Chapitre deux : Sucer des cailloux (2/5)

Deuxième épisode

SUr la place du Gouvernement

Habillé de neuf, coiffé de son éternel chapeau haut-de-forme en véritable poil de castor, Urbain Dejazet débarqua au port d’Alger le 21 juin 1847. L’eau clapotait gentiment sur les coques, l’air était doux et lumineux. Au diable les convenances ! le jeune homme retira son chapeau, dégrafa sa cravate et s’assit sur sa plus grosse malle. Quelques instants plus tard, des portefaix (calot blanc, djellaba, sandales à bouts pointus) s’avancèrent et, sans même lui laisser le temps de se lever, agrippèrent ses bagages. Dejazet faillit être précipité à terre. Habitué par ses précédents voyages dans les échelles du Levant, il ne s’offusqua toutefois pas de cet empressement et se laissa faire.

À celui des quatre costauds qui baragouinait le français, Dejazet indiqua la place d’armes. « Moi Hôtel de France, Grand Hôtel de France à Alger » indiqua-t-il en se pointant du doigt. Le type fit non de la tête, il ne savait pas. La discussion se poursuivit durant quelques minutes. Finalement, Dejazet finit par se souvenir qu’il y avait une mosquée sur la place, ce qui éclaircit tout. Il éclata de rire et posa la main sur l’épaule du porteur. Il sentit l’épaisseur de la laine et la force de l’homme. « Mosquée, c’est ça, mosquée. Allez, on y va ! ».

Le trajet ne dura que quelques centaines de mètres, à l’hypoténuse puisque, le quai quitté, il ne s’agissait presque que d’emprunter un escalier étroit et ombreux, comme une échancrure entre les murailles des rangées d’immeubles. Légèrement en retrait des portefaix, Dejazet déboucha sur une vaste place de forme rectangulaire, à l’angle d’un bâtiment blanc comme la neige fraîche. Resplendissant sous le soleil, celui-ci n’offrait aucune prise au regard. Dejazet plissa les yeux et fit encore quelques pas. Ses porteurs s’étaient arrêtés et avaient déposé ses paquets. Le chef lui indiqua du doigt un petit groupe qui s’affairait près d’un chantier, du côté opposé de la place, vers le coin gauche ; il ne semblait pas vouloir aller plus loin. Dejazet comprit alors qu’il était arrivé à destination, remercia les quatre hommes et, comme il n’avait pas compris le montant de la somme due, paya le service au tarif marseillais. Le chef en parut étonné et empocha les pièces avec force sourire et salamalecs. Dejazet lui posa la main à nouveau la main sur l’épaule, cet homme lui était définitivement sympathique. Il ne s’offusqua pas de son refus souriant après lui avoir demandé une fois encore de l’accompagner sur la place et les regarda filer, par où ils étaient arrivés.

S’étant retourné, Dejazet était maintenant seul face à la ville. Il sentait le vent de la mer qui lui contournait le dos, l’enveloppant de ses caresses amoureuses. Du port montaient des rumeurs confuses, des cris étouffés. Son voyage était fini, il était arrivé, sa nouvelle vie commençait. Il se sentit bien.

Il attendit quelques minutes à côté de ses paquets mais personne ne vint lui proposer de l’aide. Il fit des signes en direction des hommes que les porteurs lui avaient indiqués mais en vain. Que faire ? Il ne pouvait abandonner ses bagages et il était impossible de les transbahuter d’un coup. Il opta pour une progression en hoquet : il faisait dix mètres avec la grosse malle, l’abandonnait, allait chercher le reste puis recommençait.

La suite demain, dans le prochain épisode