Chapitre neuf : Comme un premier printemps (1/5)

Premier épisode

On se tutoie ?

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».

Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet sourit à Dubois, qui le lui rendit : ils s’étaient compris. Le tutoiement n’y changerait rien et n’était affaire que d’apparence. Les deux hommes savaient déjà que leur complicité effacerait en privé leur différence de rang. Depuis leur première rencontre, les deux hommes faisaient entre eux assaut de délicatesse et d’attention. Il n’y avait rien d’affecté ou de caché dans leur posture. Même si un processus de séduction était à l’œuvre, rien à gagner ou à attendre : tout était gratuit, tout était aussi à perdre – de la pure amitié, en somme. De fait, la confiance chaleureuse qui liait les deux hommes se renforçait à chaque contact. Hippolyte pensait que Dejazet avait dû lui aussi se sentir bien isolé et cette pensée le rapprocha encore de lui, qui, bien qu’étant détenu au milieu d’une foule fraternelle, avait ressenti toute la détresse d’une solitude imposée. Rien n’était encore loin, malgré le dépaysement ; il sentait encore la douleur de l’impuissance, de l’humiliation, du manque d’intimité. (Zélie occupait la plupart de ses pensées libres. Il lui venait tout à coup des colères. Alors il serrait les poings, arrondissait les épaules, prenait sa respiration ; il refrénait une envie de crier et s’occupait des autres.)

« C’est à La Marine, c’est cela ?
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. Il reste des Arabes mais il y aussi des Français, tout le monde s’y retrouve, c’est très cosmopolite. Il y a beaucoup d’établissements. Il s’y construit beaucoup de nouveaux immeubles… C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte. Il a disparu il y a quelques mois…
– Disparu ?
– C’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et promis à l’exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, allons-y de ce pas ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».

La suite demain, dans un nouvel épisode.