Chapitre six : Conquis par sa conquête (3/5)

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Troisième épisode

Pour un siège au bureau arabe

Depuis son arrivée sur la terre d’Afrique, l’armée française n’avait cessé de bricoler des solutions pour pallier le manque de troupes. Dans le domaine, elle avait fait preuve d’une grande créativité : intégration des anciennes troupes du dey dans le corps des zouaves et des tirailleurs algériens, fondation de la légion étrangère, enfin création d’une garde nationale composée des citoyens français d’Alger, de Bône et d’Oran. Généralement bien commandées et rapidement animées d’un bel esprit de corps, ces unités formaient maintenant l’armée d’Afrique et étaient parfaitement à même de faire face à des forces ennemies organisées, la débandade d’Abdel-Kader en était l’éclatante preuve.

Cependant, disposer d’une armée aguerrie ne suffisait plus… Bien sûr, rien ne pouvait résister aux colonnes françaises mais le problème de l’occupation en profondeur restait épineux. Sitôt que les Français quittaient une position pour une autre, les colons, les marchands et les tribus alliées étaient livrés à eux-même. L’insurrection était comme un feu de tourbe. Un odeur acre régnait partout, seules quelques fumerolles étaient visibles mais on sentait bien que le sol était brûlant et, puisque le pays était plongé dans les ténèbres de la guerre, on voyait apparaître des feus follets un peu partout dans la nuit obscure. Hanté par les embuscades, le commandement envoyait bien vite un détachement, mais c’était vouloir écraser une mouche avec le tir d’une batterie entière : cela coûtait fort cher et on arrivait le plus souvent trop tard, pour constater les dégâts et la disparition de l’ennemi.

C’est à l’initiative de Lamoricière que revient la création des bureaux arabes. Idée géniale, puisque la création des dits bureaux permettaient dans un premier temps de collecter des renseignements et de faire rentrer les contributions forcées ; dans un second temps de rendre la justice et de forcer les nomades à se sédentariser, par la persuasion ou le cantonnement obligatoire ; le tout permettant d’assurer la permanence de la tutelle française dans les zones conquises. Le principe était simple : dans chaque circonscription soumise à l’autorité de l’armée, soit la totalité du territoire à l’exception des trois grandes villes, Alger, Oran et Bône, un militaire chef de bureau exerçait son autorité toute puissante, entouré d’interprètes, de secrétaires, d’un médecin et d’une garde personnelle de spahis, de fiers cavaliers indigènes.

En parallèle, l’armée conventionnelle pouvait se spécialiser en petites unités mobiles et le gros des troupes se consacrer à des tâches telles que la construction de routes, de dispensaires ou l’établissement de colonies agricoles.

Tout naturellement, puisqu’il parlait maintenant l’arabe et le berbère, qu’il louchait franchement vers une conversion à l’islam et qu’il était tout dévoué à la cause de la colonisation, Lantrac s’attendait à une nomination dans un de ces bureaux arabes. Il eut même l’audace de réclamer celui de Médéa, belle cité aux portes de la Mitidja ; on lui promit tout ce qu’il désirait mais avant, il lui restait une mission délicate à accomplir. On cherchait des hommes sûrs pour accompagner Pélissier dans le châtiment qu’on prévoyait d’infliger aux Ouled-Riah ; l’opération devait servir d’exemple à tous ceux qui doutaient encore que le temps de l’insurrection était définitivement passé. Il fallait montrer aux barbares de quel bois on se chauffait.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (2/5)

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Deuxième épisode

Sous le ciel étoilé d’Afrique

Lantrac a tort de s’inquiéter de son sort. La chance veille sur lui et il est versé dans le corps des zouaves, avec un avancement en grade : le voilà maintenant chef de bataillon.

On lui présente ses zouaves : c’est un assemblage hétéroclite d’anciens soldats de la Régence, de membres de la communauté juive d’Alger et de ce que la France a produit de plus douteux en termes militaires, des tièdes patriotes attirés dans la Régence par l’appât du gain et qui n’ont pu trouver d’autre moyen de survivre que de s’engager dans l’armée ; Lantrac se demande bien ce qu’il peut demander à un tel ramassis de bras cassés, qui ne vaut guère mieux que la légion étrangère.

Il ne tarde pas à le découvrir, car ses hommes servent à tous les coups de main. Au début, il est vrai qu’on se cantonne à des missions sans gloire mais, petit à petit, on s’aventure hors les murailles et, façon gangrène, on s’étend dans l’arrière-pays. C’est une contrée montagneuse envoûtante par sa rudesse, où l’ombre est précieuse et dont les rares arbres ne vont pas sans lui rappeler les formes tourmentées de ses pommiers ardennais, chétifs et tortueux. Mussé de Lantrac les décrit à son frère resté à Pourru-au-Bois, avec lequel il entretient le seul lien qui l’attache encore au pays.

