Chapitre quatre : la Société Coloniale d’Alger (3/5)

Troisième épisode

Le secret de Théophraste

Fabrice Debrettes venait juste de naître lorsque la Grande Révolution avait rebattu les cartes de son destin. À dater de cet instant béni, son père, qui n’avait été jusqu’alors qu’un obscur avocat provincial, avait, par la grâce des épurations successives et d’un caractère enclin à toutes les souplesses doctrinales, gravi les échelons de la magistrature. À toute promotion, sans oublier d’associer chaque membre de sa famille de poissonnier à cette entreprise de ravalement de bassesse, il avait agrémenté son blase de l’une ou l’autre fioriture : c’est ainsi qu’en date du 13 mai 1807, comme l’indiquait l’arrêt de la Cour d’Appel de Lille, le fils du renégat avait vu son identité fluctuante se figer définitivement en Théophraste Tarquin Bretesche de Saint-Maur.

On avait eu chez les Debrettes l’obsession de l’ascension sociale, on y avait œuvré sans relâche, dans un effort de longue durée. On n’avait épargné en somme la sueur ni la salive, sans jamais dévier du but. On y était arrivé. On portait la montre à gousset, la culotte à boutons de nacre et l’on prisait le meilleur tabac. Dans le vestibule de l’hôtel de maître, il ne manquait que le cortège des ancêtres pour applaudir au passage d’Hercule. Lorsque celui-ci fut nommé Premier président près la Cour d’Appel, on avait donc sans délai pendu des portraits d’une prestigieuse ascendance de fantaisie, histoire de bien marquer le coup.

Souvent, monsieur le Président y demeurait en pied, adossé au miroir, les mains posées sur tablette en marbre. Un jour, il avait appelé son fils.

« Mais quand répondrez-vous lorsque je vous mande ?
– Nous nous efforçons, père, nous nous efforçons.
– Ce n’est pourtant pas compliqué, Théophraste ! Je vais rappeler à votre mère de cesser de vous donner du Fabrice; cette confusion vous embrouille.
– Oui, père.
– Dieu, donnez-moi la force, mon fils est un incapable. »

Car le terrible et infatué Hercule Bretesche de Saint-Maur avait pour fils un parfait crétin. Enfin du moins le pensait-il. Car comment juger d’un tel caractère : mauvais élève, médiocre en tout, allergique au risque ? La pleutrerie du gamin n’avait pas de bornes. Les épaules en dedans, il rasait les murs, comme un obscur cloporte. À vingt-cinq ans, pas même l’ombre d’un petit duel ou d’un madrigal, rien ! Besogneux, l’étriqué Théophraste calligraphiait la charte et potassait son droit latin.

Et ceci nous pousse à croire que le plus crétin des deux était bien le père. Le patriarche n’y comprenait rien. Sa préoccupation avait été l’ascension, celle de son fils était le maintien, il ne pouvait concevoir cette modification de l’entreprise sociale, des préoccupations du parvenu à celles de l’arrivé. D’ailleurs, à sa décharge, son fils ne lui en avait rien dit. Le malentendu était apparu assez tôt. Un jour, le jeune Théophraste était revenu du collège très fâché. Il avait entendu de lui que la caque sentait toujours le hareng et s’en était ouvert à son père. Offusqué, Hercule était entré dans une colère terrifiante. Les impudents avaient été châtiés mais il était resté à Théophraste l’infâmant sobriquet de sauret et la certitude qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’être tranquille que de se faire oublier, fût-ce au prix d’une petite humiliation. Faire pitié plutôt qu’envie, être fort avec les faibles et faible avec les forts, travailler dans l’ombre, être discret toujours, transmettre le flambeau : de pareilles résolutions le destinaient tout naturellement à quelque haut poste dans l’Administration.

Par chance pour lui, un Empire obèse régnait alors sur l’Europe. Gonflée comme une baudruche, l’Administration en organisait le pillage, envoyant ses nuées de vautours et de gratte-papiers dans toutes les circonscriptions du grand ensemble. Théophraste avait été un des héros zélés de cette épopée du formulaire. À peine inquiété à la première Restauration, il s’était fort opportunément trouvé aphone lors des Cent Jours. Revenu de son accès de mal de gorge, il avait été remercié de sa neutralité par une charge aux colonies.

Il y avait fait merveille. Depuis lors, le magistrat s’était rapproché de la métropole. Il y pensait sans cesse, la voyait presque. À cinquante-neuf ans, depuis le balcon du palais du Dey, c’est à peine si son regard effleurait encore la cascade blanche des maisons cubiques dévalant vers la mer. Que lui importait Alger ? Cette ville était un cul-de-basse-fosse, peuplée d’intrigants, de médiocres, de canailles, de juifs cupides et de musulmans aussi stupides qu’arriérés. Rien ne poussait ici, et il y végétait depuis douze ans. Un jour, on le verrait monter dans un vapeur et s’en aller cueillir les lauriers promis. Car c’était garanti : Théophraste Bretesche de Saint-Maur deviendrait le nouveau préfet du département du Nord ; il aurait son palais à quelques centaines de mètres de l’hôtel familial – de quoi clouer une bonne fois pour toutes le bec à tous les envieux. En attendant, il ne s’agissait que d’éviter le désordre et de ne fâcher personne d’important.

La suite demain, dans un nouvel épisode