Chapitre neuf : Comme un premier printemps (2/5)

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Deuxième épisode

La Marine

Les deux hommes sortirent de l’hôtel vers les huit heures du matin. Dans le futur vestibule, ils croisèrent les ouvriers occupés à poser le carrelage, qui était un damier noir et blanc, en dalles de marbre. Dans un coin, là où la chape était encore apparente, des hommes s’affairaient à les mettre en place sur un lit de ciment frais, tapotant délicatement pour les ajuster les unes aux autres, avec un délicatesse infinie ; plus loin, de l’autre côté, on s’occupait de les polir. Dejazet qui leur donnait à chacun du monsieur expliqua à Dubois que c’étaient des hommes qui avaient travaillé à Versailles qu’on avait fait venir pour cette raison expresse. Ils ne resteraient pas une fois l’installation finie et rentreraient en France pour s’occuper d’autres ouvrages.

Les deux hommes sortirent et traversèrent la place d’un pas rapide pour rejoindre l’embouchure de la rue de la Marine, qui amorçait la descente vers le port. Beaucoup de monde arpentait les rues et Dubois reconnut le même sentiment d’étrangeté qui l’avait saisi à son arrivée. Il y avait quelque chose d’incongru dans cette foule bigarrée, où chacun semblait mener sa course sans se faire une idée de l’autre : on se frôlait, on se touchait du coude et des épaules mais on ne se regardait pas.

Dubois, lui, regardait tout le monde. Sans se l’avouer, il espérait croiser le regard de Zélie. Avec Dejazet, il obtiendrait quelques instants de répit et d’intimité… mais ce fut en vain qu’il marcha dans les ruelles tortueuses du quartier.

On arriva sur les quais. Une foule nombreuse allait et venait auprès des échoppes. Des femmes tranchaient des morceaux de poisson et sans un regard, les jetaient derrière elles, dans la baie, provoquant l’envol des oiseaux de mer. « Ah, voilà nos pêcheurs, on dirait que la pêche a été bonne » fit Dejazet, pointant à Dubois une grosse barque qui était occupée à s’amarrer et dans laquelle des hommes, les bras croisés, veillaient sur des paniers frétillants.

Les deux hommes attendirent que la marchandise fût débarquée et hissée hors du quai pour s’approcher d’un étal. Il y avait là quatre hommes qui allaient et venaient, disposant les poissons. Dejazet salua fort courtoisement celui qui semblait être le patron et lui dit deux mots en italien. L’homme acquiesça et fit un signe à deux types qui apportèrent des paniers. Ceux-ci débordaient de sardines, de harengs, d’aloses, de rougets aux yeux noirs cerclés d’orange, de bonites ; la plupart vivaient encore.

Dubois ne savait aucune de ces espèces. Il ne connaissait de poissons que ceux des rivières et des étangs de son pays natal, naturellement gras et flasques, poisseux et grisâtres, qui, tirés de l’eau, agonisaient lentement. Ceux d’Alger étaient d’un tempérament différent, comme s’ils étaient plus acharnés à vivre. Ils étaient également plus fermes et anguleux, certains couverts de picots. Sous peine de les voir choir de l’étal, il fallait leur asséner un coup de pique derrière l’ouïe, alors le poisson se raidissait et acceptait dans la mort de prendre la posture figée de l’offrande au client.

Dubois tâta la chair des poissons et fit signe à Dejazet que cela lui convenait. S’ensuit une longue discussion entre Dejazet et le patron pêcheur, à laquelle il ne comprit rien. Enfin, on convint qu’on ferait livrer la marchandise au Grand Hôtel, deux heures plus tard, et l’on se mit en quête de légumes.

