Chapitre sept : L’étrange crime du faubourg Bab-Azoun (0/5)

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De Philibert Delétang au docteur Gabriel Tourdes, professeur, Faculté de médecine de l’Université de Strasbourg.

Alger, le 23 mars 1845,

Cher maître,

Permettez-moi tout d’abord de m’enquérir de votre santé laquelle est – je l’espère – aussi bonne que la mienne. Je suis arrivé à Alger il y a maintenant presque un mois. C’est une ville magnifique autant qu’un chantier permanent. L’homme épris de nouveauté y trouve un terrain à sa mesure et je sais que j’y trouverai ma place.

Sitôt arrivé, j’ai été placé sous les ordres de l’inspecteur Roche. C’est un policier de l’ancien siècle, plus préoccupé du maintien de l’ordre public que de la résolution des affaires criminelles. J’en fus d’abord dépité avant de me dire que c’était sans doute là l’occasion de l’initier aux pratiques nouvelles. Ah, cher maître, je sais ce que ma décision a provoqué de désillusion dans votre chef mais je ne vous serai jamais assez reconnaissant d’avoir surmonté ce dépit et de m’avoir fait profiter de vos relations à la préfecture ! Je garderai de vos leçons un souvenir ébloui, tant votre éloquence et le souci de précision qui vous caractérisent produisait un effet prodigieux sur le jeune étudiant que j’étais mais je suis bien certain que je n’avais pas les qualités du bon Esculape et que ma meilleure place est celle que j’occupe à présent à la traque du crime.

Alger est une ville fascinante, où toutes les races se rencontrent, chacune apportant à l’ensemble les caractères qui lui sont propres. Le Français débrouillard, le fier et ombrageux Espagnol, l’Allemand porté sur la bouteille, l’Italien roublard, le Juif fourbe et obséquieux, toujours enclin à la combine, l’Arabe paresseux, le Nègre frugal et gai, l’Anglais convaincu de sa supériorité, tous se rencontrent ici et forment le microcosme le plus hétéroclite qui soit. Faut-il vous préciser que le crime prospère sur ce terreau fertile et que j’ai trouvé ici le terrain idéal pour mes recherches sur la pathologie criminelle ?

Las, je dois me résoudre à la patience et me consacrer à des tâches fastidieuses, puisqu’on m’a confié le soin de vérifier la qualité et la quantité des marchandises arrivant au port, comme un vulgaire douanier ; mais je ne désespère pas et je m’astreins à une discipline de tous les instants afin de me préparer à saisir l’occasion qui se présentera un jour ou l’autre (j’ai déjà rédigé une centaine de fiches !)

À l’opposé de mon supérieur Roche qui habite dans les nouveaux quartiers, j’ai donc pensé plus opportun de loger à la limite de la partie arabe de la ville, que l’on nomme la Casbah. C’est un dédale de ruelles obscures et puantes, où chaque coin d’ombre peut voir luire le couteau du dégénéré. Il règne ici une misère à peine croyable, dont personne ne semble vouloir sortir, nourrie par l’atavisme et la fatalité. Dès que j’en ai l’occasion, j’en arpente les ruelles et je m’imprègne de cette ambiance délétère. Je tente également de me familiariser avec les coutumes et l’idiome local, que l’on appelle le sabir, un curieux mélange de tous les vocables que l’on utilise dans les ports de Méditerranée.

