Premier interlude : le dit du lion

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Vivre à genoux ! Attendre une mort que je ne verrais pas venir comme un monarque le devrait : voilà mon sort. On m’a crevé les yeux et dans la main, je mange. Toujours apercevant la dune, mes défunts yeux sont cloués sur l’infortune. Lorsque tapi dans l’ombre, le dieu Râ m’en débusque, je baille tel qu’au Darha où paressait naguère ma tribu. J’en suis l’ultime : après moi qui aura le regret de ce qu’il est advenu ?

Moi, crinière noire sur un pelage d’or, j’allais partout du pas du souverain et j’arpentais ce territoire désormais soumis, libre, d’apparence serein. Tant les chacals que les hyènes brunes, farouches, m’abandonnaient la dune et se courbaient comme des scélérats. J’étais le roi des bords du Mekarra ! Grandeur ! Prestige ! Que suis-je devenu ? A-t-on encore, parfois, à Mascara, le regret de ce qu’il est advenu ?

Je suis le plus dangereux des trésors. Qui est aveugle, geôlier inhumain, pour lequel convivre est un effort sans cesse et toujours remis à demain ? Il tient son pouvoir d’inopportunes tueries : sait-il que nous fîmes sur la dune le serment de venger ceux du Darha ? Et que bientôt le sort s’inversera ? A-t-il visité ce temple inconnu ? C’est peut-être qu’enfin lui paraîtra le regret de ce qu’il est advenu.

Écoute un peu, facétieux sans remords, écoute ! Entends la voix des félins affalés dessous les sycomores ! En respire-t-il les cruels parfums ? La mer, le vent, la montagne et la dune, il en sera privé et ainsi qu’un crapaud séché dans l’oued au Sahara, le souffle du désert le balayera : il repartira d’où il est venu. Et tu n’auras pas quand il s’en ira le regret de ce qu’il est advenu !

Je suis lion, suis-je beau, suis-je fort ? Je cours après ma queue dans le jardin du maître. Sombre et fier matamore, je le hais sans rugir, espérant qu’un beau jour, quand sera libre la dune, c’en sera fini de notre infortune. Et c’est seulement ce jour qui sera le jour de la revanche pour Darha ! Je meurs avant ce bonheur survenu mais ce jour-là, enfin, il concevra le regret de ce qu’il est advenu.

Mektoub, qui fais le maigre et le gras, pour tes fidèles si tu n’es pas ingrat, accomplis l’œuvre du destin cornu. Moi je suis mort : rien ne supplantera le regret de ce qu’il est advenu.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (5/5)

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Cinquième épisode

Fin de partie pour Delétang

À son timbre de voix, Delétang avait compris l’agacement de son supérieur mais il ne voulait pas lâcher le morceau. Il y avait quelque chose qui clochait dans toute cette histoire. Assis au café français, qui était situé juste à côté du palais de la Djenina où ils avaient leurs bureaux, les deux hommes discutaient déjà depuis plus d’une heure, face à une limonade.

« Donc vous êtes d’accord, monsieur l’inspecteur, que le crime n’a pas pu être commis à l’endroit où le corps a été trouvé ?
– C’est une possibilité, en effet, mais cela ne prouve rien. Ce n’est pas parce que ce Maure nie qu’il dit la vérité. Ces gens-là ont le mensonge chevillé au corps. Je les connais, voyez-vous, je suis ici depuis presque quinze ans…
– Bon, bon, supposons donc qu’il soit notre coupable. Il a donc dû perpétrer son crime pour une raison particulière, puisque ce n’est pas un crime de rôdeur…
– La raison n’est pas compliquée à trouver ! Cette maudite race nous déteste. Vous savez combien les Arabes égorgent de Français sur une seule année ? Vous en avez une idée ? Dites le plus grand chiffre qui vous passe par la tête, multipliez-le par trois et vous serez encore loin de la réalité !
– Ce n’est pas cela que je voulais dire, monsieur l’inspecteur. Mettons que notre homme a été égorgé par haine des Français, eh bien il manque quelque chose à la présentation, alors…
– Il manque quelque chose ?
– Mais vous savez, enfin, euh… (Delétang faisait des gestes en direction de son bas-ventre). D’ordinaire ils coupent aussi le euh… enfin, le sguègue comme ils disent.
– Le sguègue ?
– Oui, vous voyez, le membre et les parties… C’est de l’arabe dialectal. Et ils fourrent ça dans la bouche ou la blessure, enfin…
– Cela suffit Delétang, votre obstination vous perd !
– C’est que je ne vous ai pas tout dit, monsieur l’Inspecteur…
– Vous ne m’avez pas tout dit, allons bon, quoi d’autre encore ? »

Et Delétang de révéler à Roche l’existence des marionnettes. Et de lui expliquer qu’il s’agissait du Garagouz et de ses acolytes, des personnages satiriques dont les indigènes étaient friands. Et Le gars devait être allé déterrer les marionnettes pour faire un spectacle. Et comme c’était rigoureusement interdit, il n’avait pas voulu…

« Cela suffit, dit Roche, je suis excédé. Écoutez Delétang, je vais faire un marché avec vous : nous allons sur place, si vos gargouilles ou je ne sais quoi se trouvent bien à l’endroit que vous m’indiquez, j’accepterai de reprendre l’enquête. Dans le cas contraire, vous me foutez définitivement la paix avec cette histoire dont je ne veux plus entendre parler, c’est bien d’accord ?
– C’est d’accord, monsieur l’Inspecteur, allons-y. »

Les deux hommes payèrent leurs consommations et se mirent en route. Mais au grand dépit de Delétang, ils ne trouvèrent plus rien.

