Chapitre quatre : La Société Coloniale d’Alger (0/5)

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Dans le Moniteur algérien, journal officiel de la colonie, 13 mars 1835, numéro 163, quatrième année

Le prince Pukler Muskaw (…) vient de faire une excursion dont les détails remplis d’intérêt sont propres à répandre un nouveau jour sur les mœurs et le caractère des Arabes.

Personne depuis l’occupation n’avait encore pénétré aussi avant dans les terres, et l’on voit avec surprise trois Européens s’avancer, presque sans escorte, au milieu de tribus que l’on supposait plus ou moins hostiles, et en recevoir l’accueil le plus hospitalier. Cette excursion peut contribuer à rectifier nos idées sur un peuple que l’on est disposé à se représenter comme essentiellement vénal, sans aucun sentiment de moralité et de dignité individuelle. (…)

Le 27 février, le Prince, M. Habaïby et M. Haukman, major au service Belge partirent d’Alger sous l’escorte de quatre Arabes. Ils traversèrent la Mitidja, en se dirigeant vers la tribu de Beni-Moussa qui occupe une partie de la plaine vers son centre et s’étend sur les pentes du Petit-Atlas. Partout leurs regards furent frappés de l’énergie d’une végétation libre, sauvage mais vigoureuse, qui annonce tout ce que l’intelligence de l’homme laborieux peut attendre de ce sol lorsqu’il l’aura fécondé par ses travaux et que les marais qui couvrent certaines parties de ses surfaces auront été desséchés. Vers le soir ils arrivèrent chez le caïd de la tribu qui leur offrit l’hospitalité. Après un repas modeste mais offert avec cordialité, il les conduisit sous un gourbi (chaumière en torchis couverte de paille) dans lequel on avait étendu des nattes et des tapis, pour y passer la nuit.

Le lendemain, ils parcoururent la plaine jusques aux premières rampes de l’Atlas et ils virent avec surprise que tout le territoire qui se prolonge à la base des montagnes est partout cultivé en céréales. Un beau Haoutch (ferme) situé dans la plaine et appartenant à un turc de Belida, fixa leur attention ; les jardins étaient plantés de superbes orangers dont les fermiers s’empressèrent de leur présenter les fruits.

Arrivés à midi à Hadrah, ils y furent reçus par les Arabes qui les attendaient avec un déjeuné de couscoussou ; ce repas fut pris sur le gazon au pied de quelques beaux arbres qui couvraient de leur ombrage les cabanes voisines Ils s’arrêtèrent ensuite au marché de la tribu désigné sous le nom de Souk-el Arbah (marché du mardi). C’est une campagne isolée, où les Arabes se réunissent toutes les semaines pour faire leurs échanges : ce lieu est remarquable par sa belle végétation, par son ruisseau limpide et par trois magnifiques palmiers qui s’élancent d’une même souche.

Le caïd de Kachna était venu au devant des voyageurs, jusques à Hadrah, avec quatre hommes qui devaient les accompagner ; ils parcoururent le territoire de cette tribu et ayant été surpris par une forte pluie ils arrivèrent tard sous le gourbi que le caïd avait fait disposer pour les recevoir.

On servit un souper splendide dont on sera peut-être bien aise de connaitre le menu. Le repas se composait de couscoussou, de pilau au mouton, de poulets rôtis, de dolmen (choux farcis avec du riz et des viandes hachées), des œufs en quantité, une espèce de ragoût de mouton avec des amendes, des marrons, et du sucre, du pain arabe, des crèpes ou galettes cuites à la poèle, enfin un plat de viandes préparées avec des œufs, du lait, des artichauts et du jus de citron ; nos voyageurs ne furent point fâchés de faire connaissance avec ce dernier mets, qu’ils trouvèrent délicieux. L’on voit que les Grimod de la Reynie, les Brillat-Savarin ont des émules au pied de l’Atlas.