Je vous en dirai plus dans une prochaine lettre. Dans l’attente, cher maître, celui qui restera à tout jamais votre disciple dévoué vous salue,

Philibert Delétang, inspecteur en second

Chapitre six : Conquis par sa conquête (5/5)

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Cinquième épisode

Le grand seigneur

L’affaire des enfumades fit grand bruit dans les pays civilisés. Les Anglais s’indignèrent (ce qui ne les empêcha pas, quelques temps plus tard, de faire subir un sort non moins cruel aux cipayes révoltés), la moitié du pays cria au scandale, le fils du maréchal Ney pérora à la tribune. Penaud, le Maréchal Soult se fendit d’une remontrance officielle à son subordonné. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de faire bloquer les issues ? À force, la tribu se serait rendue. « Nous compterions une tribu soumise de plus, une tribu anéantie de moins » (on notera que ce dernier mot sous-entend que cela n’était pas la seule…). Bref, on fut un peu embêté et ce fut tout, Pelissier fut nommé général de brigade et trouva toutes les raisons de justifier les atrocités – heureusement d’ailleurs, car elles n’étaient pas terminées.

Mais pour Lantrac, c’en était bel et bien fini. Ce n’était pas qu’il éprouvait des remords mais faire ça à de si beaux guerriers, cela lui avait fait de la peine. C’étaient des méthodes de chasseur, pas de soldat – lui, comme les Arabes, c’était un soldat.

Lantrac prit son commandement à Médéa quelques mois plus tard. Médéa était une charmante cité aux portes de la plaine de la Médéa, qu’elle surplombait. Ses coteaux étaient couverts d’orangers, d’amandiers et de cyprès. À la différence d’Alger et d’Oran, les maisons brunes avaient le toit incliné, couvert de tuiles, cela donnait à la cité un air ottoman qui flattait ses goûts orientaux.

Le plus souvent, Lantrac était à cheval au milieu de sa garde indigène, Chemsedinne l’accompagnait partout. « Plus tard, il t’incombera de me remplacer, comme un fils succède à son père » disait-il. Chemsedinne acquiesçait de la tête  – pas un son n’était sorti de la bouche du jeune homme depuis l’affaire de la grotte.

Moitié spahi, moitié officier français, Lantrac affectait des manières orientales, buvait le thé brûlant dans des verres à facettes, fumait la chicha, dormait sur un sofa. Infatigable et tout puissant, il parcourait au grand galop les étendues de sa circonscription en une sorte de fantasia permanente. Les gens le regardaient arriver avec une crainte déférente – « enfin, le temps des combats était tout de même fini ! » Il acceptait la prodigieuse hospitalité algérienne et prenait dès qu’il le pouvait la défense de ses administrés contre la rapacité des colons français. Ceux-là, il ne pouvait les souffrir, ils n’étaient pas de ce pays. Il veillait à la construction des routes, des dispensaires, des écoles, rendait la justice avec un air affecté, demandant toujours leur avis à ses compagnons indigènes.

Enfin, quand il en avait fini de ses cavalcades, de ses invitations à honorer et de ses spectacles à présider, Lantrac allait rendre ses compte au grand quartier général à Alger. Ensuite, il prenait quelques jours de congé, qu’il passait dans la villa qu’il avait acquise grâce à son ami Benjamin Zafrani. C’était également chez ce dernier que se trouvait Zoraïna. Cet homme avait promis de veiller du mieux qu’il le pouvait à la jeune fille. Il s’agissait de lui apprendre le français et lui donner un peu d’éducation, qu’elle puisse plus tard épouser un bon parti. Mais pas plus que Chemsedinne, Zoraïna ne répondait à ses gentillesses. « Vous êtes issus d’une race fière, tu es une bonne petite ». Elle portait un voile qui lui couvrait les cheveux, il le lui avait offert. C’était un foulard de soie précieuse, avec des perles et des fils d’or. « C’est parce que c’est comme si tu étais ma fille, disait-il, je dois t’aimer et te protéger ».

Singulier personnage à la vérité, qui n’aimait somme toute que ses victimes.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (4/5)

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quatrième épisode

Zoraïna et Chemsedinne

Johannot Tony (1803-1852). Paris, musée de l’Armée. 16226; Fd 636; 620 DEP.

