Chapitre onze : Entre deux feux (4/5)

Quatrième épisode

Éloge du produit frais

– Non, Hippolyte, c’est une idée absurde ! C’est précisément ce que Saint-Maur refuse. Il veut un service à la française, avec tout ce que cela signifie, le buffet; la musique, enfin tout. Toute la société coloniale ne rêve que d’implanter un morceau de France ici, et tu me proposes de leur faire manger du couscoussou ?
– Du couscoussou ? »

Dejazet se leva de la banquette et commença à faire les cents pas devant Dubois. Sa voix enflée trahissait sa colère.

 » C’est ce qu’ils mangent ici dans les grandes occasions. Tu parles d’un banquet. On fourre tout ce qu’on trouve de légumes et d’épices dans un grand faitout, on y ajoute de la viande douteuse et à côté, ils préparent une sorte de pâte grumeleuse, qu’ils obtiennent je ne sais comment à partir de leur blé. Ce n’est pas que ce soit mauvais mais… Tous les goûts sont mélangés. Parce que tout est ensuite posé dans un grand plat, à même le sol. Et ces sauvages s’en délectent, ils passent des heures à se lécher le bout des doigts, en écoutant leur musique, enfin, si l’on peut dire. Ce sont plutôt des sons étranges, une sorte de lamentation. Bref, cela n’est pas possible. Saint-Maur en crèverait.
– Alors il y a peut-être des choses à trouver chez les Européens… Les Mahonnais, les Italiens, ils ont des potagers. Je me suis déjà rendu à Bab-Azoun…
– Tu es allé à Bab-Azoun ? Et Payeulle ? Il a laissé faire ? Mais tu ne peux quitter la ville, ordre de Saint-Maur.
– Il suffit de passer la porte. On ne m’a rien demandé. Et tu vois, je ne suis pas mort. C’est grâce à Joseph. C’est là qu’il est né, il y connaît tout le monde. Écoute Urbain, ce gamin est une perle, grâce à lui, nous pouvons espérer que Pujols…
– Je t’arrête tout de suite, Hippolyte, ne me parle pas de ce coquin. J’ai eu affaire à lui lorsque je suis arrivé. C’est un maquignon. Il règne en souverain sur son peuple de loqueteux. Moi, je ne fais pas affaire avec eux. C’est non, non, non et trois fois non.
– Bon, eh bien prenons le problème autrement, reprit Dubois. À supposer que… »

Quelques minutes plus tard, quand il reposa son verre de limonade vidé devant lui, Dubois regarda Dejazet dans les yeux. Il avait parlé beaucoup plus longuement qu’à l’habitude, et d’une seule traite. Les idées lui étaient venues naturellement et il n’avait eu aucune difficulté à les relier toutes entre elles. Dejazet semblait ravi.

« C’est une si bonne idée que je ne me pardonne pas d’y avoir pensé. Bon sang, voilà des mois que je m’éreinte à trouver le moyen de faire venir les meilleurs produits de bouche de la métropole et je n’y avais pas pensé. Ah, Hippolyte, les solutions les plus simples ne sont pas toujours les plus évidentes, la preuve. Alors c’est entendu, Hippolyte, nous ferons venir la marchandise vivante. Je vais en informer Monsieur Lavergne… Il faut engager une équipe de boucherie le plus vite possible.
– Je crois qu’il y a encore plus simple, dit Dubois avec un grand sourire.
– Plus simple ?
– Plus simple. Quel est le plus… »

Dubois n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Tout à coup, des cris provenant d’une foule interrompirent la discussion. Les deux hommes se levèrent et allèrent vers la fenêtre. La place du Gouvernement était noire de monde. Une foule bigarrée s’était groupée à proximité de la statue du duc d’Orléans, visiblement très en colère. « Allons bon, voilà nos indigènes, dit Dejazet, mais qu’est-ce qui leur prend donc ? ». Le tumulte redoubla quand un bataillon de zouaves et un escadron de chasseurs à cheval firent leur apparition, l’arme à la bretelle. Les soldats se placèrent pour moitié en ligne devant les manifestants, pour l’autre par petits groupes qui cadenassaient les accès à la place.

Escorté de quelques gendarmes, Monsieur de Saint-Maur sortit du Palais de la Djénina. Il lança quelques mots mais Dubois n’entendit pas ce qu’il disait, en raison de la foule qui était interposée entre le préfet et lui. « Il négocie, souffla Dejazet, il gagne du temps. Il va certainement demander à cette foule de produire des représentants ».

C’est alors que Joseph entra en courant dans la salle du restaurant. « Monsieur Dejazet, monsieur Dejazet, on vous mande ! Il y a un problème avec les Arabes. Monsieur de Saint-Maur veut réquisitionner le café pour y mener la discussion, venez vite ! »