Chapitre huit : un frais souffle d’air (5/5)

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Cinquième épisode

Je pense que c’est le début d’une belle amitié

Dubois demeurait depuis un bon quart d’heure devant le bureau du Procureur-général. On lui avait apporté un siège et proposé de s’asseoir, un gendarme était venu lui porter un verre d’eau coupée au café. « Tiens citoyen, tu peux boire par petites gorgées, le premier ennemi, ici, ce n’est pas le régime, c’est la soif.» Il lui avait souri. C’était la première fois depuis des mois qu’on le traitait en homme.

Dubois était sorti du bureau de Saint-Maur dépité. Il se sentait humilié par le chantage dont il avait été victime. Cependant, cette pensée désagréable s’était vite estompée car il pensait qu’au moins, le sort de ses compagnons s’en trouverait amélioré ; puis il pensa à lui et considéra sa nouvelle situation, également plus avantageuse : il était libre, ce qui suffisait à justifier sa résignation. Il frotta ses chevilles encore endolories par les chaînes qu’on lui avait mises. Une saloperie qui lui fit ressentir une dernière et fugace colère. Tant de choses s’étaient passées depuis bientôt un an et maintenant, une nouvelle vie s’offrait à lui. C’était son père, bien entendu, comme toujours. Et il y avait Zélie aussi, qui l’avait précédée sur cette terre d’Afrique ; il sentit son cœur se gonfler d’amour. Il fit un signe en direction de la fenêtre, à quoi le planton répondit d’un acquiescement de tête. Il s’approcha. On y avait vraiment un belle vue sur la place de la Djenina.

Un homme arriva. C’était un homme du même âge que lui, qui lui serra la main à l’anglaise. Il sentit dans cette poignée la franchise, l’énergie et la modernité ; cela lui plut.

« Je m’appelle Dejazet. Je suis bien aise de vous savoir libre. Permettez-moi de vous dire que je ne suis pour rien dans le marché qui vous a été proposé… » Dejazet fixa Dubois au fond des yeux, il reprit : « Il se trouve que j’avais besoin d’un cuisinier et que je m’en étais ouvert à Monsieur de Saint-Maur. Je vous expliquerai mais sachez déjà que je suis à la tête d’un établissement qui va bientôt ouvrir, ce qui est la principale préoccupation de monsieur le Procureur-général. C’est chez lui une idée fixe. Il a décidé qu’il mettrait tout en œuvre pour m’aider à la réalisation de l’entreprise. Il a l’air comme ça mais ce n’est pas un mauvais homme. Il ne rêve que de cuisine française, vous comprenez… » Quelques secondes passèrent durant lesquelles il se tut. Puis Dejazet pencha la tête vers l’avant, lui reprit la main et continua d’un trait. « Bon, bon, je suis Dejazet, le directeur du futur Grand Hôtel de France à Alger, enchanté. C’est là, regardez, c’est le bâtiment en chantier que vous voyez sur votre gauche. Cela fait près de deux ans que j’y travaille. Ce fut un tue-l’homme mais nous arrivons au terme de l’entreprise.
– Vous voulez que je sois votre cuisinier ?
– Ah non, monsieur Flanchet occupe le poste. C’est un cuisinier renommé. Il a élaboré une carte qui fait frémir monsieur de Saint-Maur d’aise. Cependant l’homme a un caractère… Voilà, pour ne rien vous cacher : il refuse de faire à manger pour les ouvriers du chantier. Il dit que ce n’est pas sa fonction. Avant, je disposais de quelqu’un mais maintenant, plus personne. Les ouvriers se plaignent… Vous savez, ici, la main d’œuvre est précieuse… Enfin, comprenez-moi, je n’ai pas voulu dire qu’en temps normal, je ne me soucierais pas du confort de mes hommes.
– Non, non, fit Dubois.
– Je veux que mes ouvriers aient tout ce qu’ils veulent, dans la limite de mes possibilités, bien entendu. » Puis Dejazet s’approcha de Dubois, qui s’était mis en face de la fenêtre. Les deux hommes étaient côte à côte. D’une voix plus basse, comme s’il échangeait un secret, Dejazet poursuivit. « J’avais posé les conditions à votre embauche… Je vous garantis que vous êtes libre d’aller et venir où bon vous semble, que vous ne serez pas escorté par un gendarme et que vous dormirez à l’hôtel. J’espère vraiment que vous n’aurez pas à regrettez votre décision, vous pouvez compter sur mon aide, citoyen. » Puis, encore plus bas « je suis ton allié, citoyen, ton allié ».

