Chapitre neuf : Comme un premier printemps (3/5)

Troisième épisode

Premier repas

C’est peu dire qu’Hippolyte manquait de matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un trépied portatif auquel pendait une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Il alla quémander quelques instructions et un peu de matériel supplémentaire auprès de monsieur Flanchet, mais celui-ci se montra comme d’habitude hostile et le chassa lorsqu’il s’approcha de la cuisine.

Hippolyte revint bredouille à ses affaires. Il n’en prit pas ombrage pour autant car il était d’excellente humeur. Il commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon avec délice, se félicitant d’avance du succès qu’il obtiendrait. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.

Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta et comme il s’y attendait, il trouva sa préparation fade, car il n’avait pas de sel à disposition. Une nouvelle tentative auprès de monsieur Flanchet n’obtint pas plus de succès et provoqua sa colère. Hippolyte se fit entendre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce à quoi il n’avait pas pensé et qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port ; ce fut la source d’une demi-heure de pure liberté (et cela sauva le repas).

Hippolyte dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et lorsqu’il trouva son mélange équilibré, il y ajouta les pommes de terre et les haricots rouges. Une heure plus tard, le repas était prêt.

Pendant ce temps, aidé d’un soldat, Hippolyte avait dressé la grande table sur deux tréteaux. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.

Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, Hippolyte regardait son petit monde manger. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités. C’était un bon moyen d’établir un premier classement devant la trentaine d’hommes assis tous pareils, un coude posé sur la table, dans l’autre main la cuillère, qui chiquaient avidement leur repas. Hippolyte pensa à Catherine. C’était une vieille cantinière que son père avait ramené dans ses bagages de campagne et qui était restée à son service (elle faisait à manger pour ses livreurs et partageait sa couche depuis Wagram) et dont le plus grand plaisir était de servir à manger aux hommes : elle aurait apprécié le spectacle.

Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Hippolyte. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Pour Hippolyte, cela valait tous les sacrements. Il sifflota tout le reste de la journée.

La suite demain, dans un nouvel épisode.