« Madame, monsieur, la bienvenue ! Vous n’avez pas réservé ? Il nous reste des chambres. Et même la suite du Dey ! Veuillez je vous prie laissez vos bagages, Monsieur Ali va s’en charger…
Monsieur Ali ? S’il vous plaît, vous conduirez madame et monsieur…
Vous n’êtes encore jamais venus à Alger ? Vous verrez : c’est une ville magnifique, vous ne serez pas déçus. Signez ici, je vous prie. Voilà, merci.
La tenture ? Ah, vous n’êtes pas les premiers à poser la question… Elle cache un tableau un peu spécial… C’est la plus belle peinture de l’hôtel : il paraît qu’elle date de sa fondation même, du temps des débuts de la colonisation… Les goûts ont changé depuis lors, ce qui fait que nous ne l’exposons plus. Mais comme il paraît qu’une légende s’y attache, il est proscrit de la déplacer. Voir le tableau ? Mais bien sûr !
Chapitre onze : Entre deux feux (5/5)
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Cinquième épisode
Chant d’amour et cris d’injustice

Dejazet partit précipitamment, laissant Dubois à ses casseroles. Celui-ci avait un déjeuner à préparer, la discussion reprendrait plus tard. Dubois constata avec satisfaction que Joseph avait comme de coutume scrupuleusement suivi ses instructions.Le gamin avait fait livrer la commande qui attendait sur la table. Dubois avait hâte d’essayer la ratatouille, dont Francesca, la légumiste de Menton, lui avait détaillé la recette. Quatre grosses aubergines luisaient sur la table, il en prit une avec délectation. Depuis qu’il avait découvert le légume, Dubois ne se lassait pas d’en caresser la peau, qui lui rappelaient les fesses de Zélie, si douces et lisses.
(Tout ça dans une aubergine : souvent elle se tournait dans le lit, le ventre posé sur les draps et elle offrait son cul nu à la caresse. Elle disait un oh non qu’elle tenait peut-être d’un dresseur de serpents et l’autre Dubois, lui, hypnotisé, approchait une main plate comme pour le félin. Main qui échappait à sa volonté, partait vers le creux des reins, s’élevait rotondamment et forçait l’épaule à la poursuite vers le creux poplité, par conséquent le bras lié à la paume suivait le mouvement et ceci l’obligeait à pencher le buste et ceci lui permettait de humer et cela précédait le baiser et ce baiser voulait dire retourne-toi je brûle j’ai faim laisse-moi te sentir laisse-moi te manger. Elle riait de ses dents blanches et l’ébahi voyait s’ouvrir les portes du vestibule pour un festin d’amour).
Dubois reposa le légume, caressa les autres et se frotta les mains, se réjouissant d’avance du mélange d’épices que Francesca lui avait donné pour accommoder la préparation. Des coups de feu et des cris interrompirent son étourdissement. Il se précipita à la fenêtre. Les cavaliers avaient sorti les sabres et repoussaient la foule affolée en direction de la Casbah.
En cinq minutes, l’affaire fut pliée. La place s’était vidée comme par enchantement et le calme était revenu. « Te voilà toi », dit Dubois, à Joseph qui était réapparu sitôt fait. « Je regardais » dit Joseph avec un grand sourire.
– « Parfois ça tourne au vinaigre alors j’aime bien regarder les soldats.
– Mais tu peux me dire ce qui s’est passé ?
– Il y a un problème avec un Arabe qui a tué un Français dans le fossé de Bab-Azoun. Alors il a été jugé et on va lui couper la tête (Joseph fit un geste du tranchant de la main qui vint frapper la paume de l’autre). Alors les gens ne sont pas contents parce qu’ils disent qu’il n’a rien fait et que c’est une affaire qui ne concerne que les Européens. Alors ils sont venus sur la place comme chaque fois qu’ils ne sont pas contents…
– Et la discussion qui devait avoir lieu à côté ?
– Il y a des Arabes qui sont allés dans le café. Ils étaient trois. Parce que j’ai tout vu ! C’est monsieur Zafrani qui faisait la traduction pour monsieur de Saint-Maur. Moi je parle aussi ! Monsieur de Saint-Maur, il s’est fâché et il a dit aux policiers de les arrêter. Ils sont sortis par derrière, je ne sais pas où ils sont allés. Puis alors, monsieur de Saint-Maur il a dit à monsieur Zafrani de dire aux gens de rentrer chez eux et que justice serait faite. Puis les soldats, ils ont dispersé les gens. C’est toujours comme ça avec monsieur de Saint-Maur. Il y déjà eu des gens qui sont tués…
Chapitre onze : Entre deux feux (4/5)
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Quatrième épisode
Éloge du produit frais

– Non, Hippolyte, c’est une idée absurde ! C’est précisément ce que Saint-Maur refuse. Il veut un service à la française, avec tout ce que cela signifie, le buffet; la musique, enfin tout. Toute la société coloniale ne rêve que d’implanter un morceau de France ici, et tu me proposes de leur faire manger du couscoussou ?
