Chapitre onze : Entre deux feux (1/5)

premier épisode

Dans la nouvelle cuisine

Dans les jours qui suivirent, le zouave Payeulle se montra d’une discrétion bienvenue. Lorsque le jeune cuisinier s’était enfin résigné à pénétrer dans la cuisine de l’hôtel (ce que Flanchet n’avait jamais toléré) le soldat était resté à la porte, laissant seul à Dubois la surprise de la découverte. Quelques heures plus tard, Dubois et Joseph avaient quitté le Grand Hôtel pour aller faire des commissions à la Marine. Claudiquant du fait de sa blessure, Payeulle avait suivi à une dizaine de mètres, sans jamais accentuer sa surveillance. Au fil des jours, Dubois avait fini par s’accoutumer à cette présence discrète, qu’il ne perdait cependant jamais tout à fait de l’œil.

Dubois avait souvent aperçut Dejazet discuter quelques instants avec le zouave. Le directeur lui tapait sur l’épaule, lui faisait porter à boire, l’invitait à la table des ouvriers. Plein de prévenances, il lui avait aussi fait amener un siège, pour soulager sa jambe douloureuse durant ses heures de garde. Depuis, Payeulle restait assis des heures, presque somnolant, ne se levant précipitamment que lorsque l’inspecteur Roche et son second Delétang, expressément mandatés par Monsieur de Saint-Maur, venaient aux nouvelles (c’était le jeune Joseph qui avait pour mission de prévenir le soldat). Dejazet avait raison : il n’y avait rien à craindre d’un tel gardien, plus surveillé que surveillant. Dubois allait et venait à sa guise : il en venait presque à trouver le vieux soldat sympathique.

La cuisine du Grand Hôtel de France était d’une modernité sans pareille. Dubois disposait d’un matériel digne des plus grands restaurants de la capitale. Il s’en émerveillait constamment. Flanchet était peut-être un imposteur – un ivrogne pour le moins – mais il avait fait acheter le meilleur matériel. En plus de la rôtissoire et du potager, le cuisinier disposait d’un fourneau en fonte, merveille de technologie et de nouveauté. Quant aux ustensiles, il n’en manquait pas un : les louches et les écumoires en bronze pendaient à côté des marmites et des poêlons, toute cette dinanderie pendue à une barre qui redoublait la structure de la cheminée. Dubois passait des heures à contempler son matériel, rêvant de banquets fastueux. Oubliées les réticences qui l’avaient poussé à refuser le poste ! La Grand Hôtel de France était une chance qu’il fallait saisir, il n’avait rien à perdre.

Les premiers jours, comme il avait encore peur d’abîmer le matériel, Dubois avait ramené ses marmites et son trépied. Il les avait installés au milieu-même de la cuisine. Puis, petit à petit, il avait allumé l’un ou l’autre âtre, essayé un couteau… Tout fonctionnait à merveille ! Il remisa alors son appareillage de cantine et prit définitivement le contrôle de son royaume. Finie la tambouille ! les ouvriers du chantier virent leur ordinaire s’améliorer de manière inattendue.

Depuis le début des grosses chaleurs, ceux-ci commençaient le travail vers six heures et demi, s’arrêtaient vers dix heures pour une courte pause et reprenaient jusqu’à l’heure du déjeuner, qui marquait le début des heures creuses. Ils ne reprenaient le travail que vers 17 heures. D’ordinaire dans l’intervalle, accablés par une vinasse bue trop vite, une collation lourde et copieuse, les ouvriers quittaient rapidement la tablée et allaient faire la sieste dans un coin ombragé. Mais depuis que Dubois était aux petits oignons, les plus gourmets d’entre eux restaient volontiers dans la salle de restaurant. Ils y refaisaient le monde, égayés par la bonne chère. Dubois, aux anges, s’asseyait avec eux. Il les écoutait discourir durant des heures, tentant de saisir dans leurs confidences la marque de leurs goûts, pour s’y adapter au repas suivant. « Tu va me les gâter » avait dit Dejazet « on perd un temps précieux avec ces agapes ». Dubois lui avait répondu qu’il avait besoin d’un public pour maîtriser ses outils et élaborer ses recettes. De surcroît, il professait que des ventres pleins et satisfaits mettaient plus d’ardeur à la tâche.

