Chapitre deux : Sucer des cailloux (3/5)

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Épisode troisième

l’horloge et le cheval

À deux ou trois reprises, Dejazet sollicita encore de l’aide. Mais personne ne faisait attention à lui et il se sentait ridicule ; paquets du diable, il aurait mieux fait de venir les poches vides, quitte à se faire livrer plus tard. Et pourquoi nom de Dieu était-il le seul être humain en action ? Partout sur les angles de la place, il y avait des gens, des silhouettes qui longeaient les murs, mais personne nom de Dieu personne en son centre. Sinon lui, sous le soleil, ridicule avec ses gros paquets et ses petits bonds de crapaud têtu.

Une idée idiote de traverser seul. Il en aurait pleuré. Un rectangle, ça il savait. Il fallait aller en face, vers la gauche, là où était la dent manquante dans la mâchoire des immeubles. Couper la place en diagonale. Le bâtiment blanc au cul duquel il avait débouché, c’était la mosquée de la Pêcherie, pour sûr. Dejazet sentit que des regards étaient posés sur lui. Il y avait là une statue sous un piédestal, un type sur un cheval à deux pattes, avec un bicorne, oui, c’était un bicorne. Bon. Quitte à abandonner sa trajectoire, il allait toujours se traîner jusque là. On n’attend pas tout seul, planté comme un piquet au milieu de rien, ça lui rendrait un peu de contenance, tiens.

Dejazet y était. Soulagé comme un nageur épuisé qui s’accroche au premier rocher, il s’assit sur sa malle. Adossé au piédestal, il détailla le grand bâtiment en face de lui. C’était une sorte de palazzo, comme il avait vu à Florence. Un grand et haut bâtiment médiéval, blanc comme le reste, deux étages presque aveugles, avec de petites fenêtres sans châssis, surplombé d’un petit campanile orné d’une grande horloge. Sur le bateau, on lui avait parlé du palais de la Djenina. Ce devait être ça. Djé-ni-na, il détachait les syllabes. Djé-ni-na : un nom gourmand comme une pâtisserie, un prénom de bayadère ou de chatte égarée. Il se leva, fit quelques mètres vers l’avant et se tourna dans toutes les directions. En repère, la mosquée de la Pêcherie. Superbe, assise sagement, une petite Sainte-Sophie qui ressemblait à l’église Saint-Étienne, à Uzès, où il était né – du moins dans sa version orientale. Le jeune homme repoussa une soudaine pointe de nostalgie, qu’il attribua sagement à l’appréhension que nous avons tous face aux situations nouvelles ; cette mosquée était magnifique ; il avait recouvré son calme et ses esprits.

Et devant, face à lui, le type sur son cheval. Bon : le duc d’Orléans. On le lui avait dit sur le bateau, pendant qu’il regardait la crête des vagues moutonner. Il aurait dû faire plus attention aux détails mais il préférait guetter le surgissement des marsouins. Le type avait compris qu’il n’en avait rien à foutre.

De fait, Monsieur le duc, ça lui était égal. Il était mort quelques années plus tôt d’un accident de la route, l’affaire avait fait grand bruit, il allait être roi. Lui, ça lui était égal : ces gens n’étaient pas à son niveau, pas de son monde, il était républicain. Lui ou un autre, un tyran de plus… qui n’aurait pas pleuré son sur sort. Et là, mort, il était encore sur son cheval, avec une épée pointant vers le sol. Le cheval, la seule chose qui valût vraiment dans la statue, avec un œil effaré, renâclant déjà, comme s’il prévenait le reste de la carcasse qu’il ne franchirait pas l’obstacle. Oui, se dit-il, elle n’était pas mal non plus, cette statue, même si le duc, ça lui était égal…

La suite demain, dans le prochain épisode.  

Chapitre deux : Sucer des cailloux (2/5)

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Deuxième épisode

SUr la place du Gouvernement

Habillé de neuf, coiffé de son éternel chapeau haut-de-forme en véritable poil de castor, Urbain Dejazet débarqua au port d’Alger le 21 juin 1847. L’eau clapotait gentiment sur les coques, l’air était doux et lumineux. Au diable les convenances ! le jeune homme retira son chapeau, dégrafa sa cravate et s’assit sur sa plus grosse malle. Quelques instants plus tard, des portefaix (calot blanc, djellaba, sandales à bouts pointus) s’avancèrent et, sans même lui laisser le temps de se lever, agrippèrent ses bagages. Dejazet faillit être précipité à terre. Habitué par ses précédents voyages dans les échelles du Levant, il ne s’offusqua toutefois pas de cet empressement et se laissa faire.

À celui des quatre costauds qui baragouinait le français, Dejazet indiqua la place d’armes. « Moi Hôtel de France, Grand Hôtel de France à Alger » indiqua-t-il en se pointant du doigt. Le type fit non de la tête, il ne savait pas. La discussion se poursuivit durant quelques minutes. Finalement, Dejazet finit par se souvenir qu’il y avait une mosquée sur la place, ce qui éclaircit tout. Il éclata de rire et posa la main sur l’épaule du porteur. Il sentit l’épaisseur de la laine et la force de l’homme. « Mosquée, c’est ça, mosquée. Allez, on y va ! ».

