D’Hippolyte Dubois à sa sœur Constance, à Arcis-sur-Aube
Alger, le 17 juillet 1849,
Ma chère sœur,
Je profite de quelques instants de répit pour te donner de mes nouvelles. Malgré la canicule qui pèse sur la vile comme une chape de plomb, tout s’est soudain accéléré et je n’ai que très peu de temps à te consacrer.
Les derniers jours ont été si emplis d’activités diverses que je ne sais par où commencer ni comment éviter de me perdre dans mes explications. Comme je te l’ai écrit dans une précédente lettre, je suis maintenant chargé, en plus de la fonction de communard que j’ai refusé d’abandonner, de l’organisation d’un banquet qui se donnera à l’occasion de l’inauguration officielle du Grand Hôtel. Les travaux devraient être finis vers la mi-septembre et nous attendons les convives la quinzaine suivante. Il paraît que le tout-Alger sera là, car l’inauguration du Grand Hôtel coïncide avec la réunion annuelle de la Société Coloniale. Ce sont pour la plupart des compatriotes dans la place depuis assez longtemps mais il règne ici une telle effervescence depuis la création du département que des nouveaux membres s’ajoutent tous les jours. J’ai eu l’occasion, à l’occasion du bal du 14 juillet, de croiser quelques-uns de ses plus éminents membres. Tout le monde fut charmant avec moi et ne cessa de me parler du fameux banquet.
Je dois bien admettre que tout cela me fait un peu peur, tant je sens que les attentes sont hautes, mais nous avons maintenant résolu le problème principal qui était de s’approvisionner en produits de bouche de qualité. En effet, monsieur Dejazet avait beau multiplier les tentatives et varier les méthodes d’expédition, tout ce qui nous arrivait de périssable était gâté à la descente du vapeur. Quant à compter sur le marché d’Alger, on n’osait y penser : on trouve ici des légumes exotiques, une grande variété de poissons mais en ce qui concerne les viandes et les gibiers, l’offre est vraiment maigre. Cela est dû aux pratiques religieuses des indigènes (juifs et musulmans abhorrent le porc) et aux difficultés d’acclimatation des bestiaux sous un climat différent de celui de notre France.
C’est pourquoi j’ai convaincu M. Dejazet de considérer les choses sous un autre angle. Nous avons trouvé le moyen de nous faire parvenir une dizaine de porcs et une paire de bœufs depuis la métropole en nous assurant que la marchandise ne serait pas gâtée ! Comment pardi ? Eh bien cela est d’une simplicité enfantine : il suffit de les faire amener ici vivants et de les tuer sur place ! Je ne sais comment l’expliquer mais personne n’y avait pensé jusqu’à présent. Et tu sais le plus beau de l’histoire ? C’est de la lecture de ta lettre que m’est venue l’illumination, lorsque tu as évoqué les futurs transports de père !
Bref, il n’était que d’y penser : la suite ne fut plus qu’un point d’organisation. M. de Saint-Maur, qui est à la fois le procureur-général et le président de la Société coloniale, s’est enthousiasmé à l’exposé de notre projet. Grâce à ses contacts dans l’armée, nous recevrons du continent tout ce dont nous aurons besoin ! Ce premier succès en a initié d’autres, tant et si bien que nous sommes maintenant en affaires avec un marchand juif, M. Zafrani, qui pourra nous fournir des fruits du pays et quelques bêtes à plumes chassées dans les environs ; enfin les produits européens (et les bouchers, si précieux ici) nous serons fournis par M. Pujols. Malgré tout le dépit qu’avait M. Dejazet à travailler avec celui qu’il considère comme un fieffé coquin, il a bien fallu se rendre à l’évidence : la communauté mahonnaise qu’il dirige produit les meilleurs primeurs de la place. Il y a tout un peuple de jardiniers qui campe juste derrière les remparts, en un lieu nommé Bab-Azoun, où se mêlent nouvelles constructions et carrés potagers. Alger est décidément une ville pleine de ressources (…)