Deuxième épisode : la gifle
L’après-midi même qui suivit cette discussion, tandis qu’il finissait de régler la température de son fourneau, Dubois vit des hommes arriver sur la place. Ils disposèrent au sol une collection de madriers de bois, qu’ils assemblèrent en une sorte d’estrade. Un jeune tâcheron qui ne parlait que l’espagnol passa à ce moment par la salle de restaurant. « Patibulo » lâcha-t-il en manipulant son seau d’eau avec application.
– « Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Dubois à Joseph.
– J’ai pas compris répondit le petit garçon. C’était de l’espagnol, je crois, le type, il vient de Cordoue. C’est monsieur Dejazet qui me l’a dit. Il doit apporter de l’eau aux maçons. Je peux aller demander, si tu veux.
– C’est ça, va demander. Et puis moi, pendant ce temps-là, je vais terminer mon pâté. Tout est fait. Il me reste à cuire. J’espère que Saint-Maur nous foutra la paix mais j’ai bon espoir. je maîtrise l’usage du fourneau, maintenant.
– T’as mis quoi dedans ? Le cochon que t’a donné Pujols ?
– Non, cela je vais le faire pour les ouvriers. Dejazet a demandé à Saint-Maur et Lantrac de l’aide pour se fournir en viandes. Il a eu tout ce qu’il voulait, alors on ne va pas lui faire goûter le cochon des Mahonnais, tu penses ! Alors j’ai préparé une farce à base de veau, de pigeon et de poulet, avec des pistaches ; j’y mettrai du bouillon de madère pour la gelée… C’est une préparation que je faisais souvent quand j’étais en service à Paris. C’est un secret ! Allez maintenant, yallah ! file !
– Tout de suite, sidi ! dit Joseph dans un éclat de rire.
Il partit en cavalant sur ses deux petites jambes. Dubois revint à son ouvrage. Il vérifia que la température du four était à la bonne température et enfourna sa pièce. C’était une terrine qui devait avoisiner les trois kilos. « Un chef d’œuvre » avait dit Dubois en la montrant à Dejazet. Il ne restait plus qu’à veiller au grain durant les deux heures de cuisson.
Dubois se rapprocha de la fenêtre de la salle de restaurant. Les ouvriers étaient toujours occupés à amener du bois et à le disposer au sol, selon les indications du charpentier en chef. Il y avait pas mal de spectateurs alentours. Dubois vit bientôt s’élever un plancher placé à deux mètres de hauteur, auquel on accédait par un escalier de belle largeur. Il comprit alors qu’il s’agissait d’un échafaud, si bien que lorsque Joseph revint avec la même information, il put lui répondre dans un soupir résigné qu’il le savait déjà.
Depuis leur rencontre, Joseph ne lâchait pas Dubois d’une semelle. Le gamin servait de garçon de courses, de traducteur, de gazettier et recevait un quart de la paye de Dubois, prélevée directement chez Dejazet. Le directeur s’était ému de la générosité de Dubois mais celui-ci avait répondu qu’il n’avait pas besoin d’argent. « Et puis je l’aime bien, moi, ce gamin. II est loyal, débrouillard, il connaît tout le monde ». Et de le nourrir, de l’abreuver, de le vêtir de frusques moins sales, de jouer au grand frère.
« Non, je ne veux pas. Ce n’est pas un spectacle. J’y ai assisté une fois…
– Tu vois, tu dis que ce n’est pas un spectacle mais tu l’as déjà vu, toi !
– Joseph, il n’en est pas question. J’ai besoin de toi demain après-midi, nous allons pêcher !
– Je sais pas nager, je mont’ra pas sur le navire. De toutes façons, moi, je vas rentrer à Bab-Azoun !
– Joseph, je t’ordonne !
– T’es personne, tu peux pas ordonner ! C’est monsieur Pujols qui décide ! Et lui, il va dire oui. J’ai le droit. J’ai dix ans. Il y en a des qui sont plus petits et qui verreront.
– Joseph ! Tu m’agaces ! Quand je te dis quelque chose, tu le fais. Et demain, nous irons pêcher !
– T’es personne, je fais qu’est-ce que je veux ! »
Dubois arma la main et, au terme d’une brusque rotation du poignet, souffleta Joseph. Le gamin porta la main sur la joue douloureuse, éclata en sanglots et partit en courant.