Chapitre neuf : Comme un premier printemps (5/5)

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Cinquième épisode

Le jeune Joseph

En l’espace de deux semaines, Hippolyte fut définitivement adopté par les ouvriers, qui lui manifestèrent leur respect et leur reconnaissance de la manière subtile et presque muette dont use le petit peuple : on lui ramenait son assiette avec un hochement de tête et un sourire ; quand qu’il passait avec ses marmites, on retirait de son passage tout ce qui l’entravait ; on l’appelait le cuistot. Hippolyte, jamais étonné et toujours bien-voulant, trouvait cela normal sans se douter de l’effet que sa sollicitude produisait sur sa clientèle, qui découvrait avec lui les plaisirs de bouche.

Hippolyte était aux petits soins. Il avait fait le compte de ses ouvriers : il y avait les marbriers – ceux-là venaient du Nord, accoutumés à la viande en sauce, aux repas salés et la bière ; il y avait les maçons et les charpentiers – ceux-là venaient du Centre, qui mouillaient leur soupe avec un trait de vin ; enfin les méridionaux, Provençaux et Niçois mêlés, qui consommaient volontiers des légumes crus et des poissons. Il veilla scrupuleusement à établir une sorte de menu tournant, susceptible de satisfaire tout le monde.

À la vérité, il faut d’ailleurs concéder que seule une partie des ouvriers s’intéressait à ce qu’elle avait dans son assiette – la plupart grognaient devant la platée et eussent indifféremment avalé du plâtre ou du caviar, ne voyant dans l’acte de manger que la résolution d’un besoin physiologique. Mais ce n’était pas cette majorité silencieuse qui faisait l’opinion. En effet, il existe dans le monde ouvrier des hiérarchies tacites qui trouvent leur origine dans la fierté du tour de main, le goût du travail bien fait, le respect de l’artisanat, l’expérience accumulée, l’effacement de l’individuel dans le collectif. Aucune de ces vertus ne pouvant être feinte ou imposée, ce sont ceux qui en sont naturellement dotés qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on suit, sans aucune contrainte ni obéissance. Ceux-là sont les seigneurs qui fascinent depuis toujours les révolutionnaires petit-bourgeois, ceux-ci qui s’imaginent qu’on peut produire ce genre de pépites à la chaîne, dans un système totalitaire, où tout serait pensé et mis en place au soi-disant service des vertus civiques (et où l’on finit toujours, un jour ou l’autre, par compter les morts et les prisonniers, sacrifiés sur l’autel du grand œuvre).

La provende d’Hippolyte semblait sans limites, Dejazet, obsédé par ses délais, ne rechignait pas à la dépense et lui avait donné un confortable budget. Bientôt, cela se sut dans Alger et, dès l’aube, des marchands de toutes origines venaient proposer directement leur camelote à l’hôtel. Quand il les croisait, Flanchet les refoulait sans ménagement, les ayant en horreur.

Pour se faire comprendre, Hippolyte embaucha à son service, un jeune garçon d’une dizaine d’année que tout le monde connaissait car il traînait dans les rues d’Alger depuis sa naissance. Joseph était né des amours tarifés d’une émigrée mahonnaise, morte quand il avait eu ses huit ans, et d’un type, on avait même jamais su qui c’était – mais ça devait être un Suisse ou un Allemand, un gars du Nord en tout cas, car Joseph était roux comme un automne chez les érables. Joseph fut engagé comme garçon de courses et ne tarda pas à devenir une sorte de mascotte pour tous ceux qui travaillaient au Grand Hôtel (Flanchet excepté, bien entendu).

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (4/5)

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Quatrième épisode

Le bain de mer

Dejazet n’avait pas menti à Hippolyte : celui-ci était véritablement libre d’aller où bon lui semblait. Il en fut définitivement convaincu le lendemain car personne ne lui demanda des comptes lorsqu’il partit seul vers la jetée, son pot de grès à la main.

Les premiers jours, comme il couchait encore à la caserne, Hippolyte avait accompagné les soldats à la première activité de leur journée, qui était le bain de mer obligatoire. Sous la garde des sous-officiers, tout le monde avait dû se dévêtir et barboter dans la mer. Un vieux soldat avait expliqué qu’il s’agissait d’une activité propre à se prémunir de quelques unes des maladies terrifiantes et inconnues qui s’abattaient sur les soldats de métropole et décimaient leurs rangs bien plus que les combats dans le bled. La plupart des soldats détestaient cette occupation car ils ne savaient pas nager mais ce n’était pas le cas d’Hippolyte, qui adorait l’élément liquide et avait plongé la tête la première – on dut le rappeler à l’ordre pour qu’il ne s’éloignât pas trop.

Dire qu’aujourd’hui, il pouvait même se permettre quelques brasses… Il regarda un soldat sur le quai et fut bien certain qu’il ne lui prêtait que peu d’attention : il devait prendre Hippolyte pour un colon ordinaire. Le jeune homme se baissa et, délicatement, sortit la bête du pot dans lequel on la lui avait amenée, la veille. La pieuvre vivait encore et enroula ses tentacules autour de son poignet. Hippolyte eut un peu de mal à s’en dépêtrer, considéra qu’il ne parviendrait pas à l’admirer et la remit à l’eau. Elle disparut immédiatement. Puis il se lança à son tour dans les eaux bleues du port, au milieu des barques de pêcheurs. Il resta une quinzaine de minutes dans l’eau et lorsque le froid fit sentir sa première morsure, en sortit pour se faire sécher au soleil, assis sur le quai, les pieds pendant. La profondeur de l’eau ne devait pas excéder deux ou trois mètres et on pouvait voir le fond. Il regardait de longs poissons noirs et gris ondoyer à quelque distance de ses pieds, en rêvassant.

