Chapitre onze : Entre deux feux (5/5)

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Cinquième épisode

Chant d’amour et cris d’injustice

Dejazet partit précipitamment, laissant Dubois à ses casseroles. Celui-ci avait un déjeuner à préparer, la discussion reprendrait plus tard. Dubois constata avec satisfaction que Joseph avait comme de coutume scrupuleusement suivi ses instructions.Le gamin avait fait livrer la commande qui attendait sur la table. Dubois avait hâte d’essayer la ratatouille, dont Francesca, la légumiste de Menton, lui avait détaillé la recette. Quatre grosses aubergines luisaient sur la table, il en prit une avec délectation. Depuis qu’il avait découvert le légume, Dubois ne se lassait pas d’en caresser la peau, qui lui rappelaient les fesses de Zélie, si douces et lisses.

(Tout ça dans une aubergine : souvent elle se tournait dans le lit, le ventre posé sur les draps et elle offrait son cul nu à la caresse. Elle disait un oh non qu’elle tenait peut-être d’un dresseur de serpents et l’autre Dubois, lui, hypnotisé, approchait une main plate comme pour le félin. Main qui échappait à sa volonté, partait vers le creux des reins, s’élevait rotondamment et forçait l’épaule à la poursuite vers le creux poplité, par conséquent le bras lié à la paume suivait le mouvement et ceci l’obligeait à pencher le buste et ceci lui permettait de humer et cela précédait le baiser et ce baiser voulait dire retourne-toi je brûle j’ai faim laisse-moi te sentir laisse-moi te manger. Elle riait de ses dents blanches et l’ébahi voyait s’ouvrir les portes du vestibule pour un festin d’amour).

Dubois reposa le légume, caressa les autres et se frotta les mains, se réjouissant d’avance du mélange d’épices que Francesca lui avait donné pour accommoder la préparation. Des coups de feu et des cris interrompirent son étourdissement. Il se précipita à la fenêtre. Les cavaliers avaient sorti les sabres et repoussaient la foule affolée en direction de la Casbah.

En cinq minutes, l’affaire fut pliée. La place s’était vidée comme par enchantement et le calme était revenu. « Te voilà toi », dit Dubois, à Joseph qui était réapparu sitôt fait. « Je regardais » dit Joseph avec un grand sourire.
– « Parfois ça tourne au vinaigre alors j’aime bien regarder les soldats.
– Mais tu peux me dire ce qui s’est passé ?
– Il y a un problème avec un Arabe qui a tué un Français dans le fossé de Bab-Azoun. Alors il a été jugé et on va lui couper la tête (Joseph fit un geste du tranchant de la main qui vint frapper la paume de l’autre). Alors les gens ne sont pas contents parce qu’ils disent qu’il n’a rien fait et que c’est une affaire qui ne concerne que les Européens. Alors ils sont venus sur la place comme chaque fois qu’ils ne sont pas contents…
– Et la discussion qui devait avoir lieu à côté ?
– Il y a des Arabes qui sont allés dans le café. Ils étaient trois. Parce que j’ai tout vu ! C’est monsieur Zafrani qui faisait la traduction pour monsieur de Saint-Maur. Moi je parle aussi ! Monsieur de Saint-Maur, il s’est fâché et il a dit aux policiers de les arrêter. Ils sont sortis par derrière, je ne sais pas où ils sont allés. Puis alors, monsieur de Saint-Maur il a dit à monsieur Zafrani de dire aux gens de rentrer chez eux et que justice serait faite. Puis les soldats, ils ont dispersé les gens. C’est toujours comme ça avec monsieur de Saint-Maur. Il y déjà eu des gens qui sont tués…

Chapitre onze : Entre deux feux (4/5)

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Quatrième épisode

Éloge du produit frais

– Non, Hippolyte, c’est une idée absurde ! C’est précisément ce que Saint-Maur refuse. Il veut un service à la française, avec tout ce que cela signifie, le buffet; la musique, enfin tout. Toute la société coloniale ne rêve que d’implanter un morceau de France ici, et tu me proposes de leur faire manger du couscoussou ?
– Du couscoussou ? »

Dejazet se leva de la banquette et commença à faire les cents pas devant Dubois. Sa voix enflée trahissait sa colère.