Le trajet ne dura que quelques centaines de mètres, à l’hypoténuse puisque, le quai quitté, il ne s’agissait presque que d’emprunter un escalier étroit et ombreux, comme une échancrure entre les murailles des rangées d’immeubles. Légèrement en retrait des portefaix, Dejazet déboucha sur une vaste place de forme rectangulaire, à l’angle d’un bâtiment blanc comme la neige fraîche. Resplendissant sous le soleil, celui-ci n’offrait aucune prise au regard. Dejazet plissa les yeux et fit encore quelques pas. Ses porteurs s’étaient arrêtés et avaient déposé ses paquets. Le chef lui indiqua du doigt un petit groupe qui s’affairait près d’un chantier, du côté opposé de la place, vers le coin gauche ; il ne semblait pas vouloir aller plus loin. Dejazet comprit alors qu’il était arrivé à destination, remercia les quatre hommes et, comme il n’avait pas compris le montant de la somme due, paya le service au tarif marseillais. Le chef en parut étonné et empocha les pièces avec force sourire et salamalecs. Dejazet lui posa la main à nouveau la main sur l’épaule, cet homme lui était définitivement sympathique. Il ne s’offusqua pas de son refus souriant après lui avoir demandé une fois encore de l’accompagner sur la place et les regarda filer, par où ils étaient arrivés.

S’étant retourné, Dejazet était maintenant seul face à la ville. Il sentait le vent de la mer qui lui contournait le dos, l’enveloppant de ses caresses amoureuses. Du port montaient des rumeurs confuses, des cris étouffés. Son voyage était fini, il était arrivé, sa nouvelle vie commençait. Il se sentit bien.

Il attendit quelques minutes à côté de ses paquets mais personne ne vint lui proposer de l’aide. Il fit des signes en direction des hommes que les porteurs lui avaient indiqués mais en vain. Que faire ? Il ne pouvait abandonner ses bagages et il était impossible de les transbahuter d’un coup. Il opta pour une progression en hoquet : il faisait dix mètres avec la grosse malle, l’abandonnait, allait chercher le reste puis recommençait.

La suite demain, dans le prochain épisode

Chapitre deux : Sucer des cailloux (1/5)

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Premier épisode

UN HOMME PRAGMATIQUE

Urbain Dejazet accueillit la nouvelle de sa mission avec allégresse. Il la garda cependant pour lui, feignant de traîner les pieds. Ceci lui permit de négocier un avantageux salaire et un titre enfin à la hauteur de ses ambitions. Et de sortir très satisfait du bureau de Tasson-Lavergne : il y était entré employé, il en sortait directeur.

Même si le bel Urbain devait sa promotion à la nécessité de faire avancer aux plus vite les projets architecturaux de son patron, il dirigerait dorénavant le bureau algérois de la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies. Titre précieux : c’était une marche de plus – et non des moindres – dans son ascension sociale, qui était la grande affaire de sa vie.

Le jeune homme avait une vision très détaillée de son entreprise, échafaudée dès l’enfance dans le dortoir de l’hospice pour orphelins d’Uzès. Il avait appris de ses maîtres jésuites l’art de la dissimulation et avait toujours caché sa dévorante ambition sous le double vernis du zèle et de l’efficacité. À seize ans, il s’était fait engager comme petit commis auprès d’un prêteur sur gages nîmois. Il n’était pas resté longtemps à arpenter les allées blanches des Jardins de la Fontaine – ou plutôt il y était resté juste assez pour se rendre compte, aux regards qu’il collectionnait, de son pouvoir de séduction.

Dejazet avait très vite compris qu’un bon arrangement valait mieux qu’un mauvais procès. Là où ses collègues se montraient sans pitié, raclant jusqu’au dernier sou les poches trouées de leurs clients, Dejazet leur accordait avantageusement un ultime délai. « Je préfère réclamer deux fois dix sous qu’une fois quinze », avait-il coutume de dire, « et qu’on me remercie de surcroît ». Ce pragmatisme lui avait valu tant de succès dans le recouvrement de dettes que ses méthodes n’avaient pas tardé à attirer l’attention. On l’avait recommandé à Marseille et il y avait débarqué, comme de bien entendu pour tout nîmois qui se respecte, avec un appétit de crocodile.

En somme, le jeune homme de vingt-sept ans était joli garçon, intelligent, apprenait vite et était sans attaches.

Cependant, il serait injuste d’écrire que Dejazet avait le fond méchant. C’était précisément l’inverse. Ses manières étaient douces. Il lui avait été souvent compliqué de supporter les lamentations de la veuve et de l’orphelin. S’étant quelque fois surpris à ne pas réclamer le remboursement de sommes qu’il avait lui-même avancées à l’insu de son patron, il en avait conclu qu’il devait changer de métier le plus vite possible et s’était engagé dans la voie du négoce. C’est ainsi qu’il était entré à la Compagnie Marseillaise du Levant et des Colonies, où son sens de la débrouillardise n’avait pas tardé à faire des merveilles. Ne répugnant à rien, donnant de sa personne, prêt à voyager, il était, en quelques années, passé du rang de commis d’accueil à celui d’employé principal. Il avait également beaucoup voyagé.

Durant tout ce temps, suivant les instructions de Guizot, il s’était enrichi. Partant pour Alger, Urbain Dejazet embarqua donc ses économies, qu’il comptait faire fructifier en son nom propre.

La suite demain, dans le prochain épisode