Chapitre onze : Entre deux feux (2/5)

Mis en avant

Deuxième Épisode

la leçon de géographie

Joseph ne quittait plus Dubois. Ils dormaient presque côte à côte sur les banquettes du restaurant, maintenant achevé. Les deux complices se réveillaient à l’appel du muezzin, au milieu des cadres, des miroirs, des dorures et des lourdes tapisseries qui décoraient les murs. Toujours un peu chiffonné du fait de l’inconfort, Dubois mettait sa casquette et se rendait dans l’arrière du vestibule.

C’était la pièce centrale qui distribuait la circulation dans le bâtiment. À gauche en entrant s’ouvrait la porte du grand café (cette partie du Grand Hôtel était déjà ouverte depuis quelques temps mais les clients y pénétraient par les portes-fenêtres qui donnaient directement sur la terrasse), à droite, on allait vers le restaurant et tout droit s’amorçait le grand escalier qui monterait vers les chambres à l’étage. Il était prévu de le parer de marbre mais celui-ci n’était pas encore livré, si bien qu’il était dissimulé des regards par une palissade de bois. On fourrait dans cet espace tout le matériel de construction, dont les grands baquets d’eau qui servait à la fabrication des plâtres et des mortiers. Dubois y plongeait une tête résolue, se débarbouillait jusqu’à la ceinture, fourrait les pans de sa chemise dans son pantalon et prenait la direction du port, emmenant avec lui Joseph, qui faisait la tournée des marchands tandis qu’il s’adonnait à des exercices de natation.

Ce matin de juillet 1849, l’aurore algéroise était une illumination pourpre, toute en délicatesse. Les étoiles s’éteignaient sur un tissu pastel, qui lui semblait mollement ondoyer sous l’effet des premiers souffles du vent d’Orient. Dubois et Joseph descendaient au port en sifflotant. « Veux-tu bien me chanter une chanson du pays ? dit Joseph. Alors Dubois psalmodia (il chantait horriblement faux) la vieille chanson de la patrie. Ravi, le petit Joseph reprit en canon le carillon de Vendôme dans un décor d’arabesques. « Tu crois qu’un jour, je pourrais y aller, à Mongentil ?
Beaugency, Joseph, Beaugency, C’est sur la Loire. Je n’y suis jamais allé non plus…
_ Ah bon, mais tu viens de France, pourtant !
_ C’est un grand pays, il y a plusieurs fleuves.
_ C’est grand comment ?
_ Le pays ou les fleuves ?
_ Les fleuves, ils sont comment ? Larges comment ? Il y a de l’eau toute l’année ?
_ Ah les fleuves, ils sont gigantesques comparés aux rivières qui coulent à Alger ! Il y a la Seine, toute bouclée sur la carte, la Somme, dans le Nord, qui est plus petite et sans courant, la Garonne aussi, qui change sans arrêt de couleur, le Rhône et la Loire, que j’ai empruntés en bateau et puis la Meuse et le Rhin, qui bordent les frontières.
_ Tu as vu lesquels ?
_ Eh bien, le Rhône et la Loire, je t’ai dit, puis la Seine également, quand j’étais à Paris. Et bien sûr la Meuse car enfant, j’ai vécu quelques années à Givet, où mon père était en garnison.
_ C’est grand comment, Givet ?
_ Mais c’est tout petit Givet, tout petit ! Ce sont deux rochers en tenaille qui enserrent le fleuve, avec une citadelle sur chaque sommet. C’est tout ce dont je me souviens. J’étais très jeune, tu sais, plus jeune que l’âge que tu as maintenant. Enfin, c’est là que j’ai appris à nager…
_ J’ai dix ans ! Et un jour, moi aussi j’irai dans les fleuves pour apprendre à nager.
_ Je peux t’apprendre si tu veux, il y a la mer !
_ Ah non, pas la mer, c’est bien trop dangereux. Monsieur Pujols me l’a bien répété. Mais pour les fleuves, il n’a rien dit, alors…
_ Monsieur Pujols ?
_ Monsieur Pujols a toujours été très gentil avec moi. Tout le monde le connaît à Bab-Azoun, il s’occupe de tout. Je le connais très bien. Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à me le demander et monsieur Pujols te le donnera. C’est vrai. D’ailleurs, c’est monsieur Pujols qui m’a dit de te le dire, il est vraiment très gentil.
_ Mais, tu le vois souvent ?
_ Il vient me voir quand je rentre à Bab-Azoun… Il garde mon argent quand j’en ramène.  »

