Chapitre cinq : D’un maître l’autre (4/5)

Quatrième épisode

En son nouvel appartement

La brusque disparition de son père avait bouleversé l’existence de Benjamin, n’était son chagrin immense. Tous ses projets d’avenir furent réduits à néant. Il n’était plus question de voyager, encore moins de poursuivre des études de droit en France. Il resta à Alger pour s’occuper des affaires familiales, en premier lieu le négoce des grains, en second l’immobilier, qui fut bientôt son activité principale.

Son père, profitant de l’accès à la propriété (interdit aux juifs sous la Régence) avait en guise de revanche acquis toute une série d’immeubles dans la ville et, hors des nouveaux remparts, de belles villas mauresques sur les hauteurs. Il n’en avait rien fait, louant ses biens à des prix dérisoires – parfois même aux anciens propriétaires. Benjamin fit avantageusement fructifier ce capital, en s’associant avec des hommes d’affaires de la métropole. Si ceux-ci étaient peu scrupuleux sur l’origine des actes de propriété fournis, ils affectaient d’être soucieux de légalité. S’ensuit une période bénie pour les notaires et les entremetteurs, dont Zafrani était un des plus efficaces : en une dizaine d’années, la plupart des immeubles de la ville passèrent dans les mains des Européens ou de leurs affidés. Malin et discret, Zafrani ramassait les miettes du pillage, acquérant pour une bouchée de pain certains immeubles en déshérence. Il fut bientôt le plus riche de sa communauté.

En 1845, gage de sa richesse et de son prestige, Benjamin Zafrani acquit un lot d’appartements situés dans la rue Bab-Azoun. Ceux-ci était partie d’une nouvelle construction, un édifice atteignant trois étages, dont le rez était composé d’élégantes arcades et dédié au commerce. Zafrani et sa femme Myriam résidaient au deuxième étage. Son appartement privé se composait d’un salle à manger, d’un salon et d’une chambre, disposés en enfilade et meublés à l’européenne ; la cuisine et le cabinet d’aisances étaient séparés du reste et on y accédait par le couloir donnant directement sur l’escalier ; ces deux dernières pièces étaient éclairées par des ouvertures pratiquées dans la façade intérieure, car le bloc d’immeubles avait pour ainsi dire avalé une petite ruelle existante, qui reliait la rue Bab Azoun et la rue de Chartres, sa parallèle. Cette petit ruelle, couverte d’une verrière, servait de galerie commerçante et abritait une librairie, deux cafés, un marchand de tabac et des magasins qui changeaient fréquemment de destination en même temps que de propriétaires ; il y passait du monde en permanence.

Cependant, si les changements architecturaux étaient plus de façade que d’inspiration résolument européenne (car les constructeurs avaient été bien obligés de tenir compte des réalités urbanistiques locales), ils induisirent une modification profonde des usages de ses habitants, à laquelle Benjamin Zafrani ne se faisait pas. En effet, c’en était fini de tenir porte ouverte et d’accueillir chez soi la vie sociale : désormais celle-ci se faisait à la mode provençale ou italienne, soit dans la rue, à la vue de tous, à l’occasion de promenades qui menaient vers la place royale. De plus, malgré le prestige de son appartement, Zafrani devait concéder qu’il y faisait plus chaud et étouffant que dans son ancienne demeure, bien plus subtilement construite.

La suite demain, dans un nouvel épisode.