Les troupes chargées de mettre au pas la tribu indocile se mirent au milieu du mois de mai 1845, en direction de Mostaganem, sous la conduite du lieutenant-colonel Pélissier, qui n’avait d’aimable que le prénom. Une photo de 1855 de Pélissier-le-Sinistre nous dévoile le sabreur affalé sur un siège pliant : des cheveux blancs comme la neige, un visage massif d’hercule de foire, une moustache à la Foch, un regard louche, un corps trapu, de petites mains comme des pinces, l’une tenant la cravache, l’autre le bicorne à crête blanche, il arbore fièrement les décorations – la plus belle de ses breloques ? il va l’obtenir après l’affaire qui nous occupe ici.

Qu’on ne compte pas sur Pélissier pour se creuser les méninges, il a le caractère de son apparence, petit bouledogue qui bouscule tout ce qui se met en travers de son chemin, et gare ! Les gars en face ne sont pas des tendres ? Lui non plus. Le bas du front est un type sans aucun scrupule mais il sait lire… Le père Bugeaud a rédigé un billet dur à ses subordonnées : « si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards ». Bonne idée, tiens, cela va nous éviter d’avoir à réfléchir. On arrive près d’une grotte, dans le massif montagneux du Darha. Les berbères y sont dans une caverne, planqués comme des frelons dans leur nid. Des frelons ? Pas que : c’est tout une tribu qui s’est réfugié là, des hommes, bien sûr, mais aussi des femmes et des enfants, et tout le bétail ; ça ne veut pas se rendre, comme de bien entendu.

Alors on fait venir des fagots, des bûches, de la paille, des broussailles, tout ce qui brûle et fait de la fumée. C’est Mussé de Lantrac qui s’occupe de l’opération, qui prend quelques heures. Au soir, on allume le tout.

Et durant toute la nuée, comme une horde de démons dans un tableau de Jérôme Bosch, les petits soldats noirs sur fond rouge s’affairent à entretenir le brasier. C’est une tâche pénible car il fait une chaleur de fournaise et puis, à peine couverts par les crépitements du brasier, on entend des bruits bizarres, des hurlements, des gémissements, des grondements d’animaux affolés dans la caverne. Chacun jette vite son fagot et s’esbigne, certains un peu honteux, d’autres très content de jouer un bon tour aux arbicos.

Au matin, il n’y a plus qu’à entrer dans la grotte. Lantrac demande cet honneur et l’obtient. Il dit à ses hommes de garder les yeux bien ouverts, rapport à la fumée qui pique et qui fait plisser les paupières. Le cœur serré, la main crispée sur le yatagan, il avance au milieu de ses hommes. Mais les précautions ne sont pas nécessaires : ceux qui ne sont pas morts ne valent guère mieux et ne sont plus en état de combattre. La fumée pique les yeux, c’est pour ça qu’on pleure, on met des mouchoirs devant le nez, on avance. Puis on revient à l’entrée prendre une bouffée d’oxygène, on attend. Rien ne bouge, on y retourne. Sous un tas de cadavres, on retrouve deux enfants qui respirent encore faiblement.

Pris de pitié, Lantrac les fait évacuer au plus vite. Il donne l’ordre de les soigner et de les installer dans sa tente. Puis, plus loin, c’est encore deux femmes et un homme qui n’ont pas encore tout à fait cessé de vivre. « Vous avez de la chance, leur dit-il sans rire en les évacuant. Ouais, bon, on peut dire ça comme ça dans le feu de l’action : plus de famille, plus de bétail, plus d’avenir, on peut parler d’une sacrée chance.

Mais oui la chance existe ! La preuve : Lantrac décide de prendre sous son aile les deux enfants rescapés. Ils ne disent rien, ils le regardent, terrorisés. Ils ne parlent pas français, bien sûr, et ne savent pas donner leurs prénoms. « Toi, dit Lantrac à la petite fille, tu t’appelleras Zoraïna, et toi, au petit garçon, ce sera Chemsedinne. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.