Dubois tourna la tête, lui lança un regard et sourit.

La suite lundi, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : Un frais souffle d’air (4/5)

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Quatrième épisode

Pas un ne bouge

Pas un n’avait bougé. Dubois pas plus qu’un autre. Lorsqu’il avait entendu l’appel de son nom, il s’était raidi dans une posture arrogante et c’était tout. Le préfet fit appeler à nouveau, sans plus de succès. « Il suffit, dit-il, cette mascarade a assez duré. Il faut briser cette volonté de fer, séparez-les ! Que ceux qui ont leur nom cité soient amenés là où on les destinait, quant aux autres, fichez-les à la caserne en attente de les transférer. Les rations sont réduites au minimum, pour tous. Allez ! »

Sans ménagement, Dubois et certains de ses camarades furent tirés du rang. La Marseillaise se fit entendre, sans aucun effet sur les gendarmes que de les rendre plus brutaux. Le jeune homme fut amené devant le militaire à cheval. « Monsieur, lui dit celui-ci, je me nomme Mussé de Lantrac, colonel de l’armée française, j’ai ordre de vous amener à son excellence Monsieur le Procureur-général, qui souhaite s’entretenir avec vous, je vous prierai donc de m’accompagner sans esclandre… À défaut, vous conserverez vos chaînes.
– Il ne peut être question pour moi d’obtempérer répondit Dubois d’une voix peu assurée, les chaînes ne me gênent pas. J’y suis maintenant accoutumé…
– Je vois, fit Lantrac, nous avons affaire à une forte tête, j’aime cela. Eh bien vous autres, emparez-vous de lui. Dépêchons, monsieur le Procureur-général nous attend. »

Quelques minutes plus tard, Dubois fut introduit dans le bureau du Procureur-général. Celui-ci l’accueillit avec bonhomie, s’indigna des chaînes qui entravaient sa marche et les fit enlever. Puis déclara à Dubois que les conditions d’un entretien paisible lui semblaient maintenant réunies.

«  Voyez-vous, poursuivit-il, vous avez bien de la chance : votre père, qui est aussi un glorieux soldat, a su nous présenter la cause de votre conduite sous un jour favorable, si bien que l’autorité que je représente ici pense qu’il est juste de revoir votre condition, pour autant que vous acceptiez le marché que je vais vous proposer, bien entendu… Voyez-vous, jeune homme, tout est à faire ici et les bras manquent. Et quand je dis que tout est à faire, figurez-vous qu’il manque à Alger certaines infrastructures essentielles. Enfin bref, je vais au but : il y a ici un chantier très important qui s’achève et nous avons pensé, vu votre métier, que vous pourriez accepter d’y participer…
– Ai-je le choix ?
– Laissez-moi terminer, jeune homme, je répondrai à toutes vos questions par la suite. Mais avant tout, permettez-moi de vous préciser une chose : je ne suis pas homme à me satisfaire d’un refus. Et vous devez savoir que votre sort dépend de votre réponse, mais également celui de vos compagnons. Me suis-je fait bien comprendre ? Vous n’avez qu’un mot à dire et vous serez rendus à l’armée. Vous serez tous affectés à des travaux de fortifications.. Vous serez bien entendus entravés et, comment dire, eh bien disons que vous aurez tellement faim et soif, vous et vos semblables, qu’une mort rapide vous attend. C’est que voyez-vous, nos ressources sont limitées et nous devons faire des choix dans leur distribution.
– J’ai compris répondit Dubois. Je suis contraint et forcé mais j’accepte.
– Bien, bien, je vois que vous commencez à réfléchir, c’est bien. Je vais faire avertir Monsieur Dejazet que nous disposons à présent d’un futur maître queux. Vous pouvez disposer, jeune homme, je crois que votre père sera satisfait de savoir que vous êtes à présent rendu à la raison… Vous pouvez disposer, vous êtes libre, on viendra vous quérir dans l’antichambre. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.