C’est qu’il écrit, le fringant militaire. Il noircit des pages et des pages d’une écriture fine et serrée, délicatement ornée de déliés qui ressemblent à des arabesques. Pour tromper son ennui et se rendre compte sans doute, au fil des pages de sa correspondance, qu’il tombe sous le charme de ce pays à la fois austère et envoûtant, aux crépuscules brefs et aux forts parfums, où la violence règne en maître. Biberonné au lait de l’honneur et du respect à la parole donnée, Lantrac apprécie de plus en plus la compagnie de ses soldats musulmans, qui semblent ne faire qu’un avec le ciel étoilé des montagnes d’Algérie. Il abandonne le confort (tout relatif) de sa tente réglementaire, couche dans un gourbi et, par coquetterie autant que par goût de la nouveauté, troque le sabre droit pour un yatagan courbé pris à un cavalier ennemi. À la fin de l’année 1839, il participe avec ses hommes à la provocation des Portes de Fer. L’armée, s’appuyant sur des complicités locales, trahit ses engagements et franchit la frontière. L’émir Abdel-Kader n’a d’autre choix que de reprendre la guerre. Il a eu le temps de moderniser son armée et de semer les graines d’un état moderne sur le territoire qu’il contrôle, mais face à la force française, il ne peut faire que bonne figure – surtout que l’ennemi ne fait pas de quartiers. On passe sur le déroulé des opérations, pourtant entamées par un soulèvement général et quelques succès tactiques, pour constater l’échec de l’émir, dont la smalah – qui n’est rien de moins que sa capitale itinérante – est prise au terme d’une reconnaissance heureuse à laquelle Lantrac prend une glorieuse part, le 16 mai 1843.

Apprenant que l’armée renonce à la mixité en cours dans le corps des zouaves, il demande le commandement d’une unité de tirailleurs algériens, que l’on n’appelle pas encore turcos. Cela lui est refusé et Lantrac est appelé à Alger en mai 1844. Une mission l’y attend, mais il ne sait pas laquelle.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre six : Conquis par sa conquête (1/5)

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Premier épisode

Une escarmouche coûteuse

C’est au hasard de deux tempêtes qu’Alphonse Mussé de Lantrac devait son premier contact avec Alger. À Toulon, le jeune lieutenant avait embarqué à la tête de sa compagnie sur la Diane, transport de troupes qui devait le conduire à Bône.

Grand, d’une vigueur peu commune, d’un courage exemplaire, courant la gueuse et le coup de main, Mussé de Lantrac incarnait à merveille ce qu’on attendait d’un officier français de cette époque, en ce compris sabrer tout ce qu’on lui commandait sans aucun état d’âme. Guerrier impavide, c’était un homme qui allait de l’avant, aussi n’avait-il confié à personne qu’il avait une peur panique de l’eau.

Il monta sur le pont à la tête de ses hommes, le pas assuré. Les pioupious à sa suite n’avaient pas sa pudeur et transpiraient blêmes sous le shako. Ils n’en revenaient pas de la nécessité de poser le pied sur un plancher mouvant. Puant la sueur et l’oignon cru, c’étaient des provinciaux des Ardennes et de la Meuse, qui parlaient patois entre eux et ne connaissaient de la mer que la promesse que les claires rivières en faisaient, là-haut, au pays des eaux courantes.

La petite flottille dont la Diane faisait partie avait été rapidement éparpillée par un premier coup de grain, essuyé au large de l’archipel des Sanguinaires. Rendu au lieu de rendez-vous, le capitaine du navire attendit durant deux jours le restant de la flotte mais celle-ci ne l’avait visiblement pas attendu : la Diane était seule.

Ce n’était rien de grave sinon que le bateau plein comme un œuf ne pourrait compter que sur ses propres ressources pour le restant de la traversée. Le capitaine de la Diane décida en conséquence de mettre le cap sur Port-Mahon. Lantrac, s’étant rendu compte de la manœuvre s’en inquiéta. Le capitaine eut beau lui expliquer que le bateau allait contraire aux vents dominants et qu’il était sage de s’aller ravitailler à Port-Mahon, Lantrac s’en offusqua. Cette initiative était contradictoire aux ordres reçus ! Pauvre capitaine, maître à bord certes, mais proposer la prudence à Lantrac, c’était faire aveu de couardise ! Mal à l’eau, le bouillant lieutenant brûlait d’apercevoir les côtes africaines et lui fit savoir qu’il voulait conserver la trajectoire initiale. Après quelques tergiversations, le capitaine céda et remit le cap sur l’Afrique.

Le vingt-deux juillet 1837, après dix jours de traversée (soit quatre jours de retard sur la marche prévue), on aperçut enfin les côtes de l’Afrique. Il était temps car la mer semblait se gâter et que les vivres commençaient à manquer. Impatient, Lantrac faisait les cent pas sur le pont.

La tempête leur tomba dessus comme la misère sur le monde et poussa le vieux navire vers le cap Matifoux, où il manqua d’être disloqué sur la côte et perdit son gouvernail. Désemparée, la Diane avait perdu toute manœuvrabilité.

S’ensuivirent quinze jours terribles, quinze jours de misère, de faim, de maladie et de mort, avant d’apercevoir enfin le beau triangle blanc que faisait la ville d’Alger dans son écrin de collines vertes. La diarrhée régnant à bord, on ne put débarquer tout de suite – quatre hommes périrent encore dans l’intervalle, ce qui porta le nombre des pertes de la compagnie à vingt-deux hommes sur un nombre initial de cent quarante-deux. « Cette escarmouche est coûteuse » pensait le lieutenant.

Il n’était cependant pas à bout de son sinistre décompte car ce qui restait de la compagnie ne quitta le pont du navire que pour se voir intimé l’ordre de se rendre à l’hôpital militaire, d’où cent et trois soldats ne ressortirent jamais. C’est ainsi que la compagnie fut anéantie et que Lantrac se retrouva sans commandement.

La suite demain, dans un nouvel épisode.