Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (1/5)

PREMIER ÉPISODE

Justice et progrès

Depuis son arrivée en 1834, la colonie devait beaucoup à Monsieur le Procureur-général Saint-Maur. Son sens des responsabilités et sa capacité à résoudre les problèmes un par un avaient fait merveille. Les généraux, les administrateurs, les envoyés spéciaux, les intendants, les commissaires, tous s’étaient succédé en un étourdissant ballet, lui était resté, non seulement sur place, mais encore tel qu’on le connaissait, débonnaire et toutefois inflexible.

Théophraste Bretesche de Saint-Maur était connu pour être l’homme du progrès. D’ailleurs, n’était-il pas arrivé à bord d’un des premiers vaisseaux à vapeur qui effectuaient la liaison entre Toulon et Alger ? Sa tâche était alors immense, puisqu’il avait pour mission de faire régner la justice dans les territoires de l’ancienne Régence. Nous ne ferons pas ici la liste des réalisations du grand homme mais soulignons tout de même que la colonie lui devait notamment la collection d’un corpus judiciaire indigène, la création des tribunaux maure et israélite, l’application du droit métropolitain aux colons français et l’installation d’une magistrature complète, siège et parquet.

Cependant, ce n’est pas à ces notables résultats que Bretesche de Saint-Maur devait sa réputation et sa popularité mais à une anecdote qui en dit long sur son caractère ferme, juste et résolu. L’affaire s’était déroulée au début de 1842, quand un indigène, au prétexte qu’il avait été spolié de sa propriété, s’en était pris à un négociant bordelais. Celui-ci n’avait eu la vie sauve que sur l’intervention de son nègre, qui s’était interposé, recevant à la place de son maître le coup de couteau qui lui était destiné. L’infortuné domestique avait expiré deux jours plus tard (non sans avoir été in extremis affranchi par son maître, l’anecdote est trop touchante pour ne pas être relevée). L’odieuse tentative d’assassinat fut cependant justement châtiée et le coupable condamné à mort. L’exécution fut fixée sur l’esplanade de Bab-Azoun et au jour dit, une foule nombreuse vint assister au spectacle. En sa qualité de Procureur-général, Saint-Maur était assis au premier rang. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Le bourreau fut incapable de trancher la tête, la lame du yatagan ayant rebondi sur l’échine du criminel. On raconte que celui-ci dut personnellement invectiver le bourreau maladroit pour qu’il se ressaisisse. Quoi qu’il en fût, la tête ne chut qu’au douzième coup, ce qui provoqua des murmures dans l’assemblée, ainsi que l’évanouissement de madame Michalou, la femme du plus riche négociant de la place.

L’exécution finie, Saint-Maur quitta l’esplanade sans un mot. Le soir-même, il se rendit chez les Michalou. Là, au nom de la France, il présenta ses excuses les plus sincères et jura sur la bible qu’un tel spectacle ne se reproduirait plus jamais. Quelque temps plus tard, il descendit vers le port en grande escorte. Il fit le mystérieux lorsqu’on débarqua une caisse oblongue, qu’il surveillait comme une mère son nouveau-né. Et trois mois jour pour jour après l’incident, miracle ! Une guillotine flambant neuve s’élevait sur l’esplanade, expédiant sans incident et avec une prestesse étonnante les bénéficiaires de l’instrument de haute justice et de progrès. Saint-Maur avait tenu parole.

La suite demain, dans un nouvel épisode