Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (5/5)

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cinquième épisode

EN QUELQUE SORTE LIBRE

Dubois revint sur le chantier quelques heures après cet entretien. Dejazet l’y attendait. Les deux hommes se saluèrent. Après un long moment de silence, Dejazet prit la parole. « Je vous promets que je ferai tout ce que je peux. L’ennui, c’est que Saint-Maur exige un cuisinier français pour le banquet. C’est pour la galerie, évidemment : il se fout de l’hôtel. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’avoir un lieu de prestige pour parader. Maintenant qu’il a le café, il lui faut le banquet, après cela, il vous laissera tranquille. J’ai prévenu ma direction de recruter un cuisinier le plus vite possible mais cela va prendre un peu de temps. Tout est engourdi ici, avec cette chaleur.
– Et mes ouvriers, répondit Dubois, qui va leur faire à manger ? C’était ça mon travail.
– Vous pouvez continuer, bien entendu. Moi, je ne veux pas vous empêcher ou vous forcer en quoi que ce soit…
– Merci, ricana Dubois. Mais vous ne me tutoyez plus ?

Dejazet resta quelques instants silencieux. Mal à l’aise, il passait d’une jambe à l’autre, en faisant semblant de s’intéresser au chantier. « Bon, soyons pratiques, finit-il par lâcher. Les travaux du restaurant sont pour ainsi dire finis, il reste quelques détails mais tout est en place. Les ouvriers sont occupés à l’étage, qui va se construire beaucoup plus vite. D’ici trois à quatre mois, l’ensemble sera achevé, les chambres prêtes et nous pourrons accueillir les premiers clients. Ce n’est plus possible de vous loger ici… Donc j’ai pensé, enfin, tu as vu ce monsieur Zafrani ? C’est un juif, un marchand, très riche. Il connaît tout le monde sur la place. J’entretiens les meilleures relations avec lui. Il possède un logement dans un immeuble européen, à deux pas d’ici. Il est vide. Il le met à ta disposition, avec un domestique pour s’occuper du ménage. Ce sera plus confortable que ton galetas. Tu sais, Saint-Maur voulait te faire dormir à la caserne… Il se méfie. J’ai fait ce que j’ai pu mais en guise de précautions, il a exigé, enfin, tout le monde lui obéit ici…
– Ne tournez pas autour du pot, monsieur Dejazet, dites-moi ce que vous avez à me dire.
– Monsieur de Saint-Maur est résolu à te laisser filer sitôt le banquet donné. C’en sera fini de l’Algérie et tu pourras retourner en France, libre. Mais il se méfie, il a peur de tes réactions d’ici là. Tu as déjà une petite réputation, tu sais, tout le monde dit que tu es un rouge, un révolutionnaire. Tu dois faire attention. Ce n’est pas très bien vu, il y a des idées qui font peur.
– Et alors ?
– Eh bien, cela ne va pas te plaire mais il a exigé qu’un soldat t’escorte constamment…
– Comment ? Il ne manquait plus que cela !  »

Dejazet se racla la gorge. « C’était la meilleure solution, Dubois ! Il voulait te faire suivre partout, par deux gendarmes. J’ai longuement ferraillé et j’ai obtenu qu’un soldat que je connais depuis mon arrivée les remplace. Attends, ne dis rien ! Je le connais, j’en ai parlé avec lui, il se fera le plus discret possible.
– Et c’est avec ça qu’on peut me déclarer libre ?
– Il s’appelle Payeulle, un gars du nord. C’est un sergent du corps des zouaves. Il est arrivé ici avec le corps expéditionnaire, dès le début. Il a été blessé et en est encore un peu infirme ; de surcroît, il souffre des fièvres africaines. Je t’assure qu’il ne fera pas de zèle. Il se contentera de t’accompagner, c’est tout. »

Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (4/5)

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Quatrième épisode

la mauvaise tête

L’entretien s’acheva faute de dialogue. Toutes les tentatives de Dejazet et de Zafrani se heurtèrent au refus obstiné de Dubois. Il ne pouvait en être question, point final. Les deux hommes se retirèrent, le laissant seul. Quelques minutes plus tard, Joseph déboula en criant que des gendarmes étaient là.

