Chapitre six : Conquis par sa conquête (0/5)

Mis en avant

Courrier confidentiel

Sublime Porte
Ministères des Affaires Étrangères

Le 13 8bre 1846

Monsieur le Permanent,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que sa Majesté Impériale le Sultan vous recommande de recueillir et de lui faire parvenir tous les renseignements nécessaires au juste entendement des réalités actuelles concernant la nécessité de fournir des grains dans les territoires de l’ancienne Régence.

Quant à votre correspondance, je la lirai toujours avec le plus grand intérêt et le plus vif plaisir. Le placet relatif aux opérations militaires a été transmis au Grand Maréchal du palais pour être mis sous les yeux de sa Majesté Impériale le Sultan.

Agréez, Monsieur le Permanent, l’assurance de ma considération distinguée.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (5/5)

Mis en avant

Cinquième épisode

Ville vieille, lieu de mémoire

Dès le petit matin des funérailles de son père, le cortège funèbre s’était mit en route sous une chaleur accablante, en direction du cimetière du Midrach, qui servait de lieu d’inhumation aux juifs algérois depuis le 13ème siècle. C’était le signe d’un grand honneur, car peu de gens avaient encore le privilège de s’y faire enterrer, vu qu’il était déjà plein à déborder.

Benjamin Zafrani gardait peu de souvenirs de ce jour de 1842, qu’il avait traversé comme on se réveille d’un cauchemar, plein de réminiscences confuses, d’amertume inexplicable, de pressentiment vaseux. Il lui fallut des mois pour trouver le courage de se rendre à nouveau au cimetière ; perdu dans ses souvenirs, il ne faisait alors attention à rien d’autre qu’au but de son expédition, si bien qu’il n’apprit la démolition programmée du vieux cimetière, en raison de l’agrandissement du système des remparts, qu’en constatant que les travaux étaient déjà en cours. Ses contacts dans la communauté européenne s’étonnèrent de son imprévoyance mais l’aidèrent à transférer les tombes familiales dans le cimetière du Midrach, situé un peu plus à l’est.

Hélas pour le digne repos des défunts, le faubourg de Bab-el-Oued grossissait à vue d’œil, ce qui justifia la construction d’une nouvelle route, qui passait précisément en son centre, là où se trouvait les tombes déménagées. De nouveau, Benjamin Zafrani apprit la chose sur le tard mais il ne put cette fois-ci intervenir à temps : les tombes éventrées furent vidées de leurs occupants, ceux-ci dispersés aux quatre vents, les parcelles rendues à la spéculation immobilière. Chose horrible mais fréquente en ces temps de progrès de la chimie, les ossements furent vendus par des entremetteurs pour être réduits en poudre et servir à la fabrication d’engrais. Zafrani conçut un vif dépit de cette double profanation ; il s’entendit dire que ces morts-là avaient connu le sort de bien d’autres – et c’était vrai car depuis l’arrivée des français, un grand nombre de sépultures mahométanes avaient connu le même sort. Quoi qu’il en soit, Zafrani en fut réduit à édifier un cénotaphe dans le nouveau cimetière Saint-Eugène.

Zafrani ne mentionna plus jamais ces cruels incidents mais à partir de ce jour, son attachement à sa ville devint viscéral, comme s’il voyait en chacune des anciennes constructions la marque du souvenir de ses ancêtres. Il abandonna la partie de ses activités immobilières qui tenait à la spéculation et déménagea dans le sens inverse de son premier mouvement. Il fit l’acquisition d’une petite maison en plein centre de la Casbah, en plein milieu du quartier arabe. C’était une construction presque aveugle, organisée autour d’un puits planté au milieu d’un patio de marbre ; la lumière y descendait à la verticale mais la chaleur restait supportable.

Zafrani devint le plus zélé défenseur de l’architecture mauresque et fit valoir ses relations haut placées pour éviter la destruction des rares joyaux qui avaient échappé au saccage. Heureusement pour Alger, il se trouvait de plus en plus de Français pour partager son goût et s’effarer du saccage : le temps des démolitions aveugles était passé.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (4/5)

Mis en avant

Quatrième épisode

En son nouvel appartement

La brusque disparition de son père avait bouleversé l’existence de Benjamin, n’était son chagrin immense. Tous ses projets d’avenir furent réduits à néant. Il n’était plus question de voyager, encore moins de poursuivre des études de droit en France. Il resta à Alger pour s’occuper des affaires familiales, en premier lieu le négoce des grains, en second l’immobilier, qui fut bientôt son activité principale.

Son père, profitant de l’accès à la propriété (interdit aux juifs sous la Régence) avait en guise de revanche acquis toute une série d’immeubles dans la ville et, hors des nouveaux remparts, de belles villas mauresques sur les hauteurs. Il n’en avait rien fait, louant ses biens à des prix dérisoires – parfois même aux anciens propriétaires. Benjamin fit avantageusement fructifier ce capital, en s’associant avec des hommes d’affaires de la métropole. Si ceux-ci étaient peu scrupuleux sur l’origine des actes de propriété fournis, ils affectaient d’être soucieux de légalité. S’ensuit une période bénie pour les notaires et les entremetteurs, dont Zafrani était un des plus efficaces : en une dizaine d’années, la plupart des immeubles de la ville passèrent dans les mains des Européens ou de leurs affidés. Malin et discret, Zafrani ramassait les miettes du pillage, acquérant pour une bouchée de pain certains immeubles en déshérence. Il fut bientôt le plus riche de sa communauté.

En 1845, gage de sa richesse et de son prestige, Benjamin Zafrani acquit un lot d’appartements situés dans la rue Bab-Azoun. Ceux-ci était partie d’une nouvelle construction, un édifice atteignant trois étages, dont le rez était composé d’élégantes arcades et dédié au commerce. Zafrani et sa femme Myriam résidaient au deuxième étage. Son appartement privé se composait d’un salle à manger, d’un salon et d’une chambre, disposés en enfilade et meublés à l’européenne ; la cuisine et le cabinet d’aisances étaient séparés du reste et on y accédait par le couloir donnant directement sur l’escalier ; ces deux dernières pièces étaient éclairées par des ouvertures pratiquées dans la façade intérieure, car le bloc d’immeubles avait pour ainsi dire avalé une petite ruelle existante, qui reliait la rue Bab Azoun et la rue de Chartres, sa parallèle. Cette petit ruelle, couverte d’une verrière, servait de galerie commerçante et abritait une librairie, deux cafés, un marchand de tabac et des magasins qui changeaient fréquemment de destination en même temps que de propriétaires ; il y passait du monde en permanence.

Cependant, si les changements architecturaux étaient plus de façade que d’inspiration résolument européenne (car les constructeurs avaient été bien obligés de tenir compte des réalités urbanistiques locales), ils induisirent une modification profonde des usages de ses habitants, à laquelle Benjamin Zafrani ne se faisait pas. En effet, c’en était fini de tenir porte ouverte et d’accueillir chez soi la vie sociale : désormais celle-ci se faisait à la mode provençale ou italienne, soit dans la rue, à la vue de tous, à l’occasion de promenades qui menaient vers la place royale. De plus, malgré le prestige de son appartement, Zafrani devait concéder qu’il y faisait plus chaud et étouffant que dans son ancienne demeure, bien plus subtilement construite.

La suite demain, dans un nouvel épisode.