L’échoppe des maraîchers était située non loin de là et les deux hommes y furent bientôt. «Hola » fit Dejazet à une grosse dame dont les cheveux étaient couverts d’un châle noir, «hola » répondit-elle en proposant sa marchandise dans un geste d’ouverture, comme si elle les dévoilait. C’étaient, encore couverts d’une terre poussiéreuse, des oignons rouges et blancs, des poivrons de toutes sortes, des aubergines, des carottes, des courgettes, des navets, de l’ail, des haricots, des choux-fleurs, des fenouils, des tomates. Dubois ébloui n’en revenait pas. Il demanda à Dejazet s’il pouvait se faire plaisir et, ayant reçu son autorisation, commanda quelques pièces de chaque sorte.

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (1/5)

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Premier épisode

On se tutoie ?

Dubois tendit la lettre qu’il venait de rédiger et – peut-être pour s’éviter d’avoir à entendre une question indiscrète, peut-être aussi car il se sentait déjà redevable – marmonna à Dejazet que c’était pour sa sœur. Celui-ci prit la missive d’un air indifférent et y posa son cachet de cire. Ensuite, il la confia à un domestique arabe. « La poste, tu portes cela à la poste, c’est compris ?
– Si, si, sidi, la poste. C’est comme tu veux.
– Bien, merci Ali, je compte sur toi. ».

Puis Dejazet se retourna vers Dubois et lui dit : « ici, tout le monde se tutoie, les mauresques ne connaissent pas le vouvoiement, c’est comme cela, ce sont les usages… De sorte que les valets tutoient les maîtres… On s’y fait vite. Bon, nous y allons, maintenant ? À bon pas, nous serons à La Marine dans quelques minutes : c’est l’heure où les pêcheurs reviennent avec leurs prises du matin. Si vous voulez du poisson frais…
– Vous ne me tutoyez pas, moi ? répondit Dubois sur un ton amusé.
– Euh, pardon, je ne savais pas. Je suis votre patron, tout de même. Les gens vont penser… Pas entre Français… Pas en public en tout cas…
– Je comprends, bien entendu.
– Bon, on y va, enfin, je veux dire, tu viens ?
– Allons-y dit Dubois, je te suis. Je vous suis, patron ! »

Dejazet sourit à Dubois, qui le lui rendit : ils s’étaient compris. Le tutoiement n’y changerait rien et n’était affaire que d’apparence. Les deux hommes savaient déjà que leur complicité effacerait en privé leur différence de rang. Depuis leur première rencontre, les deux hommes faisaient entre eux assaut de délicatesse et d’attention. Il n’y avait rien d’affecté ou de caché dans leur posture. Même si un processus de séduction était à l’œuvre, rien à gagner ou à attendre : tout était gratuit, tout était aussi à perdre – de la pure amitié, en somme. De fait, la confiance chaleureuse qui liait les deux hommes se renforçait à chaque contact. Hippolyte pensait que Dejazet avait dû lui aussi se sentir bien isolé et cette pensée le rapprocha encore de lui, qui, bien qu’étant détenu au milieu d’une foule fraternelle, avait ressenti toute la détresse d’une solitude imposée. Rien n’était encore loin, malgré le dépaysement ; il sentait encore la douleur de l’impuissance, de l’humiliation, du manque d’intimité. (Zélie occupait la plupart de ses pensées libres. Il lui venait tout à coup des colères. Alors il serrait les poings, arrondissait les épaules, prenait sa respiration ; il refrénait une envie de crier et s’occupait des autres.)

« C’est à La Marine, c’est cela ?
– Oui, c’est le quartier du port qui s’étend en pointe de la jetée au bas de la ville. Il reste des Arabes mais il y aussi des Français, tout le monde s’y retrouve, c’est très cosmopolite. Il y a beaucoup d’établissements. Il s’y construit beaucoup de nouveaux immeubles… C’est là que monsieur Dorion faisait ses commissions pour les hommes. Je ne l’aimais pas mais il faut reconnaître qu’il connaissait son affaire…
– Mon prédécesseur ?
– En quelque sorte. Il a disparu il y a quelques mois…
– Disparu ?
– C’est une lamentable histoire. Monsieur Dorion avait des fréquentations étranges. On l’a retrouvé mort au pied des fortifications, assassiné. Il paraît que c’est un muletier arabe qui a fait le coup. Il a été arrêté juste après le crime et promis à l’exécution. En tout cas, cela m’a causé bien des problèmes mais maintenant, je ne le regrette plus ! Allez, allons-y de ce pas ! »

Dejazet se dirigea vers la patère, y décrocha un chapeau haut-de-forme, saisit une canne et, comme s’il se parlait à lui-même, dit encore : « bon, mettons notre déguisement… ».