« Mais vous voyez bien, monsieur l’Inspecteur, il y avait bien quelque chose d’enterré ici ! hoqueta-t-il.
– Il suffit ! Une parole est une parole, monsieur Delétang. L’affaire est close. Je vous prierai de ne plus m’importuner à ce sujet. Si vous avez encore quelque chose à dire, référez-en directement à monsieur le Procureur-général. Il sera certainement très intéressé par vos histoires bouffonnes, et vous prendrez le premier vapeur pour Toulon. Ou alors on vous enverra au bled, il y a des tas d’affaires d’égorgement à élucider là-bas… »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (4/5)

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Quatrième épisode

Un crime de rôdeur

Les deux porteurs posèrent le cadavre dans le drap, à la manière d’un hamac et emportèrent l’homme jusqu’au poste de garde, à quelques centaines de mètres, escortés par les deux soldats. Roche et Delétang les suivaient, quelques pas en arrière. « Cela me semble très clair, dit Roche, Dorion se trouvait là pour une raison inconnue et a été surpris par un rôdeur, qui l’a égorgé sur place…
– Sauf votre respect, cela ne me semble pas possible, monsieur l’inspecteur, vous n’avez pas remarqué un détail ?
– Allons bon, vous allez recommencer ? Et quel détail aurais-je dû remarquer ?
– Il n’y a pas de sang, monsieur l’inspecteur, pas de sang ! Pas de sang non plus sur les vêtements Or le corps humain contient, pour un individu de cette corpulence, une quantité équivalente à cinq litres. Et quand on sait que la tête est la partie du corps dans laquelle la pression artér…
– Ça suffit, Delétang, arrêtez tout de suite, je n’ai pas besoin de leçon. On lui a fait son affaire et on l’a amené là, voilà tout !
– Mais cela devrait suffire à exclure le crime d’un rôdeur. Vous comprenez, monsieur l’Inspecteur, qu’avec l’état de rigidité cadavérique, il est compliqué pour un homme seul de manipuler un cadavre…
-Je vous fais aimablement remarquer, monsieur Delétang, que notre homme n’était pas raide.
– C’est ce que je veux dire, monsieur l’Inspecteur. Quand on sait que cette manifestation de la morbidité disparaît dans un laps de temps compris entre 36 et 48 heures et que notre homme ne sentait pas la charogne ni qu’il était attaqué par les vers, j’en conclus qu’il a été tué, vidé de son sang, placé au frais durant quelque temps et seulement disposé à cet endroit durant cette nuit. Cela exclut définitivement l’hypothèse d’un crime de rôdeur.
– Écoutez monsieur Delétang, j’en ai soupé de vos supputations, cela ne repose sur rien de précis. Gardez-les donc pour vous. Nous arrivons. Nous allons interroger le suspect, je gage que nous tenons là notre assassin. Il ne nous reste plus qu’à trouver le mobile du crime. »

Les deux policiers pénétrèrent dans le poste de garde. Un lieutenant était occupé à discuter avec un homme vêtu à l’occidentale mais d’apparence indigène, un juif probablement.

« Je vous présente Monsieur Zafrani, dit le capitaine, il a été prévenu de l’arrestation du suspect et il s’est spontanément proposé pour nous aider à effectuer l’interrogatoire. Il semble que notre homme ne baragouine que quelques mots de français. Suivez-moi, nous l’avons mis dans la cellule. »

Les quatre hommes entrèrent à la queue-leu-leu dans la petite pièce. L’Arabe était accroupi sur le bat-flanc, une jambe relevée, dans la posture caractéristique que les indigènes adoptaient quand ils sont au café. Il faisait tourner son chapelet d’une main distraite et semblait totalement décontracté. Zafrani se toucha le cœur et entama le dialogue. L’Arabe ne répondait pas ou peu, par des petits hochements de tête fatalistes et de brefs sons gutturaux. Roche dit « ce n’est pas le moment de faire des salamalecs » ce qui fit soupirer Zafrani. L’homme se mit alors à parler très vite, sur un ton qui trahissait l’impatience et la colère.

« Ce n’est pas votre homme, dit-il, il jure sur le Coran. Je le connais, c’est un honnête homme, respecté de tous. Il dit qu’il a vu le corps et qu’il nous a prévenu, car il avait vu des soldats et qu’il ne voulait pas être accusé. Il dit que s’il avait su, il aurait continué son chemin.
– Demandez-lui ce qu’il faisait là, alors »

La discussion reprit.

« Il dit qu’il ne peut pas le dire, qu’il a fait une promesse sur son honneur. Il ne dira rien, monsieur l’inspecteur, mais il jure sur le Coran que ce n’est pas lui. Je crois qu’on peut lui faire confiance, c’est un honnête homme, je le connais.
– C’est un peu facile, conclut Roche. On refuse de parler et on est innocent… Bon, on va l’emmener à la Djenina. Quelques heures dans une vraie cellule vont peut-être lui délier la langue… »

La suite demain, dans un nouvel épisode.