Dejazet avait bien été obligé d’approuver. Depuis que Dubois s’était mis à la gastronomie, les ouvriers travaillaient vite et bien. Ce que Dubois lui coûtait en victuailles était récupéré en heures de travail. Des ouvriers mahonnais et italiens se présentaient à l’embauche. « On va finir par y arriver, disait Dejazet à Dubois, on va finir par y arriver ».

Chapitre onze : Entre deux feux (0/5)

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De Constance Dubois à son frère Hippolyte à Alger

Le 3 juillet 1849,

Mon cher frère,

J’ai bien reçu ta lettre. Dorénavant; nous attendons de tes nouvelles, père et moi, tout au long de la semaine. Lorsqu’elles nous arrivent, nous abandonnons sitôt nos occupations pour les lire ensemble. Quel soulagement de te savoir bien portant et occupé ! Quel bonheur de te lire !

Nous rentrons à peine de Paris, où nous sommes allés en chemin de fer. J’étais vraiment enthousiaste de découvrir cette nouveauté et cela seul aurait suffi à mon bonheur. Cependant, en plus de ce premier cadeau d’anniversaire, père m’a fait la surprise de me permettre de l’accompagner à l’exposition nationale des produits de l’industrie agricole et manufacturière, qui se tient jusqu’au 30 juillet aux Champs-Élysées. J’avais mis ma plus belle robe pour l’occasion et n’était la chaleur qui m’oppressait un peu, j’ai passé le plus agréable moment à déambuler au milieu de la foule des exposants ; quant à père, il n’avait comme d’habitude d’yeux que pour les nouveautés !

Le soir, nous dînâmes à l’escargot Montorgueil, dans le quartier des Halles. Comme tu t’en doutes, je n’ai pas pu résister à ce délice. Père à quant à lui opté pour les cuisses de grenouilles qu’il affectionne toujours autant. J’ai compris au fil du repas que notre présence était attendue, car le tenancier s’est joint à nous pour discuter des livraisons de produits frais que nous pourrions lui faire, grâce au chemin de fer. C’est ainsi que j’ai appris que père a décidé de convertir un des viviers du domaine pour la production de grenouilles.

Depuis mon dernier séjour à Paris, j’ai l’impression que la capitale a doublé de superficie et que de nouveaux immeubles se sont construits partout. Dans le quartier des Halles, on projette de tout mettre à bas pour édifier de nouveaux bâtiments, mieux adaptés à l’exposition des denrées. Il est vrai que l’épidémie que nous avons traversée l’an passé a mis en lumière l’impérieuse nécessité de l’hygiène ; c’est bien simple : on ne parle plus que de cela, à croire que les problèmes politiques de ces derniers temps n’ont jamais existé.

À ce propos, père avait placé beaucoup d’espoir dans les lois d’amnistie. Hélas, comme tu le sais sans doute, les deux propositions ont été repoussées (non sans avoir provoqué de vifs débats à l’Assemblée) et une amnistie générale n’est par conséquent plus envisageable. Sans doute pour éviter que je me fasse des illusions, Père ne m’avait rien dit de cela mais j’en avais pris connaissance par les gazettes qu’il laisse traîner dans son bureau. Il m’a surpris en pleurs et m’a consolé en me disant qu’il avait « d’autres fers au feu » et que ton retour n’était maintenant plus qu’une affaire de mois. Il n’a pas voulu m’en dire plus mais je ne peux résister à l’envie de t’en informer. Je suis si heureuse de cette perspective !

Je te laisse ici car mon cours de musique a été déplacé en ce début d’après-midi et j’entends que mon professeur attend dans le vestibule. Il pleut sans discontinuer depuis deux jours, je voudrais t’envoyer un peu de notre pluie et qu’en contrepartie, tu me cèdes une part du soleil qui inonde Alger.