Chapitre huit : un frais souffle d’air (3/5)

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Troisième épisode

Comme un nouveau départ

D’un coup de sifflet bref, la petite colonne de déportés se mit en marche, en rang par deux, escortée par des gendarmes. Mécanique, elle longea le quai. Une foule épaisse était massée tout le long du parcours, ne s’écartant du passage que sur les ordres des soldats. Des cris s’en échappaient : « allez les gars, vive la révolution » et les prisonniers échangèrent des sourires complices avec leurs partisans. Mais ce qui frappa singulièrement Dubois était la présence des Arabes, dilués dans la foule. Impassibles, ils regardaient la scène comme on voit couler un fleuve ; des femmes masquées et voilées, au port hiératique, participaient à cette étrangeté. Au bout du quai, Dubois avait croisé le regard d’une d’elles, qui avait les yeux d’un bleu si profond qu’ils lui semblèrent violets. Zélie aussi avait le même regard, mais cela ne pouvait être elle. Impossible !

De toutes façons, Dubois ne pouvait y croire, même si son amante lui avait promis qu’elle le suivrait jusqu’au bout du monde, comment aurait-elle pu arriver là, et pour se déguiser de la sorte ? Ce n’était pas le moment de penser au passé : son histoire avec Zélie était morte et enterrée, il fallait passer à quelque chose d’autre ; il était plus sage d’éviter de regarder cette foule et de s’intéresser au décor.

Mais comment ? Dubois n’avait cessé de jeter ses regards vers la ville, en contre-haut. Il n’en voyait quasiment rien, du fait de la disposition particulière du port, qui semblait un étroit ponton disposé latéralement au pied d’une falaise. À deux reprises, il heurta la personne qui se trouvait devant lui, car, regardant ailleurs, il n’avait pas anticipé un des soubresauts du cortège. Il fut ramené à sa triste condition par deux coups de crosse dans le bas des côtes.

Bientôt, on arriva au pied d’un escalier qui montait droit vers la ville. On progressa encore d’une centaine de mètres lorsque la petite colonne s’arrêta définitivement au milieu d’une place. S’y trouvait un civil en bicorne, secondé par un cavalier superbement habillé, lequel était accompagné par une petite escouade de lanciers vêtus à l’orientale, montés sur des petits chevaux blancs. On fit disposer la colonne en demi-cercle autour de l’homme en civil.

« Messieurs, dit-il aux prisonniers, je suis votre préfet… Dans sa générosité, la France vous offre une seconde chance ! Les raisons pour lesquelles vous fûtes condamnés ne me regardent pas et ne vous vaudront jamais ma désapprobation. À vrai dire, le passé m’importe peu… La France compte maintenant trois départements de plus. Tout est à y faire : il n’y a rien ou presque : pas d’administration, pas d’infrastructure, pas ou peu d’habitants, encore moins de Français. En quelque sorte, nous apportons les lumières de la civilisation dans une contrée barbare et dépeuplée. Or pour accomplir cette mission sacrée, il est besoin de certaines compétences. C’est cette cause qui m’amène à vous accueillir ici, en ce jour. Seul le futur m’intéresse ! La grande entreprise qui verra la transformation d’un port barbaresque en une grande cité portuaire, dans cette baie qui est le sourire de l’Afrique ! Ah, mes amis, voici ce que je vous propose : de participer à ce grand chantier. Donc, monsieur le commissaire ici présent va procéder à l’appel de vos noms. Lorsque vous entendez le vôtre, vous vous dirigerez vers la direction qu’on vous signale. Là, on vous indiquera la tâche qui sera vôtre : maçonnerie, charpente, je crois que nous avons même un futur chef-coq dans notre compagnie ! Il va sans dire que nous apprécierons chaque manifestation de bonne volonté et qu’à l’inverse… enfin, nous nous sommes bien compris. »

La suite demain, dans un nouvel épisode.