Chapitre cinq : D’un maître l’autre (3/5)

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Troisième épisode

Isaac et Benjamin

À la différence de beaucoup de leurs coreligionnaires, qui avaient fui depuis des centaines d’années les persécutions des souverains catholiques d’Espagne, la famille des Zafrani ne s’enorgueillissait d’aucune origine autre qu’algéroise.

Isaac, le père, était un marchand important de la place. Grand connaisseur de la Kabbale et juge respecté auprès du cadi, il passait au dehors pour l’incarnation de sa communauté. Or, à l’intérieur du cénacle familial, la réalité était toute autre car le notable, qui courbait officiellement le front devant son dieu et les maîtres mahométans, se révélait habité par le doute religieux et fulminait contre les humiliations et injustices imposées à sa communauté.

D’instinct, Binyamin avait compris la méfiance de son père. Il se souvenait que, petit, son père l’avait pris sur les genoux et lui avait parlé de la France, un pays où les hommes avaient renversé les tyrans et conquis la liberté de penser. Liberté était le premier mot français que son père lui avait appris ; un jour, lui avait-il dit, le monde entier serait submergé par cette vague de tolérance et d’intelligence.

Puis les Français étaient arrivés et Bynyamin avait vu son père déconfit, molesté par un soudard ivre. La brute avait déjà levé le fusil en sa direction lorsque un lieutenant s’était interposé pour lui sauver la vie. « Il suffit, soldat ! On ne touche pas à cette maison, sortez !» Durant toute la durée du pillage, la maison des Zafrani avait été la seule à échapper au saccage. « Je me suis trompé, avait dit le père, mais ce sont les nouveaux maîtres ».

Dès l’année suivante, à l’ouverture de la première école française, Bynyamin et sa sœur aînée Ricca y avaient été inscrits. Les progrès du gamin avaient été fulgurants et, en quelques mois, il maîtrisait si bien la langue que c’était à son tour de donner quelques leçons à son père ; désormais, il le suivrait partout et lui servirait d’interprète. « Mon fils Benjamin » disait le père en le désignant à ses interlocuteurs, sur un ton auquel l’adolescent ne se faisait pas. Mais qu’avait-il donc à lui reprocher, ce père exigeant, soucieux de l’avenir de ses enfants, qui ne pouvait que se vanter de sa réussite. « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils, lui disait-il, notre patrie s’appelle Alger. »

Et pourquoi le lui rappeler sans cesse ? Cette insistance le plongeait dans des interrogations profondes, même s’il ne pouvait en tirer aucune conclusion. Étonnante aussi était la nouvelle manie paternelle de ne plus parler qu’arabe ou berbère, de conspuer les destructions opérées dans la ville, de l’obliger à pratiquer la musique arabo-andalouse ou, plus étonnant encore, de s’opposer au début de romance entre sa sœur Ricca et un jeune pensionnaire français, au motif qu’il n’était pas question qu’elle épousât un goy (et c’était bien la première fois qu’il entendait son père utiliser ce terme car auparavant, pour désigner un non-juif, Isaac usait du mot français « gentil »).

En 1842, le décès inopiné d’Isaac Zafrani avait rendu toute mise au point impossible. Le fils avait respecté scrupuleusement les rites de funérailles mais, sur l’acte de décès établi par les autorités françaises, il avait comme de coutume signé Benjamin.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (2/5)

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Deuxième épisode

Le jeu de l’ennemi juré

Bynyamin était loin de se soucier de tout cela. Sa vie avait en réalité très peu changé, car les enfants s’adaptent naturellement à toute situation : la nouveauté leur est naturelle et la révolution permanente. Aussi, même si les nouveaux habits dont il était affublé formaient désormais le costume européen, il n’avait pas d’autre préoccupation que de parcourir la casbah en tous sens, au milieu d’une troupe d’enfants turbulents et hilares, qui connaissaient tous les recoins du labyrinthe par cœur.

Au matin, c’était l’heure de l’ouverture des sept portes et le premier appel à la prière qui réveillaient les enfants. Ils prenaient une petite collation et sortaient de leurs domiciles respectifs pour entamer une longue cavalcade qui les amèneraient, épuisés, jusqu’au bref crépuscule. Tout la journée, les enfants erraient de placettes en placettes, d’escaliers tronqués en impasses obscures, disputant aux chats et aux rats le contrôle du royaume secret. Ils glissaient de pantoufles en pantoufles, d’éclairs blancs aux recoins noirs, évitant les flaques de pisse, les monceaux d’ordures et de gravats, accordant à peine le même salut fugitif à qui les tançaient, les hélaient ou leur promettaient une remontrance parentale. Insaisissables, Ils étaient le vent d’est qui léchait les collines, la nuée de pigeons qui s’égaillait, la cavalcade des guerriers victorieux, le troupeau des djinns, enfin tout ce qui leur prenait la fantaisie d’incarner.