Ce repas tout magnifique qu’il était, eut paru à nos Européens par trop patriarchal, s’il eut été arrosé de l’eau limpide des ruisseaux ; mais le prince y avait prudemment pourvu ; ses cantines chargées sur deux mulets étaient remplies de vin de Bordeaux et de Champagne ; ils ne manquèrent pas pendant tout le voyage ; les Arabes en goutèrent sans trop se faire prier, l’on but à la santé du Gouverneur et le caïd de Beni-Moussa daigna en accepter deux bouteilles. C’est toujours un commencement de civilisation.

Le lendemain l’on fut visiter l’emplacement du marché de la tribu de Kachna qui se tient dans un lieu nommé Souk-el-Jema (marché du vendredi) au pied de l’Atlas et dans une belle situation.

L’on se dirigea ensuite, à travers le Petit-Atlas, vers le mont Hammal, le plus élevé de toute la chaîne d’après les Arabes. C’est cette montagne que l’on voit d’Alger dominer toutes les autres crètes vers le sud-est.

Cette partie de l’Atlas couverte de cultures, de villages, de hameaux répandus dans les vallées et sur les flancs des montagnes, offre des aspects enchanteurs ; en contemplant cette belle contrée, en songeant à l’hospitalité de ses habitans, l’on ne peut s’empêcher de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vertus, que cette terre eut sa période de gloire, qu’elle rappèle de beaux noms et d’illustres souvenirs et que si sa grandeur passée n’existe plus elle peut renaître sous un gouvernement habile qui saurait lui préparer de nouvelles destinées.

(…) Une vallée dont la beauté surpasse tout ce que les voyageurs avaient vu jusqu’alors, s’étend du pied de l’Atlas jusques vers le rivage de la mer dans une étendue de trois lieues de long sur trois quarts de lieue de large. Une végétation brillante d’éclat et de fraîcheur couvre partout un sol heureusement accidenté, et sur lequel on voit errer de toutes parts de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, etc.

Le lion, la panthère, le chacal, sont assez communs dans cette partie de l’Atlas ;ils causent souvent de grands ravages parmi les troupeaux. Cachés le jour dans les interstices des rochers, ils en sortent la nuit pour s’élancer sur leur proie. Les habitants ne redoutent nullement ces animaux qui fuient la présence de l’homme ; ils leur font une guerre continuelle et ordinairement à l’affut. Leurs riches fourrures offrent, en quelque sorte, une compensation des dégâts qu’ils occasionnent.

Il y a une quantité immense de ramiers ; le gibier est dans une prodigieuse abondance. Les perdreaux, les lièvres forment une partie de la nourriture des habitans.

Le pays est généralement peu boisé ; l’on voit cependant beaucoup de palmiers, d’oliviers, d’arbousiers, etc. Les aloës et les cactus sont sur leur sol natal ; ils servent ordinairement à clore les héritages.

(…) Les voyageurs couchèrent près de la Rassouta chez un Cheïk arabe, ancien palfrenier en chef de la ferme du Dey ; ces fonctions de palfrenier n’avaient rien de dégradant, elles étaient au contraire très honorables et très lucratives. Ce Cheïk est un homme très remarquable ; ses manières solennelles, son maintien grave, son geste dramatique sont en parfaite harmonie avec sa taille élevée et noblement drapée du bournous, sa physionomie caractéristique, sa barbe noire ; tout cet ensemble en impose et ce grand air de dignité le suit partout, ce n’est que par un geste qu’il donne ses gestes à ses gens.

Il désigna au Prince un Gourbi qui avait été divisé en deux parties, l’une pour les hommes et l’autre pour les chevaux ; la première fut selon l’usage couverte de nattes et de tapis et le Cheïk après avoir fait servir un excellent repas à ses hôtes vint partager leur logement où il passa la nuit avec eux.