Tout-à-coup, une forme étrange passa dans son champ de vision mais Hippolyte n’était pas certain d’avoir vu quelque chose. Il scruta avec plus d’attention mais ne distingua rien. Le jeune homme était tellement absorbé par son observation qu’il ne vit pas qu’une femme s’approcha de lui et s’assit à ses côtés. « Vous l’avez vu, lui dit-elle, je vois que vous l’avez vue. C’est une pieuvre.
– Bonjour, répondit Hippolyte.
– Le bonjour, jeune homme, vous avez vu la pieuvre ? Cette chose que vous cherchez, c’est une pieuvre. »

Hippolyte se sentit immédiatement agacé par cette fâcheuse entrée en matière. De quoi se mêlait cette bonne femme, sale et puante ? Pourquoi le dérangeait-il ? Mais il resta poli et se contenta de quelques oui-oui non-non pour lui signifier qu’elle gênait. La femme ne le comprit pas et continua de parler, expliquant qu’il y avait un grand nombre de pieuvres qui chassaient dans les environs mais qu’il était difficile de les discerner, vu leurs capacités de camouflage. Hippolyte subit une ou deux minutes de cet exposé, qui lui sembla durer des heures et prit congé, au motif qu’il était maintenant sec et qu’il devait retourner à l’hôtel.

« Vous demeurez à l’hôtel, alors ?
– Oui, fit Hippolyte, je suis le cuisinier des ouvriers…
– Ah, mais c’est intéressant. Si vous êtes cuisinier, je passerai vous voir, vous aurez sûrement quelque chose à partager avec une vieille gitane affamée, non ?
– Oui, oui » fit Hippolyte, qui ne savait comment faire pour s’en débarrasser.

En fin de journée, il constata avec soulagement qu’elle n’avait pas honoré sa promesse et qu’elle ne s’était pas présentée. Tant mieux, pensa-t-il, car cette vieille bonne femme ne lui disait rien qui vaille. Au lieu de ça, une bonne journée, vraiment une bonne journée… et les ouvriers qui l’avaient convié à s’asseoir avec eux. Ah oui, vraiment une bonne journée.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (3/5)

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Troisième épisode

Premier repas

C’est peu dire qu’Hippolyte manquait de matériel. Il n’avait à sa disposition qu’un trépied portatif auquel pendait une crémaillère, une grande planche, un grand et un petit couteau, une cuillère en bois, une écumoire, une louche, un chaudron de cuivre et un autre en fonte. Il alla quémander quelques instructions et un peu de matériel supplémentaire auprès de monsieur Flanchet, mais celui-ci se montra comme d’habitude hostile et le chassa lorsqu’il s’approcha de la cuisine.

Hippolyte revint bredouille à ses affaires. Il n’en prit pas ombrage pour autant car il était d’excellente humeur. Il commença par écailler ses poissons et lever les filets. Il les réserva et entreprit de relancer le brasier, ce qui se fit sans difficultés. Dès qu’il en sentit la chaleur, il disposa de l’huile dans le fond du chaudron de cuivre et fit revenir les têtes et les parures des poissons avec des carottes, du fenouil, des oignons et un bouquet garni. Penché au-dessus de sa préparation, il humait les odeurs du bouillon avec délice, se félicitant d’avance du succès qu’il obtiendrait. Au bout d’un quart d’heure de cuisson, il retira le tout du feu, filtra le bouillon et le versa dans le chaudron de fonte.

Ensuite, il reprit le premier chaudron, y remit de l’huile d’olive et lorsque celle-ci avait commencé à s’obscurcir, il y fit revenir les légumes qui lui restaient, détaillés en mirepoix. Il goûta et comme il s’y attendait, il trouva sa préparation fade, car il n’avait pas de sel à disposition. Une nouvelle tentative auprès de monsieur Flanchet n’obtint pas plus de succès et provoqua sa colère. Hippolyte se fit entendre qu’il n’avait qu’à utiliser de l’eau de mer pour ses cochonneries. Ce à quoi il n’avait pas pensé et qu’il prit au mot : il emprunta le bouteillon d’un soldat et descendit lui-même le remplir au port ; ce fut la source d’une demi-heure de pure liberté (et cela sauva le repas).

Hippolyte dilua une partie de l’eau de mer dans le chaudron et lorsqu’il trouva son mélange équilibré, il y ajouta les pommes de terre et les haricots rouges. Une heure plus tard, le repas était prêt.

Pendant ce temps, aidé d’un soldat, Hippolyte avait dressé la grande table sur deux tréteaux. Devant chaque place étaient disposés une large écuelle de bois, une cuillère, un quart de pain de seigle et un oignon qu’il avait pris la peine de peler.

Et maintenant, raide derrière son tablier blanc, Hippolyte regardait son petit monde manger. Les ouvriers s’étaient assis selon le groupe qu’ils formaient au travail, selon les spécialisations et les nationalités. C’était un bon moyen d’établir un premier classement devant la trentaine d’hommes assis tous pareils, un coude posé sur la table, dans l’autre main la cuillère, qui chiquaient avidement leur repas. Hippolyte pensa à Catherine. C’était une vieille cantinière que son père avait ramené dans ses bagages de campagne et qui était restée à son service (elle faisait à manger pour ses livreurs et partageait sa couche depuis Wagram) et dont le plus grand plaisir était de servir à manger aux hommes : elle aurait apprécié le spectacle.

Le repas fini, les hommes se levèrent. Un seul, un italien, eut quelques mots pour Hippolyte. « Beaucoup bon, meilleur, beaucoup bon » avait dit celui-ci. Pour Hippolyte, cela valait tous les sacrements. Il sifflota tout le reste de la journée.

La suite demain, dans un nouvel épisode.