L’attente (chapitre 14)

Un moment je suis assis dans la petite salle qui jouxte le prétoire. Comme depuis tant et tant de temps d’immobilité, comme si j’étais la goutte d’eau charriée par le fleuve, comme la pierre qui regarde l’étoile, j’attends. Cela fait déjà presque deux ans que j’attends – on peut parler de patience mais en réalité, rien de cela dans mon attente : j’attends dans un monde où le temps n’a pas le même sens qu’ailleurs, mais il n’y a rien de celle du sage dans mon attitude. J’attends parce qu’il n’y a rien d’autre que je puisse faire, j’attends comme je respire.

Au début, j’y crois encore. Je dis mon fait, je détaille mes pensées. Je parle de donner un sens à la mort de Camille, je parle du fleuve, de la vallée, de ces gens, qui vivent là depuis toujours et qu’on méprise. Et sur lesquels on se méprend.

Je serais parfois intarissable si la clique de l’instruction ne me coupait sans cesse la parole, orientant sans cesse mes déclarations dans le sens qui lui convient. Alors j’opine ou je me tais. À quoi bon ?

Et d’ailleurs, c’est vrai : je suis incompréhensible. Mes pensées s’entrechoquent, on me donne la parole et c’est comme toujours mauvais, décousu. Je parle mal, ou à côté, je ne suis pas stratégique. J’ai l’impression que mon avocat est effondré, il me lance des œillades, pose sa main sur mon avant-bras, temporise.

C’est qu’on a des choses à me faire dire : je suis le monstre, le révolutionnaire, l’incivique. Faut-il une âme noire pour traverser une onde médiévale, grimper au créneau et égorger toute une garnison ? Moi, je suis pire qu’un écorcheur. Ma dague ensanglantée a éviscéré tout un département et, terroriste sans remords, je tergiverse, je biaise, je maquille, je regimbe. J’ai pourtant tué le plus vieux fleuve du monde.

Un moment je vous emmerde. Pensez ce que vous voulez.

Par exemple qu’on me réveille dans un bruit de serrure, que trois silhouettes s’encadrent dans la porte, qu’un ratichon s’avance avec un air compassé, que mon avocat bredouille quelque encouragement. Et qu’enfin j’abdique dans un mouvement d’épaules qui tombent, pour hâter le supplice. Allons, qu’on m’éclaircisse la nuque ! qu’on m’échancre le col et qu’on me coupe la tête !

Qu’on fasse vite : je n’en peux plus d’attendre.

Un moment je voudrais tous les voir crever.