Deuxième épisode
La Marine
Les deux hommes sortirent de l’hôtel vers les huit heures du matin. Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à les mettre en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les unes aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet qui leur donnait à chacun du monsieur expliqua à Dubois que c’étaient des hommes qui avaient travaillé à Versailles qu’on avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages.
Les deux hommes sortirent et traversèrent la place d’un pas rapide pour rejoindre l’embouchure de la rue de la Marine, qui amorçait la descente vers le port. Beaucoup de monde arpentait les rues et Dubois reconnut le même sentiment d’étrangeté qui l’avait saisi à son arrivée. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.
Dubois, lui, regardait tout le monde. Sans se l’avouer, il espérait croiser le regard de Zélie. Avec Dejazet, il obtiendrait quelques instants de répit et d’intimité… mais ce fut en vain qu’il marcha dans les ruelles tortueuses du quartier.
On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.
Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua fort courtoisement celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites ; la plupart vivaient encore.
Dubois ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient lentement. Ceux d’Alger étaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Ils étaient également plus fermes et anguleux, certains couverts de picots. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et acceptait dans la mort de prendre la posture figée de l’offrande au client.
Dubois tâta la chair des poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. S’ensuit une longue discussion entre Dejazet et le patron pêcheur, à laquelle il ne comprit rien. Enfin, on convint qu’on ferait livrer la marchandise au Grand Hôtel, deux heures plus tard, et l’on se mit en quête de légumes.
L’échoppe des maraîchers était située non loin de là et les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.
La suite demain, dans un nouvel épisode.