 » C’est ce qu’ils mangent ici dans les grandes occasions. Tu parles d’un banquet. On fourre tout ce qu’on trouve de légumes et d’épices dans un grand faitout, on y ajoute de la viande douteuse et à côté, ils préparent une sorte de pâte grumeleuse, qu’ils obtiennent je ne sais comment à partir de leur blé. Ce n’est pas que ce soit mauvais mais… Tous les goûts sont mélangés. Parce que tout est ensuite posé dans un grand plat, à même le sol. Et ces sauvages s’en délectent, ils passent des heures à se lécher le bout des doigts, en écoutant leur musique, enfin, si l’on peut dire. Ce sont plutôt des sons étranges, une sorte de lamentation. Bref, cela n’est pas possible. Saint-Maur en crèverait.
– Alors il y a peut-être des choses à trouver chez les Européens… Les Mahonnais, les Italiens, ils ont des potagers. Je me suis déjà rendu à Bab-Azoun…
– Tu es allé à Bab-Azoun ? Et Payeulle ? Il a laissé faire ? Mais tu ne peux quitter la ville, ordre de Saint-Maur.
– Il suffit de passer la porte. On ne m’a rien demandé. Et tu vois, je ne suis pas mort. C’est grâce à Joseph. C’est là qu’il est né, il y connaît tout le monde. Écoute Urbain, ce gamin est une perle, grâce à lui, nous pouvons espérer que Pujols…
– Je t’arrête tout de suite, Hippolyte, ne me parle pas de ce coquin. J’ai eu affaire à lui lorsque je suis arrivé. C’est un maquignon. Il règne en souverain sur son peuple de loqueteux. Moi, je ne fais pas affaire avec eux. C’est non, non, non et trois fois non.
– Bon, eh bien prenons le problème autrement, reprit Dubois. À supposer que… »

Quelques minutes plus tard, quand il reposa son verre de limonade vidé devant lui, Dubois regarda Dejazet dans les yeux. Il avait parlé beaucoup plus longuement qu’à l’habitude, et d’une seule traite. Les idées lui étaient venues naturellement et il n’avait eu aucune difficulté à les relier toutes entre elles. Dejazet semblait ravi.

« C’est une si bonne idée que je ne me pardonne pas d’y avoir pensé. Bon sang, voilà des mois que je m’éreinte à trouver le moyen de faire venir les meilleurs produits de bouche de la métropole et je n’y avais pas pensé. Ah, Hippolyte, les solutions les plus simples ne sont pas toujours les plus évidentes, la preuve. Alors c’est entendu, Hippolyte, nous ferons venir la marchandise vivante. Je vais en informer Monsieur Lavergne… Il faut engager une équipe de boucherie le plus vite possible.
– Je crois qu’il y a encore plus simple, dit Dubois avec un grand sourire.
– Plus simple ?
– Plus simple. Quel est le plus… »

Dubois n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Tout à coup, des cris provenant d’une foule interrompirent la discussion. Les deux hommes se levèrent et allèrent vers la fenêtre. La place du Gouvernement était noire de monde. Une foule bigarrée s’était groupée à proximité de la statue du duc d’Orléans, visiblement très en colère. « Allons bon, voilà nos indigènes, dit Dejazet, mais qu’est-ce qui leur prend donc ? ». Le tumulte redoubla quand un bataillon de zouaves et un escadron de chasseurs à cheval firent leur apparition, l’arme à la bretelle. Les soldats se placèrent pour moitié en ligne devant les manifestants, pour l’autre par petits groupes qui cadenassaient les accès à la place.

Escorté de quelques gendarmes, Monsieur de Saint-Maur sortit du Palais de la Djénina. Il lança quelques mots mais Dubois n’entendit pas ce qu’il disait, en raison de la foule qui était interposée entre le préfet et lui. « Il négocie, souffla Dejazet, il gagne du temps. Il va certainement demander à cette foule de produire des représentants ».

