien foutre dans mon propre paysage calme et plat comme la campagne flamande!”

Il soupira. “Mais pourquoi je te dis ça, moi? Oui, j’ai été en décalage et c’est une affaire de génération aussi, j’aurais été mieux une génération plus tôt. En même temps je sais bien que non seulement ce n’est pas possible mais que cette génération d’avant, elle avait plein de défauts!… Vingt ans! Moi c’était en 1964. J’étais en deuxième candi Polytech. En fait je ne jugeais pas le monde. J’avais des idées simples mais aussi l’envie de tout découvrir, hein! Comme tout le monde à vingt ans sauf qu’aujourd’hui c’est plus tôt… Tu sais, à l’époque, l’amour, tout ça… En rhéto on nous avait montré un film sur les maladies vénériennes comme pour nous dégoûter. Un peu comme ces annonces sur les paquets de cigarettes aujourd’hui: l’amour tue, l’amour pue. Mais on ne pensait qu’à ça. En même temps on ne pouvait rien faire et il fallait l’avoir fait, nous les garçons! Attends, je parle, je parle et je t’ennuie peut-être…” 

Anne-Lou démentit: “Papa, tu me livres exactement ce que je voulais: le fond de ta pensée. Bien sûr que tu ne m’ennuies pas!” Elle avait envie d’embrasser le vieil homme sur ses beaux cheveux blancs soigneusement coiffés en arrière.

“J’ennuyais bien ta mère, dit-il encore, et tu lui ressembles tellement… Je ne suis pas un type brillant, comme elle et toi, ne proteste pas, j’étais un bon ingénieur, je ne suis pas stupide, mais je n’ai pas votre brio, c’est comme ça. Par rapport à ta mère, j’avais l’air d’un snul, comme on dit ici. Alors j’ai joué au snul.”

Anne-Lou s’entendit proposer un apéritif. Chez son père, c’était le seul endroit où elle buvait du vermouth. Il ajouta: “Ta mère, je ne peux même pas la critiquer. Tu devrais dire à ton mari qu’il ne joue pas au snul, lui aussi, tout français qu’il est…” Il leva son verre et trinqua. “Tu sais, aujourd’hui, avec Évelyne, je me demande à quoi ça rime, tout ça… Dès comme elle, j’en avais rencontré deux ou trois avant ta mère. Pourquoi n’en ai-je pas épousé l’une ou l’autre, je n’ai jamais su, et quand ta mère est partie, je me suis dit plus jamais, mais à présent, tu vois, je me dis que j’ai été bien sot de ne pas me remarier… J’ai appris à faire la cuisine et même quand je vais chez elle, c’est toujours moi le chef! Mais uniquement à la cuisine, hein! Tu sais que ça fait douze ans, déjà?” Il prononçait Evlinne à la bruxelloise. C’était une vieille dame du même âge que son père. Elle avait la particularité d’avoir été agent de police. Veuve jeune, elle avait une fille qui devait être un peu plus âgée qu’Anne-Lou ou qu’Alexandre, elle-même mariée et mère de famille, mais elle vivait à Montréal. Anne-Lou aimait bien Evlinne; son côté guindé et gentil allait parfaitement à son père. Elle devina que son père essayait de lui dire qu’il allait l’épouser. “Je vous souhaite bien du bonheur, Papa! Et la noce est pour…?” Il répondit: “Ah, t’as deviné? Pour mes septante ans.” Elle expédia un texto à Alexandre pour l’avertir qu’elle dînerait avec son père, le priant de s’occuper des enfants. Il répondit aussitôt que leur repas était déjà prêt, ce qui l’irrita encore un peu plus. Mais même injuste, Anne-Lou avait le sens de l’ironie et en rentrant chez elle, elle se résuma ainsi la situation: mon père va se remarier, il a toujours cru à la pérennité des sentiments, et pendant ce temps-là, moi sa fille, je m’interroge sur le désir, sur l’amour, sur le couple, sur l’évanescence, sur les souvenirs, les secrets et les mensonges; je suis plus loin que lui, il achève de se reconstruire par un couple, et moi, je me suis reconstruite par un couple dont je crains qu’il s’achève et que je suis prête, en quelque sorte, à achever!

