Chapitre neuf : Comme un premier printemps (4/5)

Quatrième épisode

Le bain de mer

Dejazet n’avait pas menti à Hippolyte : celui-ci était véritablement libre d’aller où bon lui semblait. Il en fut définitivement convaincu le lendemain car personne ne lui demanda des comptes lorsqu’il partit seul vers la jetée, son pot de grès à la main.

Les premiers jours, comme il couchait encore à la caserne, Hippolyte avait accompagné les soldats à la première activité de leur journée, qui était le bain de mer obligatoire. Sous la garde des sous-officiers, tout le monde avait dû se dévêtir et barboter dans la mer. Un vieux soldat avait expliqué qu’il s’agissait d’une activité propre à se prémunir de quelques unes des maladies terrifiantes et inconnues qui s’abattaient sur les soldats de métropole et décimaient leurs rangs bien plus que les combats dans le bled. La plupart des soldats détestaient cette occupation car ils ne savaient pas nager mais ce n’était pas le cas d’Hippolyte, qui adorait l’élément liquide et avait plongé la tête la première – on dut le rappeler à l’ordre pour qu’il ne s’éloignât pas trop.

Dire qu’aujourd’hui, il pouvait même se permettre quelques brasses… Il regarda un soldat sur le quai et fut bien certain qu’il ne lui prêtait que peu d’attention : il devait prendre Hippolyte pour un colon ordinaire. Le jeune homme se baissa et, délicatement, sortit la bête du pot dans lequel on la lui avait amenée, la veille. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. Hippolyte eut un peu de mal à s’en dépêtrer, considéra qu’il ne parviendrait pas à l’admirer et la remit à l’eau. Elle disparut immédiatement. Puis il se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa première morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.

Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision mais Hippolyte n’était pas certain d’avoir vu quelque chose. Il scruta avec plus d’attention mais ne distingua rien. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approcha de lui et s’assit à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Hippolyte.
– Le bonjour, jeune homme, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »

Hippolyte se sentit immédiatement agacé par cette fâcheuse entrée en matière. De quoi se mêlait cette bonne femme, sale et puante ? Pourquoi le dérangeait-il ? Mais il resta poli et se contenta de quelques oui-oui non-non pour lui signifier qu’elle gênait. La femme ne le comprit pas et continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage. Hippolyte subit une ou deux minutes de cet exposé, qui lui sembla durer des heures et prit congé, au motif qu’il était maintenant sec et qu’il devait retourner à l’hôtel.

« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, fit Hippolyte, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille gitane affamée, non ?
– Oui, oui » fit Hippolyte, qui ne savait comment faire pour s’en débarrasser.

En fin de journée, il constata avec soulagement qu’elle n’avait pas honoré sa promesse et qu’elle ne s’était pas présentée. Tant mieux, pensa-t-il, car cette vieille bonne femme ne lui disait rien qui vaille. Au lieu de ça, une bonne journée, vraiment une bonne journée… et les ouvriers qui l’avaient convié à s’asseoir avec eux. Ah oui, vraiment une bonne journée.

La suite demain, dans un nouvel épisode.