Le lendemain, l’on se rendit à la Maison-Carrée à travers les ronces qui couvrent le sol, et de là au fort de l’Eau garfé par Ben-Zegri avec ses arabes de la tribu des Harribi : il loge au fort qui est bien entretenu. Les indigènes habitent aux environs sous des tentes de poil de chameau ; ce fut le seul endroit de la route ou les voyageurs aperçurent des femmes arabes.

Enfin après une absence de sept jours, passés au milieu des Arabes, ils rentrèrent à Alger le 7 mars.

Al. D.

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (5/5)

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Cinquième épisode

Dans les baraques

Avant même que le bateau eut fini d’accoster, Pujols en descendit en trois bonds. L’âge n’avait pas encore entamé sa robuste constitution et il effectua sa réception d’un jarret assuré. Carles, qui le secondait en toutes occasions, l’attendait comme prévu sur le quai. Les deux hommes se saluèrent d’une cordiale accolade, échangèrent quelques mots et prirent chacun une direction différente.

Carles se dirigea vers le bateau et, au fur et à mesure que les émigrants en descendaient, les fit s’attrouper un peu à l’écart. Quand tous furent descendus, il leur expliqua qu’il s’agissait en premier lieu de les amener aux baraquements. Là, on leur donnerait le gîte, une collation et ils pourraient commencer à chercher du travail. On cherchait des pêcheurs, des maraîchers, des manœuvres habiles à manier la pelle et la brouette, enfin des maçons et des tailleurs de pierre ; les femmes s’occuperaient des tâches domestiques.

Quant à Pujols, visiblement très contrarié par la conversation, il prit directement le chemin de la porte Bab Azoun. Carles venait de lui annoncer que les instructions qu’il avait laissées à son départ n’avaient pas été scrupuleusement suivies. C’était une entorse à son autorité qu’il ne pouvait tolérer. Cependant, lorsqu’il eut franchi la porte qui donnait hors les remparts, il composa une tête avenante et un sourire de façade : il était maintenant dans son royaume et, en bon monarque, se devait d’accueillir avec bonhomie les marques de déférence qu’on lui accordait. Partout les gens le voyaient, le saluaient, venaient lui toucher les mains. D’un air affable, il prenait des nouvelles, donnait des instructions, il semblait connaître et être connu de tout le monde.

Quelques minutes plus tard, secondé par deux colosses qui étaient restés debout derrière lui, il était assis à la table de sa baraque lorsque six jeunes types y entrèrent, l’air contrit. Le Senyor Pujols leur demanda d’une voix sèche lequel d’entre eux avait convaincu les autres de travailler pour La Gouse. Comme aucun ne répondait, il reposa la question en haussant le ton. Il vit un doigt qui désignait le plus petit d’entre eux, un type de Figuières dont la tête ne lui était jamais revenue. « C’est mon droit, balbutia le petit homme, c’était mon droit. On a le droit de travailler pour qui on veut ! On nous a dit qu’on aurait double paye. »

Pujols regarda l’homme dans le blanc des yeux et se leva de sa chaise. « Des droits ? Le droit de quoi d’abord ? Le droit d’accepter n’importe quel travail, à n’importe quel prix ? Le droit de rompre les principes de solidarité ? Le droit de se faire exploiter ?  » Tout à coup, Pujols se mit à hurler. « J’avais donné des instructions, dix sur le chantier, maximum. Si ce clampin de Français voulait des bras, il devait venir ici, et négocier ! Double paye, la belle affaire, c’est trois fois plus que je voulais demander ! Pour vous ! C’est pour cette raison que je suis parti, pour le faire patienter un peu, qu’il soit mûr ! Et vous, oiseaux sans cervelles, vous foutez tout par terre. Vous étiez prévenus ! Alors vous cinq, vous disparaissez, avec vos familles, vos frusques, votre bêtise… Vous ne me devez rien mais je ne veux plus vous voir ! Il y a de la place à Bab-el-Oued pour des balourds de votre genre. Quant à toi, Salvador, tu connaissais le tarif ! Maintenant, vous cinq, foutez le camp, dégagez avec vos greluches et votre marmaille, dehors ! »

