Deuxième Épisode
la leçon de géographie
Joseph ne quittait plus Dubois. Ils dormaient presque côte à côte sur les banquettes du restaurant, maintenant achevé. Les deux complices se réveillaient à l’appel du muezzin, au milieu des cadres, des miroirs, des dorures et des lourdes tapisseries qui décoraient les murs. Toujours un peu chiffonné du fait de l’inconfort, Dubois mettait sa casquette et se rendait dans l’arrière du vestibule.
C’était la pièce centrale qui distribuait la circulation dans le bâtiment. À gauche en entrant s’ouvrait la porte du grand café (cette partie du Grand Hôtel était déjà ouverte depuis quelques temps mais les clients y pénétraient par les portes-fenêtres qui donnaient directement sur la terrasse), à droite, on allait vers le restaurant et tout droit s’amorçait le grand escalier qui monterait vers les chambres à l’étage. Il était prévu de le parer de marbre mais celui-ci n’était pas encore livré, si bien qu’il était dissimulé des regards par une palissade de bois. On fourrait dans cet espace tout le matériel de construction, dont les grands baquets d’eau qui servait à la fabrication des plâtres et des mortiers. Dubois y plongeait une tête résolue, se débarbouillait jusqu’à la ceinture, fourrait les pans de sa chemise dans son pantalon et prenait la direction du port, emmenant avec lui Joseph, qui faisait la tournée des marchands tandis qu’il s’adonnait à des exercices de natation.
Ce matin de juillet 1849, l’aurore algéroise était une illumination pourpre, toute en délicatesse. Les étoiles s’éteignaient sur un tissu pastel, qui lui semblait mollement ondoyer sous l’effet des premiers souffles du vent d’Orient. Dubois et Joseph descendaient au port en sifflotant. « Veux-tu bien me chanter une chanson du pays ? dit Joseph. Alors Dubois psalmodia (il chantait horriblement faux) la vieille chanson de la patrie. Ravi, le petit Joseph reprit en canon le carillon de Vendôme dans un décor d’arabesques. « Tu crois qu’un jour, je pourrais y aller, à Mongentil ?
Beaugency, Joseph, Beaugency, C’est sur la Loire. Je n’y suis jamais allé non plus…
_ Ah bon, mais tu viens de France, pourtant !
_ C’est un grand pays, il y a plusieurs fleuves.
_ C’est grand comment ?
_ Le pays ou les fleuves ?
_ Les fleuves, ils sont comment ? Larges comment ? Il y a de l’eau toute l’année ?
_ Ah les fleuves, ils sont gigantesques comparés aux rivières qui coulent à Alger ! Il y a la Seine, toute bouclée sur la carte, la Somme, dans le Nord, qui est plus petite et sans courant, la Garonne aussi, qui change sans arrêt de couleur, le Rhône et la Loire, que j’ai empruntés en bateau et puis la Meuse et le Rhin, qui bordent les frontières.
_ Tu as vu lesquels ?
_ Eh bien, le Rhône et la Loire, je t’ai dit, puis la Seine également, quand j’étais à Paris. Et bien sûr la Meuse car enfant, j’ai vécu quelques années à Givet, où mon père était en garnison.
_ C’est grand comment, Givet ?
_ Mais c’est tout petit Givet, tout petit ! Ce sont deux rochers en tenaille qui enserrent le fleuve, avec une citadelle sur chaque sommet. C’est tout ce dont je me souviens. J’étais très jeune, tu sais, plus jeune que l’âge que tu as maintenant. Enfin, c’est là que j’ai appris à nager…
_ J’ai dix ans ! Et un jour, moi aussi j’irai dans les fleuves pour apprendre à nager.
_ Je peux t’apprendre si tu veux, il y a la mer !
_ Ah non, pas la mer, c’est bien trop dangereux. Monsieur Pujols me l’a bien répété. Mais pour les fleuves, il n’a rien dit, alors…
_ Monsieur Pujols ?
_ Monsieur Pujols a toujours été très gentil avec moi. Tout le monde le connaît à Bab-Azoun, il s’occupe de tout. Je le connais très bien. Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à me le demander et monsieur Pujols te le donnera. C’est vrai. D’ailleurs, c’est monsieur Pujols qui m’a dit de te le dire, il est vraiment très gentil.
_ Mais, tu le vois souvent ?
_ Il vient me voir quand je rentre à Bab-Azoun… Il garde mon argent quand j’en ramène. »