C’est alors que Joseph entra en courant dans la salle du restaurant. « Monsieur Dejazet, monsieur Dejazet, on vous mande ! Il y a un problème avec les Arabes. Monsieur de Saint-Maur veut réquisitionner le café pour y mener la discussion, venez vite ! »

Chapitre onze : Entre deux feux (3/5)

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troisième épisode

ENCORE déçus par les poulets

Si la pièce de musique jouée quotidiennement sur la Place du Gouvernement était l’attraction préférée des Français d’Algérie (ce qui expliquait le succès fulgurant rencontré dès l’ouverture du café du Grand Hôtel), il était de bon ton, chaque fin de semaine, de descendre à la Marine. En effet, le vendredi était le jour de l’arrivée de la navette de Toulon.

Plus précisément, le vapeur arrivait la veille en soirée et passait la nuit en vue du port. Le lendemain matin, sur le coup de dix heures, il venait se ranger parallèlement au quai, devant une foule de gens venue pour admirer le spectacle. La passerelle s’abaissait et… En descendaient soldats, fonctionnaires et colons, en nombre fluctuant, que chaque spectateur scrutait avec attention. Souvent, des cris se faisaient entendre : c’était l’un ou l’autre qui reconnaissait un proche, accueillait un affidé ou hélait l’égaré. On conçoit que c’était là une mine de discussions pour la semaine, puisque chaque nouvel arrivant était non seulement susceptible de rebattre les cartes du destin de la colonie mais encore apportait ses propres nouvelles de la métropole.

Au-delà de cette inépuisable source de commentaires et de commérages, bien nécessaire à l’athénienne marotte qu’ont les Français de transformer la moindre information en dispute politique, la navette apportait aussi le courrier et les marchandises commandées en métropole, ce qui justifiait la présence de nombreux portefaix mauresques, de négociants israélites et – ce jour-là -, de Dejazet et Dubois.

Trop impatients pour attendre que les caisses fussent descendues du bateau. Les deux hommes avaient remonté la file des marins et des passagers pour s’engouffrer dans les cales du navire. Là, au milieu des tonneaux, des caisses et des malles, ils avaient déniché ce qu’ils attendaient.

Les bouteilles de vin de Champagne étaient indemnes, bien alignées sur leur lit de paille, ainsi que la porcelaine et les lustres à pendeloques. Mais dès que les deux hommes s’étaient approchés de la malle en osier qui devait contenir les volailles de Bresse, ils avaient reniflé des miasmes inquiétants. De fait, lorsqu’ils l’avaient ouverte, une odeur épouvantable s’en était exhalée. La marchandise s’était gâtée durant le trajet.

C’était la quatrième tentative… Il fallait en convenir : durant la période estivale, rien de périssable ne résistait jamais au voyage. Dépité, Dejazet avait déplié son mouchoir devant sa figure, comme s’il examinait un cadavre en décomposition. « C’est plus que faisandé, foutez ça à l’eau le plus vite possible » avait dit Dejazet aux deux marins qui tenaient les pieds de biche ». Ils avaient tout balancé par un sabord en se pinçant le nez. « Sortons maintenant, rien de sert de s’éterniser dans cette puanteur » avait dit Dejazet à Dubois, qui, durant le temps de l’opération, s’était très comiquement affalé sur un canapé Louis XV, un petit bonbon de mobilier rose et baroque, totalement incongru dans ce décor carré et vertical, fait d’empilement de caisses et de malles.

Quelques minutes plus tard, Dubois et Dejazet avaient repris le chemin de l’hôtel. « Cela ne va pas, disait Dejazet, cela ne va pas. Nous n’allons pas y arriver. Ma carrière sera brisée. » Dubois ne répondit rien. Bientôt ils arrivèrent en vue du Grand Hôtel. « Allons au restaurant, dit Dejazet, on y causera à l’aise. Et nous demanderons à Joseph d’aller nous chercher des limonades au café, j’ai besoin de boire quelque chose de frais ».