À son arrivée, Alexandre était vissé devant son ordinateur. Un laconique: “Je travaille encore un peu” avait répondu à l’annonce de son coucher. Elle s’était installée au lit, les deux livres à portée de main. Un texto illumina son écran. C’était son collègue. Je t’envoie par mail un premier jet sur le congrès de Vienne mais tard cette nuit. Biz. La pensée désagréable que pendant qu’Alexandre tapait quelque programme d’entraînement, d’autres travaillaient sérieusement lui vint et avec elle, la question de savoir si oui ou non, Alexandre était un snul, comme disait son père. OK. Je lis au lit. J’attends ton texte. S’il arrive vite… Biz. En attendant, la vie continuait. À la fin de la semaine, sa belle-mère débarquait pour quelques jours. On entendrait beaucoup parler italien, langue qu’Anne-Lou maîtrisait mal, à l’inverse d’Alexandre, qui l’avait apprise aux enfants (en suivant les principes de son grand-père: deux jours par semaine, il ne parlait qu’en italien).

Contrordre. Je ne t’envoie rien aujourd’hui. Autre chose à faire. Anne-Lou, furieuse, regarda son portable comme s’il était responsable de ce contretemps. Belliqueuse, elle sortit du lit en découdre avec ce traînard d’Alexandre. Mais Anne-Lou n’aimait pas l’injustice. Elle s’était radoucie en entrant dans le bureau de son compagnon, pieds nus et silencieuse. Il ne l’entendit pas approcher et sursauta, rabattant avec empressement l’écran de son ordinateur. Il déclara en avoir assez fait pour ce soir: “J’essaie d’avoir fini ceci avant l’arrivée de Maman”. Mais ceci, c’était quoi? Elle n’était pas la seule à vivre entourée de mystères. “Xan, tu pourras prendre ton ordinateur et aller travailler dans mon bureau, si tu veux. Ou alors dans le salon. Ou en haut.” Il lui sourit gentiment. Elle eut envie de lui, le prit par la main et l’attira vers leur chambre. Tout n’était pas toujours compliqué.

Anne-Lou l’apprit dans la suite immédiate, ce à quoi Alexandre s’attelait était un petit manuel de football destiné aux enfants. Il le lui montrerait quand ce serait fini. “Je ne veux pas t’embêter avec ce truc. Je sais bien que tu écris des choses bien plus importantes.” Elle s’était entendu dire: “Xan, ta vie m’intéresse, ne crois pas le contraire” et il lui avait caressé le nez en souriant d’une manière incrédule mais tendre. Elle avait eu le sentiment fugace qu’elle le traitait comme un enfant – exactement comme elle l’avait fait avec son père et ses confidences. Du coup, elle pensa à Thomas et à Sophie.

Que pouvait-il bien se passer? L’éventail des possibles était large. Rien. Il pouvait ne rien se passer. Thomas n’avait pas envie d’entendre parler de Sophie et de son enfant et refuser tout contact, avec la même fermeté que celle manifestée par Sophie en lui fermant sa porte. Thomas pouvait aussi accepter des contacts lointains comme ceux qu’il avait avec son propre père, petits-enfants communs obligeant. Thomas, ayant déjà démontré antérieurement sa capacité aux valses-hésitations, aux allers et retours, aux ruptures et aux retrouvailles, bref à la fameuse traversée de cet océan qui va de l’ami à l’amant dans les deux sens, pouvait accéder à la requête sous-entendue de Sophie. Mais il pouvait à l’inverse estimer aussi qu’elle essayait malgré tout de lui faire remplir un rôle paternel dont il ne voulait pas et se retirer aussitôt avancé. Ou retourner dans le lit de Sophie. Souvent ou à peine.

