Chapitre dix : Du soleil, tant qu’il en pleuvait (2/5)

deuxième épisode

En cuisine et sur la barricade

Même s’ils allaient au ralenti, les travaux progressaient toujours. En juillet, le parquet et les boiseries du restaurant furent livrés, posés et cirés. Dejazet n’attendait plus que les meubles (tables rondes, sièges Louis XV) et la lingerie. Il s’impatientait beaucoup car l’inauguration du restaurant était prévu à l’occasion de l’équinoxe d’automne, à l’occasion du premier grand banquet de la Société Coloniale. « Saint-Maur l’exige, c’est une coïncidence amusante, car cette date correspond au début du calendrier républicain » avait glissé Dejazet à Dubois.

Mais ce dernier, peu enclin à relever les symboles ou les coïncidences, ne s’enthousiasmait pas. La neutralité que Dejazet affichait pour le régime était la seule chose que Dubois trouvait à lui reprocher. Comment se pouvait-on tolérer le bain de sang qui avait ponctué l’épisode révolutionnaire ? C’était un grand mystère pour lui. Il en venait presque à regretter que Dejazet n’avait rien vu de l’écrasement des barricades et de la répression sans pitié qui l’avait accompagnée. Dubois savait le rôle qu’avaient joué les sabreurs africains dans la pièce macabre, Cavaignac et Lamoricière à leur tête. Ces gens ne connaissaient et n’appliquaient que la force comme moyen d’action. La seule vue d’un militaire – et il y en avait beaucoup à Alger – le replongeait dans les heures d’effroi, de terreur, de panique qu’il avait vécu aux côtés de ses camarades de tous sexes, de tous âges et de toutes opinions, la plupart maintenant réunis dans la mort. Dubois ne craignait pas le sommeil – ses rêves le ramenaient à une vie paisible, auprès d’une femme aimée, dans un monde courtois et respectueux de l’autre – mais dès qu’il voyait un soldat, il se sentait rempli du souvenir de ses compagnons, comme s’il incarnait à lui tout seul la mémoire de la lutte, comme si le destin ne l’avait laissé vivant que pour transmettre le souvenir de ces vies écrasées sous la mitraille, sabrées sans distinction, fusillées à la va-vite. Le petit, le gros, le grand, le maigre, l’enfant, la femme, il entendait leurs cris, leurs supplications, leurs hurlements de terreur, il connaissait leur courage. Il les voyait encore tomber tout-à-coup inertes et muets, saisis par la mort dans des postures invraisemblables ; s’ils respiraient encore, des insurgés les emportaient au plus près dans un poste abrité, où ils finissaient d’agoniser ; on se repliait de quelques dizaines de mètres, jusqu’à la barricade suivante, alors on voyait les hommes en shakos noirs et redingotes bleues escalader l’amoncellement, déblayer le passage, tandis que d’autres enfonçaient les portes à coups de crosse et entraient dans les maisons ; on entendait quelques détonations étouffées – tout le monde savait ce que cela voulait dire : la troupe avait pour ordre de ne pas faire de prisonniers ; on lâchait quelques balles vers les soldats (eux, ils étaient loin, on ne les verrait pas mourir, ils n’étaient pas du côté du courage); à force de tirailler, l’épaule droite du camarade Polyte était bleue – quand il faisait ses mouvements de natation, Hippolyte y ressentait encore l’engourdissement douloureux consécutif au recul de la crosse.

De sorte que lorsque Dejazet déboula très affairé un après-midi de canicule, Dubois ne put s’empêcher de sourire : le banquet d’ouverture ne pourrait se faire. Depuis trois jours, Flanchet s’était volatilisé. On venait d’apprendre qu’il s’était embarqué sur un bateau à destination de Naples, sans prévenir personne. Dejazet n’avait qu’un seul mot pour définir l’événement : une catastrophe.