– Du couscoussou ? »
Dejazet se leva de la banquette et commença à faire les cents pas devant Dubois. Sa voix enflée trahissait sa colère.
» C’est ce qu’ils mangent ici dans les grandes occasions. Tu parles d’un banquet. On fourre tout ce qu’on trouve de légumes et d’épices dans un grand faitout, on y ajoute de la viande douteuse et à côté, ils préparent une sorte de pâte grumeleuse, qu’ils obtiennent je ne sais comment à partir de leur blé. Ce n’est pas que ce soit mauvais mais… Tous les goûts sont mélangés. Parce que tout est ensuite posé dans un grand plat, à même le sol. Et ces sauvages s’en délectent, ils passent des heures à se lécher le bout des doigts, en écoutant leur musique, enfin, si l’on peut dire. Ce sont plutôt des sons étranges, une sorte de lamentation. Bref, cela n’est pas possible. Saint-Maur en crèverait.
– Alors il y a peut-être des choses à trouver chez les Européens… Les Mahonnais, les Italiens, ils ont des potagers. Je me suis déjà rendu à Bab-Azoun…
– Tu es allé à Bab-Azoun ? Et Payeulle ? Il a laissé faire ? Mais tu ne peux quitter la ville, ordre de Saint-Maur.
– Il suffit de passer la porte. On ne m’a rien demandé. Et tu vois, je ne suis pas mort. C’est grâce à Joseph. C’est là qu’il est né, il y connaît tout le monde. Écoute Urbain, ce gamin est une perle, grâce à lui, nous pouvons espérer que Pujols…
– Je t’arrête tout de suite, Hippolyte, ne me parle pas de ce coquin. J’ai eu affaire à lui lorsque je suis arrivé. C’est un maquignon. Il règne en souverain sur son peuple de loqueteux. Moi, je ne fais pas affaire avec eux. C’est non, non, non et trois fois non.
– Bon, eh bien prenons le problème autrement, reprit Dubois. À supposer que… »
Quelques minutes plus tard, quand il reposa son verre de limonade vidé devant lui, Dubois regarda Dejazet dans les yeux. Il avait parlé beaucoup plus longuement qu’à l’habitude, et d’une seule traite. Les idées lui étaient venues naturellement et il n’avait eu aucune difficulté à les relier toutes entre elles. Dejazet semblait ravi.
« C’est une si bonne idée que je ne me pardonne pas d’y avoir pensé. Bon sang, voilà des mois que je m’éreinte à trouver le moyen de faire venir les meilleurs produits de bouche de la métropole et je n’y avais pas pensé. Ah, Hippolyte, les solutions les plus simples ne sont pas toujours les plus évidentes, la preuve. Alors c’est entendu, Hippolyte, nous ferons venir la marchandise vivante. Je vais en informer Monsieur Lavergne… Il faut engager une équipe de boucherie le plus vite possible.
– Je crois qu’il y a encore plus simple, dit Dubois avec un grand sourire.
– Plus simple ?
– Plus simple. Quel est le plus… »
Dubois n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Tout à coup, des cris provenant d’une foule interrompirent la discussion. Les deux hommes se levèrent et allèrent vers la fenêtre. La place du Gouvernement était noire de monde. Une foule bigarrée s’était groupée à proximité de la statue du duc d’Orléans, visiblement très en colère. « Allons bon, voilà nos indigènes, dit Dejazet, mais qu’est-ce qui leur prend donc ? ». Le tumulte redoubla quand un bataillon de zouaves et un escadron de chasseurs à cheval firent leur apparition, l’arme à la bretelle. Les soldats se placèrent pour moitié en ligne devant les manifestants, pour l’autre par petits groupes qui cadenassaient les accès à la place.
Escorté de quelques gendarmes, Monsieur de Saint-Maur sortit du Palais de la Djénina. Il lança quelques mots mais Dubois n’entendit pas ce qu’il disait, en raison de la foule qui était interposée entre le préfet et lui. « Il négocie, souffla Dejazet, il gagne du temps. Il va certainement demander à cette foule de produire des représentants ».
C’est alors que Joseph entra en courant dans la salle du restaurant. « Monsieur Dejazet, monsieur Dejazet, on vous mande ! Il y a un problème avec les Arabes. Monsieur de Saint-Maur veut réquisitionner le café pour y mener la discussion, venez vite ! »