L’avenir! On demandait aux historiens d’éclairer le passé dans l’objectif de déterminer l’avenir. Le devoir de mémoire. Plus jamais ça. Mais les horreurs présentes, qui les avaient prévues sous leur forme? Personne. Les causes de la guerre de quatorze, dont on rebattait les oreilles en cette année de centenaire! Anne-Lou, cela la faisait rigoler doucement. Facile, a posteriori, de déterminer les causes. Bien sûr qu’elle avait eu des causes, la guerre de 14-18, mais surtout des conséquences! Qui était-elle pour se lever et dire: attention, les causes sont réunies, la guerre va éclater! ou pour pronostiquer ce qu’ils seraient tous dans six mois, dans un an, dans dix ans? Dans un siècle, certes, ils seraient tous morts, morts comme tous les poilus de 14-18, et encore! Les petits-enfants de Carlo seraient dans la force de l’âge…

Et elle-même? Elle-même qui vacillait sans que personne ne le perçoive? Imaginons qu’elle couche avec son Liégeois. Que se passerait-il? Là aussi, quel éventail! Rien. Cela passerait inaperçu. Une parenthèse qu’elle cacherait ensuite comme son passé américain, cette première fois où elle ne voulait pas et qui l’avait dégoûtée, cette nymphomanie paradoxale et sans plaisir pour diluer l’acte subi, l’essai de la drogue ensuite et l’inattendue patience de sa mère pour l’en sortir. Elle quitterait Alexandre, peut-être. Que deviendraient les autres alentour? Alexandre? Les enfants? Thomas? Démasquée, imaginons qu’elle veuille cependant rester avec Alexandre. Celui-ci lui pardonnerait ou non. La barrière de la fidélité ayant sauté, y aurait-il de sa part à lui et se sa part à elle de nouvelles règles, de nouveaux comportements?

“J’en reviens à mes vieux romans!”, s’amusa-t-elle en observant que le doigt du tireur dans L’Ironie du sort ou la bétaillère de Boby Lapointe dans Les Choses de la vie avaient le même effet que l’absence de la clef dans la serrure à Coxyde un fameux 21 juillet…

Pour l’historienne qu’était Anne-Lou, sa conclusion était simple: le roman, au fond, était un modèle mathématique comme en science pure, le gaz parfait; une clef de simplification, une grille qui donnait du sens. En réalité, dans la vie, il se passait très peu d’événements marquants – trop peu pour en faire un roman. L’une des tentations contemporaines pour masquer ce vide était de tout décrire avec une profusion fluviale faisant penser à la musique de Glass, de Reich ou de Ligeti. Elle aimait beaucoup cette musique, alors qu’Alexandre préférait l’opéra italien. C’était peut-être très révélateur. Elle aussi, par dépit ou par pitié, allait-elle franchir cet océan qui va de l’ami à l’amant? Elle ne savait pas. Mais l’instant même du réveil, elle rêvait d’un monde parfait où rien ne s’insinuerait dans tout, où tout serait bien séparé, et où elle serait seule dans un lit à jouir avec son Liégeois sans autre conséquence qu’un après-midi de bonheur comme elle avait aimé la nuit tendre qu’elle venait de vivre.

La première chose qu’elle fit à cette pensée fut de taper son nom dans Google. Croire que l’on pouvait cacher quoi que ce soit, dans ce monde où tout était épié pour l’idéologie ou pour le commerce…

Sa crise de bovarysme ne dura pas. Emma Bovary jouissait-elle avec son mari comme avec ses amants? Intéressant débat, mais il était plus que temps de filer donner cours. Elle comprit qu’elle ne connaîtrait jamais la fin de l’histoire avant qu’elle se soit produite, qu’elle n’était maîtresse que d’une partie de son destin parce qu’il était comme tous les autres, partagé, et qu’au fond, elle se fichait bien de savoir ce qu’avait vécu Thomas sur la passerelle. Elle pensa que le roman de sa vie ne vaudrait peut-être pas le coup d’être lu mais que sa vie vaudrait sûrement le coup d’être vécue – et de toute façon, elle arrêta d’y réfléchir car elle était arrivée dans l’amphi où elle allait donner cours.

“Nous allons parler aujourd’hui du congrès de Vienne. Je ne suis pas sûre que ce fichu micro fonctionne correctement… Est-ce qu’on m’entend, dans le fond de l’auditoire?”