Chapitre cinq : D’un maître l’autre (0/5)

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D’Urbain Dejazet à Monsieur Tasson-Lavergne, Compagnie Marseillaise des Colonies et du Levant.

Alger, le 14 novembre 1847,

Monsieur le Directeur,

C’est avec le plus grand plaisir que je prends la plume pour vous donner des nouvelles de l’avancement du chantier. Les travaux du rez sont maintenant presque achevés, grâces soient rendues à l’armée et à ses bataillons disciplinaires ! J’ai interrogé l’architecte selon vos recommandations : d’après lui, il sera bien possible de poser une couverture temporaire faite de bois, de manière à ouvrir le café, le restauration et le cleube-house avant la fin des travaux de l’hôtel ; cette sorte de palissade cacherait en quelque sorte les travaux de l’étage. (Malheureusement, nous manquons encore de bois de construction et de charpentiers, mais j’y reviens dans la suite de cette lettre.)

Les matériaux nécessaires à la décoration de la façade et du restaurant sont arrivés le mois passé et sont conformes à la commande. J’ai pris la liberté de faire parvenir du Carrare pour le pavement du vestibule en alternance avec le marbre noir de Dinant déjà reçu. Je dois cette occasion à mon excellent contact Monsieur le Procureur général Bretesche de Saint-Maur, qui supporte admirablement notre entreprise. Depuis qu’il s’intéresse aux travaux, tout semble plus facile et je ne peux que me réjouir de son soutien.

Il faut avancer au plus vite le recrutement de tous les ouvriers que vous pourrez trouver pour la décoration du bâtiment. J’estime les besoin à cinquante ouvriers qualifiés, ce qui est plus que prévu mais le prix à payer pour terminer le chantier de l’hôtel dans un délai raisonnable. Je ne peux qu’attirer votre attention sur le fait que le meilleur choix consiste en ouvriers florentins ou génois, si nombreux à Marseille. Le climat est tant délétère à Alger qu’un homme du nord n’y résiste pas et tombe assez vite dans la fainéantise.

Quant à compter sur la main d’œuvre locale, il faut définitivement y renoncer. J’ai tenté, sur les conseils de notre excellent Bretesche de Saint-Maur et par l’entremise de M. Zafrani, marchand local, de recruter des maçons, charpentiers et plâtriers indigènes mais tous ont refusé, pour des raisons obscures – il semble que les pratiques superstitieuses ont encore cours chez les premiers habitants de ce pays et que l’emplacement de notre bâtiment soit visé par une malédiction ! Quoi qu’il en soit, cet échec n’est que tout relatif, étant donné qu’aucun indigène ne maîtrise les techniques modernes de construction et qu’à ma connaissance, aucun d’entre eux ne s’y intéresse – ces gens semblent préférer la répétition d’un geste immémorial à tout apprentissage de la nouveauté, je ne sais s’il faut y voir le signe de la paresse ou une preuve de sagesse.

Et pour ce qui est de faire appel une fois encore aux ouvriers de M. Pujols, je ne m’y résoudrai que contraint et forcé. Ce coquin veut me faire payer le triple de ce que je propose pour la main d’œuvre et les matériaux. C’est une honte que notre administration laisse prospérer de pareils filous, qui s’enrichissent à la faveur de toutes les difficultés qui se dressent dans ce pays devant l’entrepreneur français !

Voilà pourquoi j’insiste encore une fois sur la nécessité d’embaucher au plus vite une escouade entière de charpentiers et de maçons (cfr supra).

Monsieur Flanchet est arrivé par le bateau de la semaine dernière, avec sa batterie complète. Il ne cesse depuis de maugréer contre la cherté des produits mais semble satisfait de leur qualité. Il m’a assuré qu’il procéderait sans tarder à l’établissement de la carte des vins. Je n’ai pas encore eu l’occasion de goûter sa gastronomie mais je puis vous affirmer que le tout-Alger l’espère comme moi au plus vite – ceci fait, je ne manquerai évidemment pas de vous en donner des nouvelles !

Je termine cette lettre en espérant qu’elle vous trouve, ainsi que votre épouse, dans le meilleur état de santé. J’ai eu des nouvelles de votre fille Irénée par monsieur l’architecte qui m’a annoncé qu’elle avait maintenant quitté le couvent. Je pense souvent avec tendresse et émotion aux entretiens que nous avons eus l’an passé lors de ma visite et je vous prie de lui remettre les plus fervents hommages de mon affection.

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous prie d’agréer, monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Votre dévoué,

Urbain Dejazet

Chapitre quatre: La Société Coloniale d’Alger (5/5)

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Épisode cinquième

il en va de l’intérêt de chacun

Il fallut toute l’autorité de Bretesche de Saint-Maur pour dissuader les outragés de régler l’affaire en duel. Il fut convenu qu’une partie des dettes de monsieur de Charette serait apurée par un subside communal extraordinaire, perçue sur les transactions effectuées par les marchands de chameau, d’eau de rose et de laine filée, et que monsieur Hochdörffer céderait la chronique théâtrale à un collaborateur moins exigeant.

En ce qui concerne « Le Colombin d’Angers », le problème n’était point si grave. L’établissement appartenait à un marabout et était de longue date voué à la démolition. Il ne s’agissait en somme que de reloger le père Barbasson, ce qui se réalisa sans trop de problèmes, grâce à l’intervention des autorités militaires, qui disposaient d’une foultitude d’immeubles saisis ou en déshérence. Dans le mois, à deux pas du précédent, « le Colombin d’Angers » rouvrit ses portes et la Société Coloniale d’Alger put à nouveau offrir à ses membres les commodités que des civilisés étaient en mesure d’exiger.