Les cinq hommes déguerpirent sans demander leur reste. Ne restaient plus maintenant dans la baraque que Pujols, ses deux sbires et le petit homme qui tripotait nerveusement sa casquette en velours. Pujols se dirigea vers la porte, passant si près de lui qu’il manqua de l’effleurer. L’homme fit un petit geste de recul, épouvanté. Pujols s’arrêta sur le seuil et se retourna. « Vous lui cassez les deux bras, dit-il à ses lieutenants, puis vous me foutez ça dans la première barque, débarquez-moi ça à Oran, je ne veux plus en entendre parler. Et vous vous arrangez pour que ce Dejazet sache que je suis revenu. Qu’il vienne ici, on va pouvoir causer affaires. »

La suite lundi, dans un nouveau chapitre.   

Chapitre trois : Ce que l’on peut avec ce que l’on a (4/5)

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Quatrième épisode

alger, destination finale

Le lendemain, Louis Pujols commença le ramassage. Dans le sens inverse de sa tournée promotionnelle, il s’arrêta à nouveau dans quelques uns des petits ports de la côte catalane. C’était une activité qu’il avait toujours détestée et qu’il effectuait le visage fermé. Lui qui ne s’était jamais senti d’aucun lieu, il ne comprenait pas l’attachement viscéral que les paysans éprouvaient pour leur terre de misère. Il voyait monter les passagers sans mot dire, comme si la gravité de la situation les condamnait au silence. Les bagages, fort maigres au demeurant, passaient de main en main et finissaient sous les menuiseries de la proue et de la poupe. Lorsque ces espaces furent pleins, les gens s’assirent sur leurs paquets.

Comme de coutume, l’ambiance fut morne. La plupart des exilés volontaires cachaient mal leur désarroi, certains pleuraient, d’autres, le menton posé sur leurs mains en coupelle, regardaient s’éloigner les côtes ibériques sans dire un mot. Personne ne l’eût sans doute toléré, d’ailleurs, même les quelques enfants restaient silencieux. Le soleil tapait dur et les boissons étaient rationnées, ce qui ajouta à l’inconfort. Chaque mouvement provoquait une onde parmi tous les passagers, tant les pauvres gens manquaient d’espace. Bientôt; lorsque certains d’entre eux durent faire leurs besoins ou furent malades, la promiscuité devint plus gênante encore.

Enfin, après de très longues heures de navigation, l’île de Minorque apparut aux voyageurs. C’est là, à Port-Mahon, que les malheureux changèrent d’embarcation et montèrent dans une grosse barque de pêche. D’autres migrants les y attendaient. Ce bateau était infiniment moins rapide et élégant que le cotre de Pujols, mais convenait mieux pour la traversée de la Méditerranée occidentale. L’atmosphère générale s’adoucit un peu.

On entama la traversée au crépuscule. Pour une mission dont il ne dit rien, Pujols laissa le cotre aux mains de son complice et monta également à bord. Le capitaine lui céda l’usage de sa propre cabine, presque entièrement invisible sous le mât principal, et s’en alla coucher sur le pont, au milieu des émigrants. Pour la première fois depuis longtemps, Pujols dormit du sommeil du juste. Libéré de ses attaches, il dérivait au gré de courants oniriques. Dans sa cabine, ce n’était pas le grincement des gréements qui accompagnaient ses rêves paisibles, mais bien le crépitement du brasier qu’il avait laissé derrière lui, au pays de son enfance.

Après une journée et une nuit en mer, le matin du deuxième jour, une ligne verte vint barrer l’horizon bleu, on se passa le mot qu’il s’agissait des montagnes d’Algérie ; l’heure était à l’espérance. Certains des passagers s’agenouillèrent et, ayant joint les mains, s’abîmèrent dans de longues et silencieuses prières. Rien n’énervait plus Pujols que ce genre de simagrées, qui lui rappelaient sa mère.

La suite demain, dans le prochain épisode