Chapitre onze : Entre deux feux (1/5)

premier épisode

Dans la nouvelle cuisine

Dans les jours qui suivirent, le zouave Payeulle se montra d’une discrétion bienvenue. Lorsque le jeune cuisinier s’était enfin résigné à pénétrer dans la cuisine de l’hôtel (ce que Flanchet n’avait jamais toléré) le soldat était resté à la porte, laissant seul à Dubois la surprise de la découverte. Quelques heures plus tard, Dubois et Joseph avaient quitté le Grand Hôtel pour aller faire des commissions à la Marine. Claudiquant du fait de sa blessure, Payeulle avait suivi à une dizaine de mètres, sans jamais accentuer sa surveillance. Au fil des jours, Dubois avait fini par s’accoutumer à cette présence discrète, qu’il ne perdait cependant jamais tout à fait de l’œil.

Dubois avait souvent aperçut Dejazet discuter quelques instants avec le zouave. Le directeur lui tapait sur l’épaule, lui faisait porter à boire, l’invitait à la table des ouvriers. Plein de prévenances, il lui avait aussi fait amener un siège, pour soulager sa jambe douloureuse durant ses heures de garde. Depuis, Payeulle restait assis des heures, presque somnolant, ne se levant précipitamment que lorsque l’inspecteur Roche et son second Delétang, expressément mandatés par Monsieur de Saint-Maur, venaient aux nouvelles (c’était le jeune Joseph qui avait pour mission de prévenir le soldat). Dejazet avait raison : il n’y avait rien à craindre d’un tel gardien, plus surveillé que surveillant. Dubois allait et venait à sa guise : il en venait presque à trouver le vieux soldat sympathique.

La cuisine du Grand Hôtel de France était d’une modernité sans pareille. Dubois disposait d’un matériel digne des plus grands restaurants de la capitale. Il s’en émerveillait constamment. Flanchet était peut-être un imposteur – un ivrogne pour le moins – mais il avait fait acheter le meilleur matériel. En plus de la rôtissoire et du potager, le cuisinier disposait d’un fourneau en fonte, merveille de technologie et de nouveauté. Quant aux ustensiles, il n’en manquait pas un : les louches et les écumoires en bronze pendaient à côté des marmites et des poêlons, toute cette dinanderie pendue à une barre qui redoublait la structure de la cheminée. Dubois passait des heures à contempler son matériel, rêvant de banquets fastueux. Oubliées les réticences qui l’avaient poussé à refuser le poste ! La Grand Hôtel de France était une chance qu’il fallait saisir, il n’avait rien à perdre.

Les premiers jours, comme il avait encore peur d’abîmer le matériel, Dubois avait ramené ses marmites et son trépied. Il les avait installés au milieu-même de la cuisine. Puis, petit à petit, il avait allumé l’un ou l’autre âtre, essayé un couteau… Tout fonctionnait à merveille ! Il remisa alors son appareillage de cantine et prit définitivement le contrôle de son royaume. Finie la tambouille ! les ouvriers du chantier virent leur ordinaire s’améliorer de manière inattendue.

Depuis le début des grosses chaleurs, ceux-ci commençaient le travail vers six heures et demi, s’arrêtaient vers dix heures pour une courte pause et reprenaient jusqu’à l’heure du déjeuner, qui marquait le début des heures creuses. Ils ne reprenaient le travail que vers 17 heures. D’ordinaire dans l’intervalle, accablés par une vinasse bue trop vite, une collation lourde et copieuse, les ouvriers quittaient rapidement la tablée et allaient faire la sieste dans un coin ombragé. Mais depuis que Dubois était aux petits oignons, les plus gourmets d’entre eux restaient volontiers dans la salle de restaurant. Ils y refaisaient le monde, égayés par la bonne chère. Dubois, aux anges, s’asseyait avec eux. Il les écoutait discourir durant des heures, tentant de saisir dans leurs confidences la marque de leurs goûts, pour s’y adapter au repas suivant. « Tu va me les gâter » avait dit Dejazet « on perd un temps précieux avec ces agapes ». Dubois lui avait répondu qu’il avait besoin d’un public pour maîtriser ses outils et élaborer ses recettes. De surcroît, il professait que des ventres pleins et satisfaits mettaient plus d’ardeur à la tâche.