Le jeu préféré de Bynyamin tenait en peu de choses et s’appelait l’ennemi juré. Au début du jeu, les enfants montaient jusqu’à la limite supérieure de la casbah, non loin de la citadelle du dey (maintenant occupée par des soldats français). Là, chacun des participants passait un foulard à sa ceinture et on formait les équipes. On choisissait cinq radjel, les autre enfants étant versés dans les alsyd. On disait que le chef radjel était fait prisonnier des alsyd. La mission des alsyd était de parvenir à convoyer le chef radjel jusqu’à la place d’armes, où il serait exécuté. Les quatre autres radjel devaient s’y opposer et tenter de capturer le chef des alsyd, qui était toujours le plus jeune des participants. Chacun dans sa langue – français, arabe, berbère, italien et espagnol – faisait le serment solennel de ne pas trahir son équipe et de respecter les règles du jeu, très simples : si un alsyd se voyait arracher son foulard, il serait mossafer, ce qui signifiait qu’il devenait à son tour radjel ; à l’inverse, si un radjel était capturé, il serait asir, promis lui aussi à l’exécution. Pour l’attaque et la défense, on ne ne pourrait utiliser aucune pierre ou bâton mais pour le reste, tous les coups seraient permis.

On laissait quelques instants aux quatre radgel pour prendre la fuite et organiser les embuscades. Le cortège des alsyd se mettait alors en route, aux aguets : à tout moment, l’escorte et son prisonnier pouvaient tomber dans un piège, car les radjel pouvaient utiliser tout l’espace de la casbah, c’est-à-dire qu’ils pouvaient passer par les maisons, les terrasses et les passages secrets, tandis que les alsyd ne pouvaient emprunter que les espaces publics. Le jeu finissait toujours en un affrontement confus, jusqu’à ce qu’un adulte vînt y mettre bon ordre et imposât la réconciliation. Mais jamais en tout cas les enfants n’arrivèrent jusqu’à la place d’armes.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre cinq : D’un maître l’autre (1/5)

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premier ÉPISODE

Fluctuat nec mergitur

En quelques années, Benjamin Zafrani était devenu le membre le plus éminent de la communauté israélite d’Alger, ce dont il tirait une grande fierté.

En 1830, à douze ans, il était comme tout le monde monté sur les remparts de la Casbah pour profiter du spectacle. Au franc soleil de midi, il avait vu la flotte française dans sa majesté. Des centaines de bâtiments de guerre cinglaient droit vers la cité. Les Algérois étaient prêt à en découdre et l’apparition des vaisseaux fut salué par des youyous, des imprécations martiales et des moulinets de yatagan. Ce genre de visites était presque coutumière et servait de représailles aux activités corsaires de l’imprenable cité. Toujours les chrétiens avaient été repoussés.

Ce jour-là, quelques bordées avaient déjà été tirées sans dommage lorsque les navires avaient soudain obliqué vers le couchant avant de disparaître. Les infidèles refusaient-ils le combat ? Non, ils débarquaient les soldats du corps expéditionnaire à quelques encablures, près du petit port de Sidi Ferrouch.

Monsieur Zafrani se souvenait de ces jours d’angoisse et d’exaltation. Il avait vu les soldats du dey, venus de tous les coins de la Régence pour mener la guerre sainte, quitter la ville pour se porter au devant de l’armée française. Il avait entendu le récit de leurs charges héroïques, brisées par la ligne de feu des chrétiens. Les misérables avançaient sans gloire, comme une marée résolue, s’accrochant à chaque pas gagné puis, de là, bondissant vers le rocher suivant. De proche en proche, en trois longues semaines d’agonie, les Français étaient entrés dans la ville.

Ensuite, rien ne s’était passé comme prévu.

Contrairement aux engagements signés, la ville avait été mise à sac. Les soldats ennemis s’étaient rués vers un butin facile, repoussant devant leurs baïonnettes les habitants en fuite. Ce furent quelques jours d’un pillage dont personne ne voulait plus parler. Les Français avaient tout pris, ne laissant en contrepartie que la honte : il fallut bien la ramasser au milieu des débris. Vidée de sa richesse et de sa population, Alger l’imprenable, Alger la bien-gardée, Alger la Joyeuse se prosterna devant ses nouveaux maîtres, honte accrue.

Au sortir du désastre, seuls les Algérois de confession israélite tirèrent leur épingle du jeu. Le statut inférieur que leur imposaient les Français valaient somme tout mieux que le précédent. C’en était fini de leur infamant costume, de la jizya et des tâches subalternes : ils jouaient dorénavant à partie égale avec leurs concitoyens musulmans. C’était presque comme si les catholiques étaient devenus tolérants !

De surcroît, les Algérois musulmans avaient courbé l’échine mais n’avaient pas abandonné tout espoir de voir partir les Français. Ils chargèrent donc les juifs assurer le rôle de courtier, tant le contact avec les soudards infidèles leur répugnait. Isaac Zafrani y avait trouvé le moyen de maintenir la prééminence de sa famille.

La suite demain, dans un nouvel épisode.