Cependant, ce ne pouvait être qu’une solution provisoire, l’immeuble mis à disposition par l’armée étant lui aussi voué à la démolition en raison des travaux d’extension du port. Où aller donc ? La question fut bientôt au centre de toutes les conversations des sociétaires.

Bretesche de Saint-Maur se souvint alors d’un vieux projet dont il avait quelquefois entendu parler, lequel consistait dans l’érection d’un établissement de prestige sur la place d’Armes. Un commensal lui rafraîchit la mémoire… Quelques mois auparavant, un jeune gandin était arrivé de Marseille pour suivre les travaux. Le dit gandin, du nom de Dejazet, n’avait pas jugé opportun de se faire connaître des membres de la Société, de sorte que personne ne s’était intéressé à ses activités, encore moins de lui apporter le moindre secours. Il avait, dieu seul savait comment, obtenu le concours de quelques indigènes pour poursuivre son projet et était parvenu à faire place nette. « Ah certes, avait dit Bretesche de Saint-Maur, il s’agit de cet espace en face de la statue, certes, certes, j’ai bien constaté que des travaux étaient en train, mais il me semble qu’ils n’avancent guère. Et si nous invitions ce charmant jeune homme à nous les exposer ? »

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (4/5)

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Quatrième épisode

Titice et Bérénus

Depuis sa fondation, la prestigieuse société tenait ses réunions à l’arrière du café « Le Colombin d’Angers », qui était tenu par M. Barbasson père. Là, à deux pas des éventrations de la ville neuve, légèrement en surplomb de la baie, se réunissait tout ce que la colonie comptait de notables. En dehors des assemblées précisément dédiées au futur de la colonie (qui n’étaient plus d’ailleurs qu’épisodiques et qui se tenaient au palais de la Jenina, sur la Place d’Armes), les membres se réunissaient dans une salle qui leur était dédiée, à l’arrière du bâtiment. On y avait la garantie de l’entre-soi et de la discrétion ; on y fumait le tabac blond de Virginie, on commentait l’actualité, on échangeait ses impressions sur les nouveaux arrivés. Le père Barbasson veillant à l’excellence des liqueurs et au confort des sièges, tout était bien.

Un incident imprévu vint bouleverser ces paisibles habitudes. Il fut, on s’en doute, la cause d’une femme et trouva – on s’en doute également – son origine dans l’amour immodéré que les Algérois portaient à la culture française, en particulier au théâtre.

Monsieur de Charette avait fondé le Théâtre français d’Alger, dont il occupait les fonctions de directeur, de metteur en scène, de décorateur et d’acteur principal. Ses deux prédécesseurs avaient chacun fermé boutique au terme de leur première saison mais lui était parvenu à se maintenir. Il proposait du théâtre comique, des variétés et quelques grandes pièces du répertoire. Malheureusement, pour ce qui concernait le classique, chacun avait toujours son mot à dire et personne n’était jamais content. Un coup, c’était en raison du décor miteux, une autre fois des costumes rapetassés, une autre fois des trous de mémoire des acteurs. Mais dame, qu’allaient s’imaginer les spectateurs, il faut laisser à l’acteur le temps de s’incarner dans son personnage, lui prêter un peu de crédit, et concevoir qu’il n’y a aucune honte à recourir à l’aide du souffleur ! Au lieu de cela, une cohue d’impatients, de mécontents ou de farceurs en goguette, qui se prenaient pour des critiques éclairés. Dans ces conditions, proposer un spectacle de qualité tenait du prodige.

Un jour, Charette mit du Racine à l’affiche. Choix audacieux, puisqu’il s’agissait de Titus et Bérénice, mais qui lui laissait espérer, en cas de succès, d’échapper à ses créanciers.

L’intrigue tient en peu de mots : l’empereur Titus aime la jeune Bérénice, princesse juive ; dans la Rome antique, une telle liaison fait tache et il arrive un moment où la raison impose de choisir entre les problèmes ou les sentiments ; Titus, pénétré de sa fonction, lourde conséquemment la jeune femme, au terme d’alexandrins déchirants.

Raison du cœur contre raison d’état, mariage interethnique, il y avait au moins deux sujets qui eussent pu inspirer la réflexion aux spectateurs. Au lieu de cela des lazzis, des épluchures, la farce grotesque poussée à son extrémité – on dut interrompre la représentation au troisième acte. Le lendemain, les spectateurs, toujours hilares, crurent de bon ton de s’en prendre à nouveau à l’actrice, qu’ils baptisèrent Bérénus, en opposition à l’empereur Titis.

C’en fut trop pour Mademoiselle de Saint-Amand. Certes, à soixante-sept ans, sa Bérénice avait sans doute les dents un peu gâtées mais il ne s’agissait pas de manquer de respect à une artiste qui avait eu l’honneur de se produire devant l’impératrice Joséphine, un soir que cette dernière était passée par Vesoul. Elle décida incontinent de prendre sa retraite des planches et remonta dans le premier vapeur pour Toulon. Ce fut une catastrophe pour monsieur de Charette qui, au pied levé, dut lui-même assurer le rôle de la jeune première dans Les femmes savantes. La représentation fut un désastre qui tourna presque à l’émeute. Monsieur de Charette y ayant gagné la réputation d’être un inverti, il en demanda raison au rédacteur principal de la Gazette d’Alger, nommé Hochdörffer, lequel avait colporté cette infamie et n’avait jamais cessé, depuis l’entrée en fonction de Charette, de critiquer son approche de l’art.

Dans la confusion consécutive à l’annonce du duel, une table se renversa, qui entraîna dans sa chute un luminaire à pétrole… en quelques minutes, le « Colombin d’Angers », lieu de l’incident, partit en fumée. La Société Coloniale d’Alger venait de perdre ses locaux.

La suite demain, dans un nouvel épisode