Dejazet avait bien été obligé d’approuver. Depuis que Dubois s’était mis à la gastronomie, les ouvriers travaillaient vite et bien. Ce que Dubois lui coûtait en victuailles était récupéré en heures de travail. Des ouvriers mahonnais et italiens se présentaient à l’embauche. « On va finir par y arriver, disait Dejazet à Dubois, on va finir par y arriver ».

Chapitre onze : Entre deux feux (0/5)

Mis en avant

De Constance Dubois à son frère Hippolyte à Alger

Le 3 juillet 1849,

Mon cher frère,

J’ai bien reçu ta lettre. Dorénavant; nous attendons de tes nouvelles, père et moi, tout au long de la semaine. Lorsqu’elles nous arrivent, nous abandonnons sitôt nos occupations pour les lire ensemble. Quel soulagement de te savoir bien portant et occupé ! Quel bonheur de te lire !

Nous rentrons à peine de Paris, où nous sommes allés en chemin de fer. J’étais vraiment enthousiaste de découvrir cette nouveauté et cela seul aurait suffi à mon bonheur. Cependant, en plus de ce premier cadeau d’anniversaire, père m’a fait la surprise de me permettre de l’accompagner à l’exposition nationale des produits de l’industrie agricole et manufacturière, qui se tient jusqu’au 30 juillet aux Champs-Élysées. J’avais mis ma plus belle robe pour l’occasion et n’était la chaleur qui m’oppressait un peu, j’ai passé le plus agréable moment à déambuler au milieu de la foule des exposants ; quant à père, il n’avait comme d’habitude d’yeux que pour les nouveautés !

Le soir, nous dînâmes à l’escargot Montorgueil, dans le quartier des Halles. Comme tu t’en doutes, je n’ai pas pu résister à ce délice. Père à quant à lui opté pour les cuisses de grenouilles qu’il affectionne toujours autant. J’ai compris au fil du repas que notre présence était attendue, car le tenancier s’est joint à nous pour discuter des livraisons de produits frais que nous pourrions lui faire, grâce au chemin de fer. C’est ainsi que j’ai appris que père a décidé de convertir un des viviers du domaine pour la production de grenouilles.

Depuis mon dernier séjour à Paris, j’ai l’impression que la capitale a doublé de superficie et que de nouveaux immeubles se sont construits partout. Dans le quartier des Halles, on projette de tout mettre à bas pour édifier de nouveaux bâtiments, mieux adaptés à l’exposition des denrées. Il est vrai que l’épidémie que nous avons traversée l’an passé a mis en lumière l’impérieuse nécessité de l’hygiène ; c’est bien simple : on ne parle plus que de cela, à croire que les problèmes politiques de ces derniers temps n’ont jamais existé.

À ce propos, père avait placé beaucoup d’espoir dans les lois d’amnistie. Hélas, comme tu le sais sans doute, les deux propositions ont été repoussées (non sans avoir provoqué de vifs débats à l’Assemblée) et une amnistie générale n’est par conséquent plus envisageable. Sans doute pour éviter que je me fasse des illusions, Père ne m’avait rien dit de cela mais j’en avais pris connaissance par les gazettes qu’il laisse traîner dans son bureau. Il m’a surpris en pleurs et m’a consolé en me disant qu’il avait « d’autres fers au feu » et que ton retour n’était maintenant plus qu’une affaire de mois. Il n’a pas voulu m’en dire plus mais je ne peux résister à l’envie de t’en informer. Je suis si heureuse de cette perspective !

Je te laisse ici car mon cours de musique a été déplacé en ce début d’après-midi et j’entends que mon professeur attend dans le vestibule. Il pleut sans discontinuer depuis deux jours, je voudrais t’envoyer un peu de notre pluie et qu’en contrepartie, tu me cèdes une part du soleil qui inonde Alger.

Donne-moi toujours de tes nouvelles : tout m’intéresse. Je t’embrasse tendrement.

Affectueusement, Constance.