Chapitre onze : Entre deux feux (3/5)

troisième épisode

ENCORE déçus par les poulets

Si la pièce de musique jouée quotidiennement sur la Place du Gouvernement était l’attraction préférée des Français d’Algérie (ce qui expliquait le succès fulgurant rencontré dès l’ouverture du café du Grand Hôtel), il était de bon ton, chaque fin de semaine, de descendre à la Marine. En effet, le vendredi était le jour de l’arrivée de la navette de Toulon.

Plus précisément, le vapeur arrivait la veille en soirée et passait la nuit en vue du port. Le lendemain matin, sur le coup de dix heures, il venait se ranger parallèlement au quai, devant une foule de gens venue pour admirer le spectacle. La passerelle s’abaissait et… En descendaient soldats, fonctionnaires et colons, en nombre fluctuant, que chaque spectateur scrutait avec attention. Souvent, des cris se faisaient entendre : c’était l’un ou l’autre qui reconnaissait un proche, accueillait un affidé ou hélait l’égaré. On conçoit que c’était là une mine de discussions pour la semaine, puisque chaque nouvel arrivant était non seulement susceptible de rebattre les cartes du destin de la colonie mais encore apportait ses propres nouvelles de la métropole.

Au-delà de cette inépuisable source de commentaires et de commérages, bien nécessaire à l’athénienne marotte qu’ont les Français de transformer la moindre information en dispute politique, la navette apportait aussi le courrier et les marchandises commandées en métropole, ce qui justifiait la présence de nombreux portefaix mauresques, de négociants israélites et – ce jour-là -, de Dejazet et Dubois.

Trop impatients pour attendre que les caisses fussent descendues du bateau. Les deux hommes avaient remonté la file des marins et des passagers pour s’engouffrer dans les cales du navire. Là, au milieu des tonneaux, des caisses et des malles, ils avaient déniché ce qu’ils attendaient.

Les bouteilles de vin de Champagne étaient indemnes, bien alignées sur leur lit de paille, ainsi que la porcelaine et les lustres à pendeloques. Mais dès que les deux hommes s’étaient approchés de la malle en osier qui devait contenir les volailles de Bresse, ils avaient reniflé des miasmes inquiétants. De fait, lorsqu’ils l’avaient ouverte, une odeur épouvantable s’en était exhalée. La marchandise s’était gâtée durant le trajet.

C’était la quatrième tentative… Il fallait en convenir : durant la période estivale, rien de périssable ne résistait jamais au voyage. Dépité, Dejazet avait déplié son mouchoir devant sa figure, comme s’il examinait un cadavre en décomposition. « C’est plus que faisandé, foutez ça à l’eau le plus vite possible » avait dit Dejazet aux deux marins qui tenaient les pieds de biche ». Ils avaient tout balancé par un sabord en se pinçant le nez. « Sortons maintenant, rien de sert de s’éterniser dans cette puanteur » avait dit Dejazet à Dubois, qui, durant le temps de l’opération, s’était très comiquement affalé sur un canapé Louis XV, un petit bonbon de mobilier rose et baroque, totalement incongru dans ce décor carré et vertical, fait d’empilement de caisses et de malles.

Quelques minutes plus tard, Dubois et Dejazet avaient repris le chemin de l’hôtel. « Cela ne va pas, disait Dejazet, cela ne va pas. Nous n’allons pas y arriver. Ma carrière sera brisée. » Dubois ne répondit rien. Bientôt ils arrivèrent en vue du Grand Hôtel. « Allons au restaurant, dit Dejazet, on y causera à l’aise. Et nous demanderons à Joseph d’aller nous chercher des limonades au café, j’ai besoin de boire quelque chose de frais ».