Chapitre dix : du soleil, tant qu’il en pleuvait (3/5)

Troisième épisode

Une solution toute trouvée

À proprement parler, ce coup ne fut une surprise pour personne. À part Dejazet, tout le monde avait constaté que Flanchet n’en menait pas large, qu’il n’investissait pas les nouvelles installations et que le menu du banquet, qu’il avait promis mille fois, n’en était qu’à l’état d’ébauche ; comme si Flanchet avait renoncé avant même d’avoir commencé ou, plus évidemment, comme s’il n’était qu’un filou. Cependant personne n’avait vraiment anticipé les conséquences de la défection pressentie.

Tout d’abord se posait le problème de la main d’œuvre. Le cuisinier envolé, c’est toute sa brigade qui partait avec lui – ou plutôt, pour écrire exactement – qui ne viendrait pas. Adieu les laquais, les commis sauciers, les rôtisseurs, les pâtissiers, tout le personnel invisible et costumé nécessaire à la mascarade.

Ensuite se posait l’épineux problème du menu. En effet, si élaborer une suite de plats semblait facile, il fallait compter avec un approvisionnement défaillant. Par exemple où trouver les turbots, les bécasses, les truffes, le foie gras, le gibier, les asperges, les vins fins ? Il fallait quasiment tout faire venir de la métropole et l’on savait que les produits arrivaient souvent gâtés par la traversée. Dejazet avait compté sur Flanchet pour pallier le problème en remplaçant une partie des mets nécessaires par de la production locale.

Pour finir, et ce n’était pas le moindre pour Dejazet, la défection de Flanchet risquait de ruiner sa réputation.

« En somme, finit-il par concéder à Dubois, je suis foutu.» 

Dubois n’avait rien répondu. Les deux hommes étaient restés silencieux quelques instants puis Dejazet s’était éclipsé.

Le soir-même, au moment où l’accablante chaleur desserrait son étreinte, Dubois avait vu revenir Dejazet, accompagné par un grand type habillé à l’européenne mais qui semblait algérois de souche.

« Bonjour monsieur Dubois, dit Dejazet, je vous présente monsieur Benjamin Zafrani, qui est natif d’Alger mais qui connaît notre culture, j’ai pensé qu’il était bon qu’il se joignît à notre conversation…
– Bonjour monsieur, répondit Dubois, en quoi puis-je vous être utile ? »

Zafrani rendit son bonjour à Dubois mais resta ensuite silencieux. « Bon, dit Dejazet, maintenant que vous avez fait connaissance, eh bien j’imagine que c’est à moi de poursuivre… Donc, comme vous le savez, monsieur Flanchet nous a fait faux bond. Il apparaît maintenant que nous avons été joué et qu’il n’était qu’un imposteur. Monsieur de Saint-Maur, que j’ai vu tout à l’heure, m’a promis que tout serait mis en œuvre pour le punir de son forfait mais même dans ce cas, il est impossible d’imaginer qu’il reprenne son poste. C’est donc monsieur Dubois qui sera chargé, sur ordre de monsieur de Saint-Maur, d’organiser le banquet. Monsieur Zafrani s’est proposé de vous aider dans cette tâche, il connaît bien les marchands locaux et pourra vous aider à nouer les contacts nécessaires. Qu’en pensez-vous, monsieur Dubois ? »

Dubois resta figé, comme frappé par la foudre. Son regard allait de Dejazet à Zafrani, qui le regardait avec un sourire indéfinissable.

« Il n’en est pas question, finit-il par dire d’une voix franche. Il n’en est pas question. Il ne peut être question pour moi d’organiser un banquet dans lequel la moitié des participants aura sans doute, d’une manière ou d’une autre, participé au massacre des miens. Je n’ai rien à voir avec la Société Coloniale, avec le Grand Hôtel ou quoi que ce soit d’autre. On m’a amené ici, contraint et forcé, il n’en est pas question !
– Monsieur Dubois, dit alors Dejazet, sur un ton plaintif, monsieur Dubois, réfléchissez cinq minutes. À toute chose, malheur est bon…
– Mes malheurs ne sont pas les vôtres, rétorqua Dubois, et mes problèmes non plus. Il ne peut en être question ».