Donne-moi toujours de tes nouvelles : tout m’intéresse. Je t’embrasse tendrement.

Affectueusement, Constance.

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (5/5)

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cinquième épisode

EN QUELQUE SORTE LIBRE

Dubois revint sur le chantier quelques heures après cet entretien. Dejazet l’y attendait. Les deux hommes se saluèrent. Après un long moment de silence, Dejazet prit la parole. « Je vous promets que je ferai tout ce que je peux. L’ennui, c’est que Saint-Maur exige un cuisinier français pour le banquet. C’est pour la galerie, évidemment : il se fout de l’hôtel. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un lieu de prestige pour parader. Maintenant qu’il a le café, il lui faut le banquet, après cela, il vous laissera tranquille. J’ai prévenu ma direction de recruter un cuisinier le plus vite possible mais cela va prendre un peu de temps. Tout est engourdi ici, avec cette chaleur.
– Et mes ouvriers, répondit Dubois, qui va leur faire à manger ? C’était ça mon travail.
– Vous pouvez continuer, bien entendu. Moi, je ne veux pas vous empêcher ou vous forcer en quoi que ce soit…
– Merci, ricana Dubois. Mais vous ne me tutoyez plus ?

Dejazet resta quelques instants silencieux. Mal à l’aise, il passait d’une jambe à l’autre, en faisant semblant de s’intéresser au chantier. « Bon, soyons pratiques, finit-il par lâcher. Les travaux du restaurant sont pour ainsi dire finis, il reste quelques détails mais tout est en place. Les ouvriers sont occupés à l’étage, qui va se construire beaucoup plus vite. D’ici trois à quatre mois, l’ensemble sera achevé, les chambres prêtes et nous pourrons accueillir les premiers clients. Ce n’est plus possible de vous loger ici… Donc j’ai pensé, enfin, tu as vu ce monsieur Zafrani ? C’est un juif, un marchand, très riche. Il connaît tout le monde sur la place. J’entretiens les meilleures relations avec lui. Il possède un logement dans un immeuble européen, à deux pas d’ici. Il est vide. Il le met à ta disposition, avec un domestique pour s’occuper du ménage. Ce sera plus confortable que ton galetas. Tu sais, Saint-Maur voulait te faire dormir à la caserne… Il se méfie. J’ai fait ce que j’ai pu mais en guise de précautions, il a exigé, enfin, tout le monde lui obéit ici…
– Ne tournez pas autour du pot, monsieur Dejazet, dites-moi ce que vous avez à me dire.
– Monsieur de Saint-Maur est résolu à te laisser filer sitôt le banquet donné. C’en sera fini de l’Algérie et tu pourras retourner en France, libre. Mais il se méfie, il a peur de tes réactions d’ici là. Tu as déjà une petite réputation, tu sais, tout le monde dit que tu es un rouge, un révolutionnaire. Tu dois faire attention. Ce n’est pas très bien vu, il y a des idées qui font peur.
– Et alors ?
– Eh bien, cela ne va pas te plaire mais il a exigé qu’un soldat t’escorte constamment…
– Comment ? Il ne manquait plus que cela !  »

Dejazet se racla la gorge. « C’était la meilleure solution, Dubois ! Il voulait te faire suivre partout, par deux gendarmes. J’ai longuement ferraillé et j’ai obtenu qu’un soldat que je connais depuis mon arrivée les remplace. Attends, ne dis rien ! Je le connais, j’en ai parlé avec lui, il se fera le plus discret possible.
– Et c’est avec ça qu’on peut me déclarer libre ?
– Il s’appelle Payeulle, un gars du nord. C’est un sergent du corps des zouaves. Il est arrivé ici avec le corps expéditionnaire, dès le début. Il a été blessé et en est encore un peu infirme ; de surcroît, il souffre des fièvres africaines. Je t’assure qu’il ne fera pas de zèle. Il se contentera de t’accompagner, c’est tout. »