Dubois fut emmené sans ménagement entre deux hommes armés et passa la nuit dans une cellule du palais de la Djénina. Il y resta trois jours, au pain et à l’eau. Là plus qu’ailleurs, la chaleur était difficilement supportable. Dubois souffrait atrocement de la soif. Lorsqu’il en fut enfin extrait, il ne pouvait articuler deux mots, tant sa langue était pâteuse.

« Ah, voilà notre jeune rebelle, fit Saint-Maur, décidément, monsieur, vous me donnez bien du souci. J’apprends que vous refusez la proposition qui vous est offerte. Monsieur Dejazet, qui s’est pourtant démené pour votre confort, est bien mal payé de la confiance qu’il vous a accordée dès votre arrivée. Tout cela est fort regrettable. Vraiment, c’est regrettable…
– Je ne suis pas maître-queux, protesta Dubois.
– Il suffit, monsieur Dubois, vous aurez la parole lorsque je vous la donnerai : c’est moi qui parle. Donc, pour résumer la situation, voilà notre affaire. Après avoir été condamné en France pour des activités séditieuses qui eussent pu vous valoir d’être fusillé sans autre forme de procès, vous arrivez ici, à Alger. Sans l’intervention de votre père, vous seriez déjà en route pour l’arrière-pays, confié aux bons soins de l’armée et occupé à des tâches harassantes… Et donc, jeune homme, la République, pleine de mansuétude, vous offre une seconde chance et vous, vous la refusez. Vous m’excuserez d’y voir une marque d’ingratitude ou de sottise. Ne seriez-vous pas un entêté, par hasard ? Qu’en penserait votre père ?
– Je ne vois pas ce que mon père a à voir dans cette affaire…
– J’y viens, jeune homme, j’y viens. Eh bien figurez-vous que j’ai ici une lettre de son excellence le garde des Sceaux. Votre père a obtenu votre grâce, sur base de votre bonne conduite lorsque vous êtes arrivé ici. Monsieur Dejazet n’est sans doute pas pour rien dans ce changement mais ce n’est pas mon propos. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la bonne marche de la colonie. Alors voici l’alternative qui s’offre à moi. Soit j’ai reçu la notification officielle de votre grâce, vous êtes libre, engagé à titre de maître-queux, responsable de l’organisation du banquet de la Société Coloniale, vous toucherez dix francs par jour, ce qui est une somme… Une fois le banquet donné, un autre cuisinier sera arrivé et vous rentrerez en France. Soit cette lettre arrive en retard… Vous à ce moment, vous êtes déjà au bled. Vous avez disparu. La colonie est grande, les communications difficiles, vous avez disparu. Peut-être même êtes-vous mort, ou transporté en Guyane. Nul ne sait, malgré tous les efforts, on ne vous retrouve pas. Dommage, n’est-ce-pas ? »

Dubois fixa Saint-Maur dans le blanc des yeux. Celui-ci, assis derrière ses piles de dossiers, se cala dans le fond de son siège. « Gendarme, donnez-lui à boire, monsieur Dubois a sans doute soif ».

La suite demain, dans un nouvel épisode

Chapitre dix : du soleil, tant qu’il en pleuvait (3/5)

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Troisième épisode

Une solution toute trouvée

À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou, plus évidemment, comme s’il n’était qu’un filou. Cependant personne n’avait vraiment anticipé les conséquences de la défection pressentie.

Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.

Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flanchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.

Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flanchet risquait de ruiner sa réputation.

« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.» 

Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.

Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.

« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »

Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flanchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui sera chargé, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »

Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.

« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix franche. Il n’en est pas question. Il ne peut être question pour moi d’organiser un banquet dans lequel la moitié des participants aura sans doute, d’une manière ou d’une autre, participé au massacre des miens. Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, il n’en est pas question !
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
– Mes malheurs ne sont pas les vôtres, rétorqua Dubois, et mes problèmes non plus. Il ne peut en être question ».