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre neuf : Comme un premier printemps (0/5)

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D’Hippolyte Dubois à sa sœur, depuis Alger

Alger, le 3 mars 1849,

Ma chère sœur,

Tu seras sûrement étonnée de recevoir cette lettre par la voie officielle ! Je suis libre. On m’a donné de l’encre, du papier et l’assurance que tout serait mis en œuvre pour que nous puissions établir une correspondance. Il y a ici plusieurs navires qui partent chaque semaine avec le courrier.

Je suis à Alger, comme tu t’en doutes. Pour le peu que j’ai pu en voir, c’est une très belle place, avec une mer d’un bleu profond comme l’est également le ciel. La ville est comme adossée à la montagne et semble s’ébouler dans la mer. C’est une vision saisissante qui me change de la vue que j’avais depuis les cellules dans lesquelles j’ai passé tant de temps.

Personne ici ne semble s’intéresser à mon passé. Lorsque je suis arrivé, on m’a proposé de servir comme communard, ce que j’ai naturellement accepté. J’ai pour tâche de veiller au manger des ouvriers qui travaillent sur le chantier d’un grand hôtel qui doit s’ouvrir sous peu sur la principale place de la ville. Je t’en dirai plus dans quelques jours mais cela ne me semble pas une tâche insurmontable : ce sont des Marseillais et des Italiens de Nice, ils sont contents quand ils ont le ventre plein. Trois de mes compagnons de cellule, charpentiers, sont également du groupe. Cela me réjouit également car nous nous sommes promis le secours mutuel.

Au lieu de la caserne, je couche maintenant seul dans ce qui sera bientôt la salle de restaurant. M. Dejazet, qui est mon patron, a demandé et obtenu cette faveur en raison du fait que je dois préparer le pain des ouvriers. Il m’a fourni un paravent pour garantir mon intimité. Le matin, je suis réveillé à l’aube par l’appel à la prière des musulmans ; ceci se fait ici à la voix humaine plutôt qu’à la cloche, cinq fois par jour. Ce sont des gens très pieux, il paraît que rien n’est plus important pour eux que de respecter les préceptes de leur religion.

Dès mon réveil, je cours de droite à gauche pour tout mettre en place. Je peux aller où bon me semble et dès aujourd’hui, je vais me rendre au port pour me fournir en poissons. Près de cette place, j’escompte trouver quelques légumes. Il y a beaucoup d’Espagnols et d’Italiens ici ; il paraît qu’ils en produisent d’excellents ; même si je suis peux accoutumé aux légumes méridionaux, j’ai tellement hâte de les découvrir que je m’en fais une fête.

Comme tu vois, je vais bien.

J’espère avoir de tes nouvelles rapidement. Tu m’en donneras de père également. Sait-il où je suis ? J’ai bien l’impression qu’il a joué sa partie dans le sort qui m’est échu. Je ne doute pas que tu sauras jouer de l’affection qu’il te porte pour en savoir davantage !

J’attends de tes nouvelles avec impatience. Tu peux m’écrire à l’adresse du : Grand Hôtel de France à Alger. Cela suffira et le courrier me parviendra. Ô petite sœur adorée, la seule chose qui me manque ici ; c’est de pouvoir te serrer dans les bras et de te faire sentir à quel point tu me manques.

Je t’embrasse du fond du cœur. Porte-toi bien et pense à moi comme je le fais.

Fraternellement, ton frère Hippolyte.